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Stratégie de l’Europe des régions (printemps 1974)a b

Évolution des motifs d’union

Il y a peut-être encore en Laponie, sur les bords de la Tamise, ou même dans quelques coins reculés de la Suisse, des gens à peu près vierges de toute information sur les réalités du xxe siècle, qui ne savent pas qu’il faut faire l’Europe, ou qui n’ont pas très bien compris pourquoi. Je ne sais, on me dit qu’il y en a. Ce qui est certain, c’est qu’ils n’ont plus d’excuse en 1971. Et ce n’est pas pour eux, qui ne sont pas ici, mais dans le seul souci de bien préciser mon point de départ que je rappellerai tout d’abord, dans l’ordre chronologique de leur apparition et de leur prise de conscience par les Européens, les motifs principaux qui nous ont amenés à l’idée d’union de l’Europe, et qui nous contraignent maintenant à réussir cette union, au plus tard, dans les dix à quinze ans qui viennent.

 

1er motif. — En 1946, tout le monde voyait très bien qu’il fallait faire l’Europe pour empêcher le retour des guerres entre nos soi-disant « grandes puissances ». La CECA puis la CEE ont permis à la France et à l’Allemagne de lier leurs intérêts au moins industriels — et voilà la principale cause des guerres européennes, depuis deux siècles, éliminée. Mais ce premier succès ne suffisait pas : il était négatif, en quelque sorte.

 

2e motif. — Il fallait faire l’Europe dans les années 1950 pour relever ses ruines, restaurer son industrie, son commerce et sa technologie. Il fallait unir à cette fin nos maigres forces nationales. C’est ainsi que l’OECE (organisation correspondant au plan Marshall), puis le Marché commun, l’Euratom, le CERN ont pourvu au plus urgent. Ces organismes ont ouvert la voie à des accords [p. 4] commerciaux et monétaires, lesquels devaient conduire à une politique économique commune à tous nos pays, et pas seulement à ceux de la CEE d’ici 1980.

 

3e motif. — Mais à peine mis en place les instruments capables de résoudre virtuellement ces problèmes économiques et commerciaux, on a vu que cela ne suffisait pas. Restaurer l’industrie, augmenter la productivité, animer le commerce mondial, très bien, c’était indispensable. L’URSS le faisait aussi, les USA servant de modèle. Or, à peine fait, ou mis en train, on s’est aperçu que tout cela posait aussitôt des problèmes encore plus difficiles. Le succès même de l’effort industriel provoquait les effets suivants :

— explosion démographique et urbanisation galopante,

— pollution, maladies de l’air, des eaux, des sols, catastrophes écologiques, famines continentales,

— accroissement rapide de l’écart entre le niveau de vie dans le tiers-monde et le niveau de vie occidental,

— exploitation des ressources terrestres en progression vertigineuse vers l’épuisement définitif dans des délais variant de trente à cent ans.

Quatre grands sujets d’inquiétude sourde dans les masses, d’angoisse mondiale dans les élites techniciennes, et c’est peu dire, car il s’agit en vérité de quatre causes virtuelles d’apocalypse du genre humain dans un délai relativement bref.

L’explosion démographique est la moins sensible dans les pays les plus développés : la Suisse avait 1 700 000 habitants en 1817. Elle n’a doublé qu’en 1902 (c’est-à-dire en quatre-vingt-cinq ans), et elle aura doublé encore vers 1987 en quatre-vingt-cinq ans de nouveau, alors que l’humanité dans son ensemble doublera désormais, selon les démographes, tous les trente ans, de telle sorte qu’elle comptera, si cela continue, 7 milliards en 2000, 8000 milliards en 2350, puis trois hommes au mètre carré vers 2500. Vingt ans plus tard, il se touchent tous, et là s’arrêtent forcément mes calculs… Comme le disait un savant expert en alimentation synthétique : « On pourra nourrir tout le monde, mais il faudra manger debout ! »

[p. 5] Seulement, il n’est pas du tout sûr que l’humanité survivra jusque-là. En effet, l’accroissement de la production industrielle, qui permet cette prolifération délirante de l’homme sur la terre, entraînera l’accroissement de la pollution de nos cités, de nos fleuves, de nos mers et de nos dernières forêts, tant qu’il y aura du pétrole dans les moteurs. Et puis quand nous en aurons assez de respirer ou de manger des poisons, certains seront tentés par l’exportation de nos industries, donc de la pollution industrielle, dans le tiers-monde, où il y a encore des espaces libres et où l’on s’imagine qu’on pourra faire l’économie de très coûteuses mesures de lutte contre les fumées, le bruit, les radiations, les névroses collectives, la criminalité endémique et autres inconvénients du progrès occidental. Mais cette néo-colonisation provoquera des réactions brutales. L’écart entre le tiers-monde et l’Occident deviendra insupportable, puis engendrera des violences inouïes. Avec une population quatre fois supérieure à celle des pays industrialisés, le tiers-monde — il faut oser le dire ! — n’a aucune possibilité matérielle de rejoindre jamais notre niveau de vie (matériel). Pour y arriver, en effet, on a calculé qu’il faudrait multiplier l’exploitation des ressources naturelles, et donc aussi la pollution, par 200, ce qui est matériellement impossible. En effet, les ressources naturelles ne sont pas du tout inépuisables comme tous les hommes l’ont cru naïvement jusqu’à nous : le charbon, le pétrole et les métaux non ferreux s’épuisent d’une manière calculable. Selon certains experts, même si l’on découvre dans les déserts et les mers le double du pétrole qu’on exploite aujourd’hui, avec l’augmentation de la population et de la consommation, tout le pétrole de la terre semble devoir être brûlé d’ici trente ans selon les uns, quatre-vingts ans selon les autres. On trouvera autre chose, pensez-vous ? Voire ! L’épuisement des forêts et des océans, c’est ce qui menace l’ensemble de l’humanité. Tout cela peut vous sembler délirant ou simplement farfelu. Mais tout cela est impitoyablement calculé par les écologistes américains, soviétiques et européens.

Pour la première fois dans l’histoire, l’homme se voit contraint de choisir librement son avenir et de décider aujourd’hui les conditions [p. 6] de survie du genre humain. Dans ce domaine, l’acte politique par excellence, qui consiste à traduire les finalités d’une société en mesures publiques bien calculées, revient purement et simplement à décider la hiérarchie des sacrifices nécessaires : faut-il réduire la natalité ? ou les investissements ? ou la pollution ? ou l’exploitation des ressources naturelles ? ou le niveau de vie matériel ? En tous les cas il faut réduire quelque chose. Or, les écologistes ont constaté que réduire telle ou telle variable isolément — la pollution, ou la natalité, par exemple — ne peut au mieux que différer de vingt à trente ans, et au pire risque de rapprocher l’échéance fatale. Les calculs prévisionnels que le MIT a soumis au Congrès américain dès 1970 (rapport du Prof. J. W. Forrester)1 concluent que le seul espoir est dans une réduction allant de 20 % à 75 % selon qu’il s’agit de la consommation, des investissements, du taux de natalité, de la pollution, et surtout du pillage des ressources naturelles.

Voilà qui ne peut se décider dans la rue, dans ce « discours révolutionnaire » dont les barricades de Mai 68 ont été comme les signes flamboyants.

Voilà qui suppose un certain nombre de décisions drastiques, de sacrifices à imposer si l’on veut que notre espèce tout simplement survive. Et alors, la question qui vient immédiatement aux lèvres est celle-ci : Qui pourra prendre ces décisions et les imposer ?

Un gouvernement mondial ? Il n’existe pas et n’existera pas en temps utile.

Mais observons que presque tout le mal vient de l’Occident — USA, Europe, URSS, à quoi s’ajoute le Japon : ces quatre parties du monde produisent la plus grande part des investissements, des biens de consommation, et de la pollution.

[p. 7] Si l’Occident pouvait imposer la politique de réduction simultanée des facteurs de croissance dans les deux décennies qui viennent, l’essentiel serait obtenu, les destins pourraient être renversés. Mais que voyons-nous ? Les USA ont un gouvernement. Nixon a décidé que les autos ne pollueront plus l’air des villes en 1975, et ce sera fait. L’URSS, le Japon, ont un gouvernement capable d’imposer des mesures comparables. Mais l’Europe ? L’Europe seule, cœur de l’Occident, origine de tout le bien et de presque tout le mal qu’entraîne la civilisation industrielle, l’Europe divisée, sans pouvoir fédéral, est incapable de s’imposer la moindre politique d’ensemble.

Et voilà bien, n’est-ce pas, un motif formidable, écrasant même, d’unir enfin en une puissante fédération les 480 millions d’Européens qui vivent aujourd’hui divisés en 25 nations à peu près souveraines, une à une, parfaitement impuissantes au total.

 

4e motif. — Mais il y a plus. Il y a quelque chose qui est peut-être plus effrayant que les prévisions apocalyptiques des écologistes, quelque chose qui est là parmi nous, bel et bien là, et qui est la Question du siècle, une question pure, béante, qui se posait du temps de ma jeunesse à quelques-uns, et qui a subitement éclaté dans les universités de tout l’Occident et dans les rues de toutes nos grandes villes au mois de mai 1968 : — Que faisons-nous là ? Quel est le sens de ma vie dans cette société qui n’en est pas une, puisqu’elle n’est plus une communauté ? Que vaut son fameux niveau de vie ? Vers quoi nous conduit-elle ? Elle ne le sait pas elle-même. Cette question, et surtout qu’elle demeure sans réponse, voilà qui devrait nous effrayer vraiment, parce que cela nous laisse béant sur le néant, laisse des millions de jeunes — et d’autres ! — dans l’angoisse et l’irresponsabilité forcée, livrés au vertige des idéologies sans point d’appui, dans le sentiment que la cité, l’énorme nation sans structures où il se voient perdus, n’est pas leur affaire, ne peut que les briser, et les oblige à s’évader dans la drogue, dans la révolution verbale des minorités vociférantes, ou dans l’imbécilité civique des majorités silencieuses.

[p. 8] Il est normal qu’un jeune homme d’aujourd’hui se demande à quoi tout cela rime et qu’il le crie même dans la rue ; il est anormal qu’on ne lui réponde que par des coups de matraque. Il est normal qu’il juge sévèrement la société matérialiste et qu’il dénonce son anarchie profonde, mal quadrillée par la police ; il est anormal que ce soit lui qui se voie traité de « fauteur de désordres ». Car le désordre le plus profond, c’est celui qui est au cœur de cette société matérialiste, dont le seul principe absolu est le profit, calculé en argent. Le jeune homme rêve de la renverser, et il se trompe d’une manière pathétique, parce qu’on ne peut renverser ce qui ne tient pas debout — ce qui n’a pas de principe de cohésion interne. Pas grand-chose à détruire dans notre société ! Il faut créer une société nouvelle, qui offre un sens et qui permette à la personne de se construire, d’agir, de se manifester dans une communauté vivante.

Cette crise morale affecte l’Occident tout entier, et par lui toutes les races de la terre qui copient notre civilisation industrielle scientifico-technique, quantitative. Mais elle est née de l’Europe, de ses systèmes de valeurs et de leurs conflits. Elle est née aussi des guerres dans lesquelles nous avons entraîné toute la planète, et ces guerres sont nées de nos nationalismes, et c’est à nous, Européens, qu’il revient d’inventer les anticorps de ce virus dont nous avons infecté la terre entière. Dernière et peut-être suprême raison de faire l’Europe.

Le problème de l’Europe aujourd’hui résume ainsi tous les problèmes de notre société, et les repose. Vous voyez qu’il déborde largement et qu’il balaie — impatiemment — nos petites catégories politiciennes de gauche et de droite, et les intrigues dérisoires (mais si sérieuses !) de nos ministres qui s’épuisent en « marathons » dont l’objet se réduit parfois à rogner 1/2 % sur les droits de vente de la betterave ou du navet communautaire…

Et pourtant, rien ne bouge : pourquoi ?

Mais s’il en est ainsi des motifs de l’union, s’ils sont aussi nombreux, aussi peu contestés, aussi écrasants d’évidence, si tout pousse à l’union, pourquoi n’est-elle pas faite ?

[p. 9] Que personne ne me dise qu’elle n’intéresse pas les peuples ou qu’ils s’y opposent : tous les derniers sondages opérés dans les pays du Marché commun ont prouvé que 65 % des Européens dans leur ensemble souhaitent l’union, et que de ces 65 %, les trois-quarts, soit 75 % exactement, sont des jeunes de 18 à 35 ans. (Comme disait Louis Armand : « Il meurt tous les jours plus d’anti-Européens qu’il n’en naît. »)

Si l’Europe n’est pas faite, malgré tout, il doit y avoir à cela une grande et grave raison, un très puissant barrage dans nos esprits, si énorme que nous ne le voyons plus. Plus de vingt-cinq ans de luttes fédéralistes m’ont confirmé au-delà du nécessaire dans la conviction que cet obstacle n’est autre que l’État-nation, la religion de l’État-nation et sa souveraineté absolue.

L’État-nation, tel que le définissait dès 1932 le groupe personnaliste de L’Ordre nouveau — et le terme est aujourd’hui très généralement adopté — c’est la mainmise administrative, militaire et fiscale d’un appareil étatique centralisé sur un groupe de peuples unifiés par la force, dotés d’une mystique belliqueuse, et dès lors baptisés la nation.

Si l’on veut faire l’Europe, que tout ordonne de faire, il faut défaire et dépasser l’État-nation, dans nos mentalités et dans les faits.

À partir de là, tout s’enchaîne avec une logique simple et implacable, dont je vais dire maintenant les principales articulations.

Nous sommes partis du mauvais pied quand, au premier Congrès de l’Europe, à La Haye en 1948, nous avons accepté, nous les fédéralistes, un compromis que nous voulions purement tactique avec les grands hommes politiques groupés autour du prestigieux Winston Churchill. Nous avons cru que, dans un premier stade, il serait possible de fonder « une sorte de confédération » comme disait Churchill à Zurich, sur la base des États-nations souverains — et qu’ensuite on irait plus loin.

Or nous n’avons pas progressé d’un pas dans le sens d’une vraie fédération. Et pourquoi ? Parce qu’on ne peut pas fonder l’union sur les obstacles par excellence à toute union.

[p. 10] Faire l’Europe des États-nations, l’Europe des patries ou l’Europe des États, c’est ce que l’on nomme en logique un « énoncé contradictoire ». Comme on le voit en remplaçant chaque terme par sa définition. L’union des États-nations, ce serait une amicale des misanthropes. Cela peut s’écrire, non se faire. Car ou bien vous faites une amicale, mais vous n’êtes plus des misanthropes. Ou bien vous restez misanthropes, et alors toute possibilité d’amicale est exclue.

Quand les ministres et chefs d’État des « Puissances » européennes — comme elles se nomment encore sans rire — multiplient les promesses d’union, prudentes sans doute, mais d’union quand même, ils se moquent de nous : ils savent très bien qu’ils ne pourront jamais tenir ces promesses, et qu’ils n’en ont ni l’intention ni le pouvoir.

La « souveraineté nationale absolue » dont ils se réclament toutes les fois qu’il s’agit de refuser quelque mesure d’union n’est plus qu’un mythe. On l’a vu lors de la guerre de Suez : un froncement de sourcils du président américain et un grognement du dictateur russe ont contraint les gouvernements de la France et de la Grande-Bretagne à stopper leur guerre, c’est-à-dire à rendre manifeste le fait que leurs pays n’étaient plus « souverains ».

Ce mythe n’a plus d’autre existence que négative. En son nom l’on peut refuser, mais on ne peut rien bâtir, rien payer, rien unir et rien créer. On ne peut rien animer, si l’on peut tout bloquer…

Si donc on veut unir l’Europe, il faut partir d’autre chose que des obstacles à toute union, d’un autre plan que celui-là, justement, où le problème se révèle insoluble. Il faut partir des réalités en train de se faire. Et nous voyons qu’elles sont d’une part continentales, bien au-delà des nations, d’autre part locales et régionales, bien en deçà des nations.

Voilà qui explique le paradoxe apparent que j’ai l’air de soutenir en préconisant à la fois de petites régions et de grandes unions.

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Position du problème régional

Claude Lévi-Strauss écrivait récemment : « On peut se demander si nos sociétés qui deviennent de plus en plus énormes et pareilles les unes aux autres ne tendent pas à recréer dans leur propre sein des différences situées sur d’autres axes que ceux où se développent les similarités. »

Cette suggestion rejoint les conclusions que j’ai tirées pour ma part, depuis plusieurs années, d’une analyse des motifs extrêmement divers en apparence, qui ont amené la plupart des pays européens à poser le problème régional. Que ces motifs soient de nature ethnique ou économique, linguistique ou géographique, traditionnelle ou prospective, ce qui est frappant, c’est qu’ils jouent tous dans le même sens. De leur ensemble hétéroclite se dégage une loi générale : à l’excessive distension répondent quasi mécaniquement la fragmentation, les coagulations locales ; à la vertigineuse uniformisation de collectivités agrandies hors de toutes prises de l’individu, la différenciation sécurisante de petites communautés restructurées ; et à la notion de frontières bornées, celle de foyers librement rayonnants.

L’État-nation qui règne seul, depuis un siècle, sur la science de ses professeurs et la croyance de ses sujets, par l’entremise des manuels scolaires, n’est en fait qu’une forme politique récente, et cette forme se révèle déjà inadéquate, à la fois trop petite et trop grande par rapport aux réalités du monde actuel. Voilà le thème central de la critique fédéraliste de l’État-nation.

L’État-nation qui se prétend souverain absolu est manifestement trop petit pour jouer un rôle réel à l’échelle planétaire. Aucun ne peut plus assurer seul sa défense militaire et sa prospérité, son équipement technologique et une aide effective au tiers-monde, la prévention des guerres nucléaires et des catastrophes écologiques. Le seul remède aux trop petites dimensions, il faut le voir dans la création d’agences fédérales européennes, qui seraient compétentes partout où les tâches se révéleraient d’échelle continentale — et là, seulement. De telles agences existent déjà : CERN à Genève pour [p. 12] les recherches nucléaires, la CEE à Bruxelles pour l’économie. Il est bien évident qu’il faut en créer d’autres, pour l’énergie, pour les transports, pour l’écologie du continent, etc.

D’autre part, l’État-nation de type centralisé, imposant les mêmes limites territoriales à des réalités aussi hétéroclites que la langue parlée à la surface du sol et le minerai du sous-sol, l’économie moderne et le territoire hérité des ancêtres, les souvenirs collectifs et les espoirs individuels — ce carcan militaire, idéologique et douanier, qui a moins d’un siècle d’âge en moyenne, n’est plus capable d’assurer la prospérité des provinces et d’y permettre une vie civique digne du nom, une participation réelle.

Ainsi : l’État-nation trop petit appelle la fédération continentale ; trop grand, il appelle les régions. Ces deux tendances, loin de se contredire, se commandent mutuellement dans le monde d’aujourd’hui, à la fois planétaire et local, c’est-à-dire plus universel et plus particulier que celui des nations modèle xixe siècle.

On nous a appris que les frontières dites « historiques » étaient aussi « naturelles », en changeant la nature des preuves selon les cas : ainsi le Rhin divise, mais le Rhône unit ! Or à mesure que ces frontières se dévalorisent, entre les pays de la CEE notamment, des régions naturelles ou nouvelles reparaissent ou accusent leur relief. Mais il y a plus : leur renaissance serait celle d’un chauvinisme local plus irrespirable encore que le chauvinisme national si elle ne répondait en réalité à une prise de conscience européenne et d’horizon mondial.

La conscience de la nécessité de fédérer l’Europe, puis la reconnaissance de l’obstacle majeur à cette union, que constituent les prétentions de l’État-nation à une souveraineté sans limites, amènent à constater que si l’on veut faire l’Europe, il faut dissoudre le cadre stato-national et dépasser ce modèle périmé.

Mais le problème n’est pas seulement spéculatif et prospectif ! Il est posé en vrac, en termes concrets, mal comparables, voire contradictoires d’un pays à l’autre. Tous nos États ont à faire face à des problèmes régionaux de nature très diverse, ethniques [p. 13] ou sociaux, économiques ou linguistiques, écologiques ou politiques. Mais si l’on considère l’ensemble de ces « cas spéciaux », on voit se dégager deux classes de motifs principaux, les ethniques et les économiques — d’ailleurs en interaction fréquente.

Motifs ethniques d’abord. Il y a les problèmes linguistiques du Sud-Tyrol et de l’Alsace, de la grande Occitanie ou du petit Jura bernois ; les révoltes ethniques qui couvent et parfois éclatent en Bretagne ou en Flandres ; les poussées autonomistes au pays de Galles, au Pays basque, en Catalogne ; et tous les phénomènes similaires actuellement étouffés dans les pays de l’Est européen.

Presque partout, ces ethnies brimées déclarent souffrir d’un sous-développement économique (par rapport à l’ensemble national) dont elles rendent responsable l’État centralisateur. Ainsi, pour m’en tenir à un seul exemple, la Catalogne (20 % de la population de l’Espagne) fournit 50 % des impôts de tout le pays et ne reçoit en retour que 12 % de subventions de l’État central. Alors, certaines ethnies exigent une aide spéciale, d’autres l’autonomie, quelques-unes leur séparation et leur rattachement immédiat à l’Europe fédérée dès qu’elle sera faite.

Motifs économiques ensuite. Les plans d’aménagement du territoire qui se donnent pour but de réduire les disparités économiques intra-nationales (Sud-Ouest français, Mezzogiorno) ont motivé les premières études régionales au sein du Marché commun (1961) et ont abouti à la création à Bruxelles d’une Direction générale de la politique régionale.

Mais un problème d’une portée politique beaucoup plus décisive est posé par les régions naturelles ou économiques qui se trouvent coupées par des frontières politiques nées du hasard des guerres et des traités, et qui ne correspondent plus à nulle réalité ni ethnique ni économique. Sur toutes les frontières de tous nos États, les exemples abondent : Basques et Catalans divisés par les Pyrénées ; régions de Bâle et de Genève brochant sur deux ou trois pays ; Nord français coupé de la Flandre occidentale et du Hainaut ; triangle Aix-la-Chapelle–Maastricht–Liège, etc., etc. Désormais le problème est posé officiellement, par la CEE et par le Conseil de l’Europe, de la [p. 14] constitution de régions transfrontalières, partout où les conflits entre limites politiques et espaces économiques se révèlent intolérables ou « manifestement aberrants », comme l’écrit J.-F. Gravier2.

Rien n’empêche…

Voici maintenant mon utopie — tout ce qui m’intéresse chez un homme est de savoir quelle est son utopie de la vie en général et de lui-même en particulier — mon utopie de l’Europe de demain, fédérée sur la base des régions, d’ici dix à quinze ans.

Il faut d’abord faire des régions, dans nos nations et à travers leurs frontières. Puis il faut unir ces régions, et trouver ou créer les moyens de cette fin.

Imaginons la réalisation de ces deux temps de la construction européenne.

1° Faire une région, ce n’est pas faire un mini-État-nation, ce n’est pas tout fourrer dans les mêmes frontières préalablement « délimitées » ou « découpées » aux dépens d’un ou de plusieurs États-nations. Justement pas !

C’est repérer une série de problèmes et de réalités dont chacune définit une région réelle, selon sa fonction. Prenons l’exemple d’une région à constituer autour de Genève.

Genève est une cité sans hinterland, qui est à la fois mondiale et coupée des campagnes voisines par une frontière nationale. Cela pose le problème d’une région genevoise, ou plutôt, de plusieurs régions genevoises qui apparaissent immédiatement possibles ou souhaitables, selon la nature des problèmes posés :

[p. 15] — les quelque 20 0003 travailleurs français qui viennent tous les matins à Genève et rentrent le soir dans leur village-dortoir du pays de Gex ou de la Haute-Savoie définissent une région de main-d’œuvre ou région sociale d’environ 40 km de rayon autour de la ville.

— les investissements et flux commerciaux entre Genève et les zones françaises voisines définissent une région économique plus vaste, plus fluente, qui est encore en bonne partie virtuelle, et qui appelle des mesures de développement transfrontalières.

— le sauvetage du Léman, la pollution du Rhône, les nuisances créées par l’aérodrome de Cointrin ou par de futures centrales nucléaires : autant de problèmes écologiques qui ne connaissent pas de frontières politiques, et qui appellent des solutions régionales dans un cadre continental.

— enfin, les problèmes de l’enseignement aux trois degrés, de la formation professionnelle et de l’exercice des professions libérales des deux côtés de la frontière définissent une région universitaire qui peut aller de Neuchâtel à Lyon, et d’Aoste à Besançon, par Lausanne et Grenoble, Fribourg et Genève.

Le problème est partout le même : comment résoudre ces difficultés concrètes en dépit de l’obstacle que constituent les frontières nationales, dessinées aux hasards d’un autre âge, mais cependant défendues avec fanatisme par des ministres et surtout des fonctionnaires, au nom du dogme de la souveraineté nationale absolue ? Et comment créer ou recréer des cadres de participation civique, d’autogestion locale ?

2° Si l’on réussit autour de Genève, de Bâle, de Nancy, de Nice, de Lille, de Trieste, etc., etc., quelques modèles de régions transfrontalières, c’est-à-dire quelques organismes vivants et utiles, rien n’empêchera ces régions de nouer entre elles et leurs voisines de l’intérieur des liens de coopération pratique, dans les différents domaines que j’ai cités : socioéconomique, culturel, écologique, universitaire. Ces liens à travers les frontières et avec les autres régions [p. 16] de l’intérieur pourront prendre la forme d’associations, d’abord privées, s’étendant à tout le continent.

Rien n’empêchera ces associations de nommer des délégués qui se rencontreront périodiquement en assemblées générales au plan européen, débattront de leurs problèmes communs, et arrêteront d’un commun accord des mesures correspondant à leurs circonstances propres, mais dans le cadre d’un plan continental, ou si l’on préfère, d’une concertation continentale.

Rien n’empêchera que les mêmes assemblées nomment, dans leur sein ou au-dehors, des personnes spécialement chargées d’élaborer les plans d’ensemble, d’animer et de coordonner les échanges régionaux. Et rien n’empêchera ces personnes de constituer dans leur domaine propre des agences européennes, s’occupant des transports, de l’énergie, des plans écologiques continentaux, des recherches scientifiques, de la coopération universitaire, des relations avec d’autres continents — tout à fait comme le CERN à Genève s’occupe des recherches nucléaires de dimensions continentales, ou encore comme le Marché commun à Bruxelles s’occupe de coordonner les activités économiques des pays membres et de leurs régions.

Rien n’empêchera, enfin, que ces assemblées ne fonctionnent en fait comme des Chambres européennes, que ces agences ne constituent en fait des ministères, non officiels certes, mais plus efficaces que les officiels, et qu’elles ne créent un Conseil européen composé de leurs chefs.

Et tout d’un coup l’on s’apercevra que l’Europe fédérale est virtuellement faite, qu’elle est faite à l’image de la fédération suisse, avec ses départements fédéraux dont les chefs composent un Conseil fédéral ou exécutif — avec ses délégués des régions administratives (correspondant aux cantons) et des régions fonctionnelles, correspondant aux organisations professionnelles, lesquelles chevauchent en Suisse les frontières cantonales.

Le jour où les ordinateurs consultés répondront que les liens concrets tissés entre les régions, le tissu des relations nouées entre elles sont devenus plus solides que les liens juridiques traditionnels [p. 17] et abstraits subsistant entre chaque région et sa capitale nationale — ce jour-là, la Révolution européenne sera virtuellement accomplie. Il n’y aura pas besoin de fortes secousses pour rompre les liens stato-nationaux peu à peu tombés en désuétude, à supposer qu’ils soient considérés par les habitants des régions comme des subsistances superflues et gênantes d’un passé de chicanes, d’inefficacité et de guerres. En revanche, si plusieurs régions choisissent de conserver ou de renouveler entre elles des liens plus particuliers, dans le cadre de l’État-nation qui les avait jadis « réunies » de gré ou de force, rien ne les en empêchera, c’est l’évidence. Pourquoi détruire ce qui garde sa raison d’être dès lors que cela ne bloque plus l’évolution fédérative et peut même lui servir par exemple de relais, de planification écologique ou culturelle, ou d’instances d’arbitrage économique.

Pour franchir la dernière étape vers la fédération continentale, il suffira sans doute d’élire alors un véritable Parlement européen et de se battre pour ses compétences : qu’elles soient très fortes quand il s’agira de régler des tâches de dimensions européennes — mais là seulement — les régions restant autonomes pour toutes les tâches de dimensions régionales ou communales, dans le cadre des plans continentaux.

Que faire ?

En ce point, vous allez me poser deux questions :

À la première : Que faut-il faire pour que réussisse ce grand projet ? ma réponse est simple : il nous faut éduquer et former dès maintenant les Européens de demain, et pour cela, il faut réformer notre enseignement. Il faut que l’École, à tous les degrés, cesse immédiatement de former des nationalistes, et qu’elle remplace immédiatement l’enseignement nationaliste par un enseignement d’abord régional, puis européen et mondial.

Toute l’histoire qu’on nous a enseignée est à refaire. Elle était faussée à la base par une volonté de propagande nationale, transformant par exemple en une providentielle « réunion des peuples de l’Hexagone » la suite de conquêtes à coups de canon, d’exactions et de parjures qui seule a réussi à imposer l’hégémonie des rois de la [p. 18] petite Francie capétienne à une dizaine de nations très différenciées, parlant pour la plupart des langues non françaises, comme le breton, le flamand, l’occitan, le provençal, le basque, l’italien, le catalan et l’allemand.

Toute la géographie de nos manuels est à refaire, faussée à la base par l’idée de « frontières naturelles » qui amène à enseigner que les Pyrénées séparent Français et Espagnols, alors qu’en réalité ces montagnes sont habitées sur les deux versants par des Basques au nord-ouest et par des Catalans au sud-est, ou encore que le Rhin « sépare » alors que le Rhône « unit » les peuples.

Toute l’économie est à refaire, faussée à la base par l’idée d’« économies nationales » censées correspondre, on ne sait par quel miracle, aux territoires délimités depuis le xixe siècle par les jeux de la guerre ou de la politique.

Toute l’écologie est à refaire sur la base des régions, dans le cadre du continent. Jamais une frontière politique n’a arrêté la pollution de l’air et des eaux, ni celle des esprits par les ondes.

Une génération éduquée en accord avec les réalités d’aujourd’hui, et non pas avec les mythes nationaux, sera seule capable d’accepter l’union de nos peuples, au-delà de nos États : elle jugera cela tout naturel.

Une autre condition de réussite du projet européen — qui découle de la réforme des écoles — est de former des administrateurs régionaux, des citoyens responsables à tous les étages et dans tous les domaines de leur vie publique, en lieu et place des fonctionnaires irresponsables, mais d’autant plus tyranniques, envoyés par l’État central.

Et c’est pourquoi j’ai dit qu’il nous faudra dix à quinze ans pour fédérer le continent : le temps de former une nouvelle génération et qu’elle arrive « aux affaires ».

Aurons-nous le temps ?

Vous me poserez alors une seconde question grave : Réformer nos écoles, former des régions et leurs administrateurs, n’est-ce pas une entreprise de longue haleine ? Aurons-nous le temps de faire tout [p. 19] cela, avant les catastrophes écologiques, économiques et nucléaires que tout annonce ? À cela je répondrai par une anecdote tirée de la vie de Lyautey. On construisait sa résidence de Rabat, et il avait demandé à son jardinier que l’on plante à droite et à gauche de l’entrée des arbres d’une essence très spéciale. « Vous n’y pensez pas, Monsieur le Maréchal, s’écria le jardinier, ces arbres mettent cent ans à pousser ! — Tu vois bien, riposta Lyautey, il n’y a pas une minute à perdre ! »

L’autogestion, ou le pouvoir sur soi-même

Ce que j’ai tenté de vous faire sentir, c’est que le problème européen dépasse largement les problèmes discutés dans la presse sous cette rubrique. Il résume en réalité tous les problèmes de notre société, et c’est à ce titre qu’il doit être considéré par la jeunesse en quête d’un sens et de finalités nouvelles.

Il est vrai que ma description d’une Europe unie s’instaurant en dix ou quinze ans par une révolution non violente peut paraître frustrante à toute une partie de la jeunesse activiste.

Je lui répondrai ceci : les révolutions violentes n’ont jamais abouti en Europe à autre chose qu’à une tyrannie accrue. La Terreur jacobine aboutit à Napoléon. La révolution d’Octobre aboutit à Staline.

À ceux qui me répètent : « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ! » je réponds qu’il ne suffit pas de casser des œufs pour faire une omelette.

La non-violence, pour moi, est le vrai processus de la création organique, dans notre monde humain, social ou psychique. La non-violence est ouverture au monde et à l’autre, tandis que toute violence, en dernière analyse, est une sorte d’autochâtiment et s’exerce en fin de compte sur nous, à nos dépens.

On ne cesse de revendiquer, dans la société d’aujourd’hui, de nouveaux « pouvoirs » : pouvoir féminin, pouvoir noir, pouvoir des fleurs, pouvoir jeune, pouvoir régional, etc. Le seul pouvoir qui importe est celui que l’on a sur soi-même, car il est synonyme de liberté mais aussi de responsabilité.

[p. 20] C’est à cause de cela, finalement, que je vous parle de l’Europe, de son union, et plus encore, des régions.

Tout le problème politique, social, culturel, économique, écologique de l’Europe — et de l’Occident tout entier — se ramène à cela :

— comment l’homme, dans la société technico-industrielle démesurée et sans cadres, pourrait-il de nouveau se sentir responsable, s’accepter soi-même, communiquer avec autrui, accéder enfin au pouvoir non sur autrui mais sur soi-même ?

En termes philosophiques et moraux, cela signifie : voulons-nous à tout prix un certain niveau de vie, avec les disciplines sociales uniformes et dépersonnalisantes que cela signifie ? Ou voulons-nous accéder à notre mode de vie propre, avec ses exigences exaltantes, celles de construire jour après jour notre personne comme une œuvre d’art ?

En termes d’organisation pratique et politique, cela signifie : créer des régions et les fédérer, avec tout ce que cela suppose, nous l’avons vu, d’autogestion à tous les degrés, de responsables à tous les étages, d’aventure personnelle à courir dans une communauté retrouvée.

Voilà le but. L’atteindrons-nous ?

J’ai toujours estimé que nous ne sommes pas au monde — ni vous ni moi — pour essayer de deviner l’avenir. C’est à le faire que nous sommes appelés — et que je vous appelle.