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Aspects culturels de la coopération dans les régions frontalières (été 1972)a

I. Définitions

Appelons culture non seulement l’ensemble des œuvres produites par une société à travers les âges, mais aussi l’ensemble des manières de sentir, de penser, de juger et de s’exprimer les plus communément pratiquées par les membres de cette société. Ou encore le système des valorisations religieuses, éthiques, esthétiques, juridiques et sociales qui caractérisent la société en question.

Appelons région le champ d’action mesurable d’un phénomène socioéconomique, ethnique, culturel ou écologique, en liaison plus ou moins étroite avec une aire géographique qui variera d’ailleurs selon la nature du phénomène considéré et selon son évolution historique.

Les régions socioéconomiques sont généralement constituées par un ensemble ou système de besoins et de ressources, de flux de biens et de services, d’urbanisation et de taux de croissance, qui ne saurait coïncider que par accident et temporairement avec un territoire délimité ne varietur par des frontières « naturelles » ou par des frontières administratives fixées en d’autres temps et circonstances selon des critères non économiques (militaires, politiques, linguistiques, prétendument historiques, etc.). Les régions ethniques, constituées par des populations de langues et de coutumes communes, sont liées d’une manière beaucoup plus stable dans le temps à des territoires bien plus précisément déterminés, mais il est rare qu’elles coïncident avec les frontières étatiques décidées au hasard des traités au xixe et au xxe siècles. La plupart sont ou bien englobées (de gré ou de force) dans un État national [p. 67] beaucoup plus grand et qui entend effacer leurs limites traditionnelles, ou bien divisées d’une manière accidentelle (en vertu d’un mélange diplomatique d’hypocrisie et d’ignorance) par les frontières stato-nationales.

C’est la division politique ou administrative des régions ethniques et socioéconomiques qui crée la plupart des problèmes culturels, dont nous avons à traiter ici et que nous allons énumérer.

II. Problèmes culturels des régions frontalières

1. On se bornera à un ou deux exemples de chacun des groupes principaux de problèmes observés : langues, enseignement aux trois degrés et formation technique, mass médias.

Langues. En Alsace, après la fin de la guerre et de l’occupation nazie, l’enseignement de l’allemand, langue maternelle des Alsaciens, est supprimé. Ce n’est qu’en 1952 qu’il est rétabli dans les deux dernières classes de l’école primaire, deux heures par semaine (trois heures pour trois classes en 1960). Mais chaque élève a le droit de préférer une autre langue, chaque maître peut refuser de donner ces leçons ! Et du côté officiel, on ergote sur la qualité de « langue maternelle » du « dialecte alsacien », tandis que du côté alsacien on multiplie les distinguos entre langue, dialecte ou « forme orale d’une langue », forme orale et forme écrite du Hochdeutsch, etc. Voici quelques chiffres plus clairs :

En 1954, 436 000 personnes sur 459 000 dans le Haut-Rhin, et 629 578 sur 662 000 dans le Bas-Rhin étaient germanophones (c’est-à-dire unilingues, bilingues ou trilingues). Quant aux francophones purs, ils étaient 32 432 dans le Bas-Rhin et 22 500 dans le Haut-Rhin.1

Rien d’étonnant donc si 85 à 90 % des parents répondent oui à la question : « Voulez-vous que l’allemand soit enseigné à vos enfants dès l’école primaire ? » Mais en 1964, le député alsacien Henri Ulrich peut écrire que depuis la fin de la dernière guerre « l’enseignement de l’allemand en Alsace a été organisé de façon à être pour ainsi dire inefficace. Ici et là, il aurait même été habilement saboté. L’expression n’est pas trop forte. Il a suffi quelquefois d’enseigner l’allemand, ou de réclamer [p. 68] l’enseignement de l’allemand pour que les sentiments patriotiques d’un homme osant s’élever contre la résistance plus ou moins officielle de certaines administrations soient mis en doute »2.

Des problèmes similaires se posent aux Valdotains et Piémontais de langue française, aux Roussillonnais, Majorcains et Barcelonais de langue catalane, aux Tyroliens du Haut-Adige, aux Basques de France et d’Espagne, aux Slovènes de la vallée d’Udine, mais aussi aux Gallois, Bretons, Occitans, Sorabes, Croates du Burgenland, etc. La répression de la liberté linguistique exerce sur une part importante de la population européenne une action humiliante et démoralisante3.

C’est grave. Car « notre langage fabrique notre pensée pour nous » (Georges Mounin). En brimant, ridiculisant, interdisant la langue maternelle, l’État-nation de style xixe siècle a prétendu imposer sa pensée, fût-elle précisément absence de vraie pensée, pur conformisme politique, et ce faisant, il s’est lui-même dénaturé : au lieu d’être au service de la communauté, il est devenu — au moins en prétention — le Souverain totalitaire.

2. L’enseignement aux trois degrés et la formation professionnelle et technique souffrent, dans une bonne moitié de l’Europe, c’est-à-dire dans les « régions frontalières » qui séparent nos 26 États-nations, des effets paralysants du stato-nationalisme, qui selon les cas interdit expressément ou bloque en fait :

— la mobilité des étudiants et des enseignants ;

— l’équivalence des degrés, du bachot au doctorat en médecine ou au diplôme d’ingénieur, d’architecte, de psychologue ;

— l’effectus civilis, ou droit d’exercer dans un pays voisin la profession pour laquelle on a été diplômé dans son pays.

Quant au contenu de l’enseignement : les manuels d’histoire et de géographie (aux trois degrés) ont tout fait, depuis plus d’un siècle, pour [p. 69] que les valeurs et grandeurs nationales soient seules enseignées, les réalités régionales étant systématiquement oblitérées ou frappées d’interdit, au prix de distorsions éhontées des faits. Ainsi l’ignorance sur les réalités immédiates est générale.

3. La presse, la radio, la TV

La diffusion de la presse d’une région comme Rhône-Alpes et la composition de son audience ont fait l’objet d’études très poussées (qui vont jusqu’à compter combien de lecteurs du Progrès de Lyon et du Dauphiné libéré de Grenoble possèdent de machines à laver « dont, à tambour horizontal 668 ; d’un autre type, 211 »). Mais nous ne trouvons pas de données sur la diffusion de cette même presse en Suisse romande voisine : secret professionnel, dit-on. (Les chiffres seraient-ils trop bas pour être avoués ?) La réciproque est vraie pour la diffusion des journaux de Genève et Lausanne en France voisine. Là encore, l’ignorance de ce qui se passe à quelques kilomètres de chez soi est générale.

La radio de nos divers pays est généralement mieux entendue que la TV dans les régions de même langue, mais beaucoup moins écoutée.

La TV ayant une portée moindre, ne peut être reçue dans de nombreuses régions que s’il y a des relais. Or on observe que les relais ne sont installés qu’à des fins politiques : le Val d’Aoste naguère encore à majorité francophone se plaint de n’avoir pas de retransmission de la TV suisse romande mais seulement de la TV italienne. Quant à l’Alsace : « nombreux sont ceux qui désireraient que les émissions locales de l’ORTF en langue allemande ne soient pas limitées à des quarts d’heure symboliques. Les observateurs non alsaciens relèvent d’ailleurs tous que les Alsaciens ont commencé à acheter des téléviseurs à partir du jour où les progrès techniques ont permis de fabriquer des postes à modulation de fréquence et par conséquent de capter la TV allemande. En 1959, il n’y avait en effet que 4000 récepteurs ; en 1964 on en a compté 80 000 ! »4

La Suisse romande bénéficie largement des relais TV français du Jura et des Alpes de Savoie, installés à l’intention des Français du pays de Gex, de Haute-Savoie et de Savoie ; mais nul relais ne transmet aux Français la TV suisse de langue française.

[p. 70] 4. Le théâtre et la musique ne souffrent pas des mêmes entraves nationalistes. Il n’y a pas là de problèmes sérieux. On a beau répéter que la musique ne connaît pas de frontières : d’une manière générale, le rayonnement des opéras et des orchestres demeure municipal, n’atteint pas les dimensions régionales.

5. Les livres, en principe, passent les douanes en franchise. En réalité, 1) les douaniers se réservent le droit de permettre ou non leur passage, selon les titres ou parfois les images de la couverture ; 2) les prix sont majorés jusqu’à 30 % dans le pays voisin, sous prétexte de « frais de distribution ».

6. Presse, mass médias, écoles, font peu ou rien pour combattre les stéréotypes nationaux, et pour montrer (comme il serait aisé de le faire dans une région frontalière) que ces clichés généralement hostiles aux voisins se justifient mal. Ils naissent le plus souvent dans la presse des capitales, lorsqu’on y prépare une guerre ou qu’on la fait.

Tout se passe comme si les gouvernements comptaient sur la persistance des stéréotypes d’hostilité pour contribuer à maintenir la « cohésion nationale ».

III. Les frontières

Les problèmes qu’on vient d’évoquer sont créés par les frontières. Et ce sont les frontières qui empêchent de les résoudre. Ou plus exactement : c’est le dogme de la souveraineté nationale absolue et illimitée, c’est-à-dire sacro-sainte, matérialisé par les frontières.

Or il est clair pour quiconque, aujourd’hui, que le tracé des frontières étatiques est accidentel, sans plus d’utilité démontrable qu’administrative, et très nuisible à tout autre égard. Les frontières sont encore capables d’entraver la circulation des biens et des services, mais non pas d’arrêter la pollution, les ondes, les tempêtes, la propagande ; elles bloquent les échanges qu’il faudrait favoriser, mais sont impuissantes contre les nuisances qu’il faudrait arrêter.

D’une manière générale, elles coupent arbitrairement des régions homogènes, des nationalités ou ethnies caractérisées, des ensembles économiques actuels ou potentiels, des entités écologiques, créant d’un côté de la frontière des minorités brimées (Sud-Tyrol, Val d’Aoste, Basques, etc.), séparant une métropole de son hinterland (Lille, Bâle, Genève), bloquant des processus de développement économique ou culturel [p. 71] (Aachen-Liège-Maastricht, Bâle-Mulhouse-Freiburg), compromettant les mesures urgentes de sauvetage de l’environnement (Rhin, Léman, etc.). « La carte des États ne coïncide pas avec la carte des peuples ; et les écarts définissent les minorités. » (Guy Héraud, Peuples et langues d’Europe, Paris, 1966). « Cicatrices de l’Histoire »5 ou « résultats des viols répétés de la géographie par l’histoire »6, ou de l’écologie par la politique, ou de la culture par les intérêts économiques et des raisons de prestige étatique, les frontières actuelles ont été fixées pour des raisons historiques qui, pour la plupart, ont cessé d’être des raisons.

Le caractère indiscutablement pathogène de nos frontières politiques est celui du lit de Procuste qu’on nomme État-nation. Il procède de la volonté, en somme démente, d’imposer une même frontière fixe, un même territoire « sacré » à des réalités hétérogènes par nature, et qui ne sont superposables ni dans l’espace ni dans le temps : le sous-sol et la langue, l’administration et l’écologie, par exemple. On prétend les forcer dans un espace unique, mais aussi dans un temps qu’on dirait arrêté pour l’occasion.

Dans l’espace : les frontières sont d’autant plus rigides et plurivalentes que l’État est plus totalitaire d’ambition. Si la souveraineté de l’État est limitée aux tâches administratives, les frontières sont ouvertes et insensibles, comme entre les cantons suisses et les Länder allemands : pas plus gênantes que les démarcations entre départements français.

Dans le temps : ce qui rend manifeste la dysfonction de la frontière unique, c’est la disparité des rythmes de changement auxquels obéissent les réalités susceptibles de définir des régions : l’économie, l’ethnie et la volonté politique.

Relevons ce paradoxe : les ethnies sont des communautés de langues sans liens avec un territoire (point de langues autochtones en Europe, toutes viennent d’ailleurs), mais une fois établies dans une région, on constate l’extraordinaire stabilité de leurs limites ; tandis que l’économie, qui est en partie liée au sol (climat, secteur primaire maritime ou agricole, ressources naturelles pour l’industrie, etc.), est en fait beaucoup plus indépendante de ses établissements territoriaux, [p. 72] continuellement changeants au gré des développements techniques, commerciaux, financiers, etc.

Le rythme de changement des régions ethniques est millénaire ; celui des régions économiques est décennal ; mais la frontière politique unique et omnivalente que l’État-nation prétend imposer tant aux ethnies qu’à l’économie se trouve modifiée deux ou trois fois par siècle, sans liaison avec les deux autres rythmes, pour des « raisons » de force militaire, de prestige national, ou simplement par l’incompétence des négociateurs de traités.

De là, tous les « dommages économiques » énumérés par le Rapport de base et « les désavantages sociaux » et « tensions politiques dangereuses » mentionnées dans son introduction. Il n’y a pas de « juste frontière » imaginable, dès lors qu’elle est polyvalente. Et cela n’irait pas mieux si on la déplaçait. Car il n’y a pas de bonne frontière nationale, la moins mauvaise étant tout simplement celle qui se laisse le mieux traverser.

IV. Il n’y a pas de cultures nationales

Mais il faut bien admettre aussi que la nocivité des frontières, résultant de la non-coïncidence des limites administratives, des réalités ethniques et des dynamismes économiques, n’est que la traduction du dogme de la souveraineté totale, universelle et indivisible de l’État-nation de type moderne, dont la croyance aux « cultures nationales » est à la fois l’un des présupposés nécessaires et l’un des agents de propagande les plus efficaces.

L’école nous a conté que chaque État est une entité qui comporte une langue nationale, une culture nationale et une économie nationale, une histoire nationale bien distincte de l’histoire générale et une géographie propre, le tout délimité par des « frontières naturelles ». Or tout est faux dans cet enseignement.

La culture, en Europe, n’est pas la juxtaposition de vingt-cinq « cultures nationales », puisqu’elle existait bien avant la formation récente de nos États-nations7.

[p. 73] Le mot natio qui désignait d’abord les groupes d’étudiants de même langue maternelle dans les villes universitaires, s’est étendu aux peuples parlant la même langue, sans qu’il fût question pour autant de les enfermer dans les frontières d’un même État.

Il n’est pas vrai que nos États-nations correspondent à l’aire de diffusion d’une langue. Dans les frontières de la France actuelle, on parle huit langues : breton, flamand, allemand, italien, occitan, catalan, basque, et naturellement le français, imposé comme seule langue officielle en 1539 (édit de Villers-Cotterêts). Si la France entendait revendiquer la Wallonie, la Suisse romande et le Val d’Aoste au nom de l’unité linguistique, elle devrait s’amputer, pour le même motif, de près de la moitié de ses territoires actuels. Quant à la langue allemande, si elle devait coïncider avec un État, il faudrait annexer à la République fédérale, outre la DDR, la Suisse alémanique, les Sudètes, l’Autriche, le Sud-Tyrol, et les minorités germanophones de la Belgique, de l’Alsace, du Schleswig, de la Transylvanie, de la Slovénie, de la Pologne, des pays baltes et — si celle-là subsiste — de la Volga.

Les « frontières naturelles » ne sont pas moins chères à l’école — ni plus vraies pour autant. Cette notion, qui a son origine sous Louis XIV, est mise en forme par la Révolution (discours du Prussien Anacharsis Cloots à la Convention) et triomphe par les écoles servant l’État-nation, dès la fin du xixe siècle. C’est ainsi qu’on nous a inculqué que le Rhin sépare « naturellement » les peuples de ses rives, tandis que le Rhône les unit.

De même, les Pyrénées « séparent l’Espagne de la France ». En réalité on trouve des Basques des deux côtés de la chaîne, dans sa partie ouest, des Catalans des deux côtés, dans la partie est, mais ni Français ni Espagnols. Quant aux Alpes : on y parle des deux côtés des dialectes italiens au sud ; français à la hauteur des vallées vaudoises et d’Aoste ; allemand en Suisse ; puis ladin des Grisons au Tyrol ; allemand de nouveau jusqu’au nord de Trieste…

Non, les frontières de nos États n’ont jamais été « naturelles ». Elles sont accidentelles et arbitraires, comme les conflits armés dont elles figurent les traces.

En nous présentant l’Europe comme un puzzle de nations en teintes plates, et la culture européenne comme une addition de prétendues « cultures nationales », les manuels scolaires justifient les pires chauvinismes, fauteurs de deux guerres mondiales où l’Europe a failli périr.

[p. 74] La vérité, c’est que la culture de tous nos peuples est une, quoique tissée de contradictions dans sa genèse même ; qu’elle s’est formée à partir d’influences indo-européennes, gréco-latines, celtes et germaniques, arabes et slaves, souvent incompatibles entre elles — de là le caractère essentiellement contestataire de son génie — mais qui nous ont tous affectés, à doses variables, et qui ont éduqué notre vision du réel, que nous le sachions ou non, que nous soyons « cultivés » ou non. Toutes les grandes écoles d’art, d’architecture, de musique, de philosophie, de littérature et de doctrine sociologique ou politique, ont été paneuropéennes, et non pas nationales.

Les grands courants européens, les grandes écoles d’art et de pensée : c’est l’unité de notre culture commune. Mais qu’en est-il de nos diversités tant vantées, et à juste titre ? Est-il vrai, comme le disent les discours officiels, que ces « précieuses diversités » soient celles de nos nations ? Je propose là-dessus deux observations faciles à vérifier.

1. Chacun de nos pays a un nord et un midi, des croyants et des incroyants, des hommes de gauche et des hommes de droite, des romantiques et des classiques, des progressistes et des conservateurs. Dans la plupart des cas, les libéraux de pays différents s’entendront mieux entre eux qu’avec les fanatiques de leur propre nation ; les hippies d’un pays s’accorderont mieux avec ceux de n’importe quel autre qu’avec les conformistes de chez eux, etc. Ce ne sont pas nos appartenances nationales qui nous diversifient vraiment, mais des écoles de pensée, des styles de vie. Supprimez les frontières nationales, vous n’appauvrirez en rien les diversités de l’Europe : au contraire, vous les libérerez !

2. La création culturelle en Europe est d’autant plus riche et plus intense qu’elle est moins centralisée et que ses foyers sont plus nombreux. Au Moyen Âge, ces foyers de création sont les universités, à la Renaissance les cités et les très petits États du Nord de l’Italie, des Flandres, de la Bourgogne et de la Rhénanie, du Languedoc et de la Castille, Genève au xvie siècle, Zurich au xviiie… On sait le rôle merveilleusement fécondant de petites villes comme Tubingue, Iéna, Weimar ou Dresde dans les Allemagnes romantiques, celles de Hegel, de Schelling et des Schlegel, de Novalis et de Jean-Paul, de Hölderlin et de Humboldt, au moment même où Napoléon fait de la France un vaste désert culturel en mobilisant à Paris tous les esprits de mérite qu’il n’a pas bannis.

[p. 75] Le grand secret de la vitalité inégalée de notre culture européenne, je le vois dans cette interaction perpétuelle des grands courants continentaux, et des foyers locaux et régionaux de création. Dans ce jeu entre grands courants et foyers locaux, unité et diversité, l’échelon national ne joue aucun rôle, est simplement omis, inexistant.

Les régions culturelles ou ethniques ne coïncident pas avec les régions administratives, qui sont inadéquates pour définir les régions économiques, et moins encore avec les régions écologiques.

La volonté stato-nationale de faire coïncider ces entités hétérogènes ne peut engendrer que crises inutiles et conflits aberrants.

V. Nécessité de dépasser le cadre stato-national

1. Les régions transfrontalières sont les seules unités déjà conformes à ce que sera inévitablement l’Europe de demain — s’il y a demain une véritable Europe, et non pas seulement une colonie économique et une colonie idéologico-politique juxtaposées. Car dans le cas d’un partage de l’Europe entre ces deux sortes d’influences, il est clair que les gouvernements stato-nationaux seront scrupuleusement respectés, laissés en place par les puissances colonisantes : rien ne pourra mieux servir les desseins des deux grands (qui ne seront grands que de nos persistantes divisions).

2. Exemple symbolique : les gens d’Aoste doivent pouvoir parler directement avec ceux de Chamonix — comme le permet aujourd’hui le tunnel du Mont-Blanc — alors que naguère encore ils devaient s’adresser à Rome, laquelle alertait Paris, qui appelait Chamonix, et déjà l’on ne savait plus de quoi il s’agissait. Le tunnel permet un accès rapide et direct. Il nous faut des tunnels partout où il y a une montagne, des cols, des autobus, des routes sans barrière.

Il faut que les relations proches et concrètes prennent le pas sur les relations schématiques et légales avec la capitale — lesquelles tomberont lentement en désuétude à mesure qu’un tissu solide d’échanges de biens, de services et de personnes, se nouera entre les régions.

3. Les solutions aux problèmes énumérés sous II. seront à chercher dans le cadre régional, et non pas stato-national. Toute tentative de les résoudre à l’échelon national, c’est-à-dire entre capitales, ne peut [p. 76] qu’étouffer les problèmes ou les rendre explosifs. (De même que le centralisme autoritaire étouffe la vie régionale, jusqu’au jour où il provoque des séparatismes.)

4. Ceci ne signifie pas l’abolition anarchiste ou le « dépérissement » marxiste de l’État, mais sa division, ou mieux sa répartition (conforme au vœu de Proudhon) à tous les étages communautaires, de la commune à la fédération continentale, puis mondiale.

L’État supérieur (fédération nationale ou continentale) doit garder un rôle d’impulsion, de concertation, et de contrôle (au sens d’expertise plutôt que de coercition). Il doit défendre les droits du général contre ceux du singulier. Il est aussi le dépositaire des finalités civiques à chaque niveau communautaire — du plan d’urbanisation d’une commune aux options sur le budget de la recherche fondamentale à l’échelon européen.

VI. Premier catalogue de réformes nécessaires fondées sur le principe du dépassement du cadre stato-national

a) Dans l’enseignement secondaire : l’histoire et la géographie sont à reprendre à partir des réalités proches de l’élève, donc régionales, alors qu’elles sont axées depuis un siècle sur les seuls mythes nationaux. Ainsi que l’ont demandé en mai 1972 les professeurs d’histoire et de géographie de l’Académie de Strasbourg : « Il faut actualiser et régionaliser l’enseignement. » Les deux efforts vont de pair, soulignons-le, d’autant plus que l’actualité englobe le problème européen et que la régionalisation de nos pays ne serait même pas concevable s’il n’y avait l’horizon européen.

Enseigner les réalités de la région et l’idéal de l’Europe au lieu des mythes de l’État-nation souverain et des mensonges qui seuls les ont accrédités dans les esprits depuis quatre ou cinq générations, voilà qui suppose une rénovation radicale des programmes officiels, lesquels tablaient sur l’effacement des réalités régionales et souvent même en proscrivaient l’étude, voire la seule mention.

De plus, il est urgent d’introduire un enseignement économique au degré secondaire : la plupart des options proposées aux citoyens, aux électeurs, aux conseillers municipaux, cantonaux, régionaux, [p. 77] concernent des objets économiques que rien ne les a préparés à évaluer. Une connaissance plus concrète de l’économie ferait voir à tous que les réalités, dans ce domaine, sont régionales et continentales, mais non pas stato-nationales. (Ex. : il ne s’agit pas de savoir si « l’Alsace va basculer dans l’orbite économique allemande », mais comment elle peut développer son économie d’une manière équilibrée, au sein du système continental d’échanges, de concentrations et de spécialisations.)

b) Les régions scolaires (d’enseignement primaire, secondaire, technique et professionnel) sont à réorganiser au-delà des frontières nationales, en commençant par les régions où la circulation des élèves et des enseignants apparaît virtuellement la plus forte. (Ces régions sont très nombreuses le long de l’axe nord-sud, rhénan-alpin.) La création de lycées européens sur le modèle de celui de Luxembourg et l’introduction d’un baccalauréat européen sont d’excellents exemples internationaux de ce qui pourrait être fait à l’échelon régional : lycées communs là où la langue est pareille, lycées bilingues, écoles techniques et professionnelles.

Je ne fais qu’indiquer des directions de recherches à poursuivre en toute prudence : les résistances psychologiques sont vite mobilisées dans ce domaine et les programmes scolaires paraissent peu conciliables en tant qu’ils traduisent des schémas uniformément imposés par la capitale, et non pas les mentalités régionales.

c) La coopération interuniversitaire au niveau régional paraît à la fois plus utile, plus riche de contenus, et moins difficile à réaliser qu’au niveau national. Des essais de coopération, limitée mais précise, ont été faits dans la région Bâle-Strasbourg-Freiburg. Un autre projet de coopération est à citer : celui qui tend à grouper dans une coopération régionale les universités de Neuchâtel, Fribourg, Lausanne (I et II), Genève, Aoste (en cours de création), Grenoble (I, II et III), Lyon (I et II), Saint-Étienne, Besançon, et de nombreux instituts universitaires qui s’y rattachent. Objectifs : favoriser la mobilité des étudiants et des professeurs, la formation de pools de recherches ou d’instruments et de data-banks, l’équivalence des diplômes et, à plus long terme, l’effectus civilis, ou droit d’établissement et d’exercice des professions libérales sur tout le territoire de cette région universitaire.

d) Si l’économie fait comprendre la nécessité des régions, et si elle peut être enseignée le plus concrètement à l’échelon régional d’abord, [p. 78] mais aussitôt après continental, il en va de même pour l’écologie : que la pollution ne connaisse pas de frontières politiques, voilà un fait que tout élève du degré primaire ou secondaire saisit du premier coup d’œil.

D’autre part, les interactions inévitables entre les exigences de l’économie et celles de l’écologie sont faciles à mettre en évidence à l’échelon local et régional. La recherche d’un optimum entre croissance industrielle et équilibre humain s’illustre aisément à ce niveau. Les choix à faire par le citoyen deviennent alors par excellence des choix politiques.

Le civisme commence au respect des forêts.

VII. De la commune à l’Europe par la région

Tous les problèmes régionaux — qu’ils soient économiques, écologiques ou éducatifs — sont liés en fait à des problèmes continentaux. Une commune, une région, n’ont pas les moyens de recherches requis, dans aucun de ces domaines : ces moyens sont de dimension continentale. (Ainsi le CERN et le Super-CERN près de Genève, réalisent au service de l’Europe entière ce qu’aucun de nos États, a fortiori de nos régions, ne peut rêver de faire seul.)

En retour, l’exécution des mesures jugées nécessaires au terme des recherches « continentales » est bel et bien locale. Exemple : sauver le Léman suppose des recherches théoriques qui relèvent de l’échelon continental, mais sont d’exécution typiquement régionale et transfrontalière. En économie, l’on assiste au même double mouvement couplé de concentration et de décentralisation des entreprises, entre l’échelon continental et le régional.

Nous pouvons donc imaginer le modèle suivant d’une Europe fédérée :

— des régions fonctionnelles, dotées chacune d’une agence régionale de planification ou concertation (économique, sociale, hospitalière, écologique, éducative, des transports, etc.).

— des agences européennes (relevant d’assemblées élues qui contrôlent leurs budgets), capables d’établir des normes et des plans, qui les mettent en état d’orienter et d’informer les agences régionales.

[p. 79] Les régions seraient ainsi immédiates à l’Europe, même si elles choisissaient, comme c’est probable, de rester liées à l’échelon national par de libres fédérations.

Conclusions

Le fait que les régions fonctionnelles auraient des aires inégales, des définitions territoriales différentes, ne rendraient pas leur administration aussi difficile que certains l’imaginent.

Tout s’éclaire et s’ordonne en effet si l’on accepte le principe d’une organisation de la société partant des racines (des groupes, des entreprises, de la cité) et non du sommet (des idéologies, du dictateur).

Partir d’en bas, c’est-à-dire des problèmes dans leur réalité humaine la plus proche de la personne, c’est en fait partir des communes.

Chacune des régions fonctionnelles que nous avons énumérées serait ainsi formée, administrativement par un syndicat de communes. (Elles seraient abonnées à la région écologique, par exemple, comme un particulier est abonné au gaz, à l’électricité, au téléphone.)

Si maintenant je transpose en termes politiques mon équation :

Europe de la culture = foyers locaux de création initiant des courants continentaux

cela va donner :

Europe politique = régions autonomes composant une fédération continentale.

Voici donc le modèle fédéraliste de l’Europe que je préconise : la complexité des régions rendra justice à nos fécondes diversités, et l’ampleur de la fédération exprimera l’unité millénaire de la culture occidentale.