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Vers une fédération des régions (hiver 1967-1968)a

Dédicace

Procuste, brigand de l’Attique, étendait sur un lit de fer les étrangers qui lui demandaient l’hospitalité. Il leur coupait les jambes si elles dépassaient, ou les leur étirait à l’aide de cordes si elles étaient plus courtes que le lit.

Thésée lui ayant fait subir ce même supplice, il en mourut.

C’est l’histoire des États-nations, offrant une hospitalité le plus souvent forcée à leurs ethnies et à leurs régions.

À nous Thésée, libérateur, héros de l’Europe des régions !

L’État-nation contre l’Europe

Zurich, le 16 septembre 1946 : avec une poignante éloquence, Winston Churchill appelle la création de quelque chose qui « s’appellera — peut-être — les États-Unis d’Europe » et il s’écrie : « Je dois vous donner un avertissement. Le temps presse. Si nous devons constituer les États-Unis d’Europe, sous quelque nom que ce soit, il faut commencer maintenant… Debout l’Europe ! »

Il y a vingt-deux ans de cela. L’Europe n’est toujours pas debout. Sans corps constitué, sans tête, comment pourrait-elle donc répondre à l’appel pathétique du plus illustre homme d’État de ce temps ? Un appel ne pouvait suffire à la créer… Au lieu d’une Europe qui se fait, nous entendons aujourd’hui des déclarations inquiétantes, comme celle d’André Malraux il y a quelques mois : « Les nations sont redevenues le phénomène fondamental du siècle. L’évolution a joué et joue incontestablement dans le sens de la nation. »1

[p. 36] Il est vrai que le même André Malraux quelques jours plus tard, interrogé par des jeunes gens à la radio, répond : « Faire l’Europe est la seule chose véritablement importante de notre temps. »2

Mais qui ne voit que ceci s’oppose à cela, dramatiquement, et que cette « réalité fondamentale du siècle », que serait la nation, est précisément celle qui fait obstacle à cette « seule chose véritablement importante de notre temps » ? Qui ne voit que si l’Europe qu’appelait Winston Churchill n’est pas faite, c’est parce que les nations qu’exalte le ministre d’État du général de Gaulle s’y opposent encore irréductiblement, de tout leur être de nations « souveraines » ?3

Quand on nous affirme que le xxe siècle ne sera pas celui du triomphe de l’Internationale, comme Marx l’avait dit, ni le siècle des fédérations, comme Proudhon l’avait prévu, mais bien le siècle des nations, est-ce qu’on s’en félicite, ou bien est-ce que l’on dit « le siècle des nations » comme on dirait « l’année de ma pneumonie » ? Autre chose est de constater que la réalité politique de notre temps est encore la nation, autre chose est d’affirmer qu’on ne peut ni ne veut rien y changer, que c’est là-dessus qu’il faut bâtir, et qu’on doit appeler ça réalisme. Le cancer et les maladies mentales sont aussi des réalités importantes de notre temps, mais je ne pense pas que le réalisme consiste à le proclamer avec emphase. Il ne consiste pas non plus à nier ces maux, mais bien à faire en sorte qu’ils cessent d’être réels.

L’État-nation en crise

Que les nations soient encore bien réelles, et très fortes à quelques égards, l’impossibilité d’unir l’Europe le démontre avec une évidence presque écrasante.

Que les nations soient en même temps mal adaptées (pour dire le moins) à l’évolution de notre société, la preuve incontestable en est fournie par les deux guerres mondiales, résultant du nationalisme et de l’État totalitaire — par le besoin d’union au-delà des nations, partout ressenti et déclaré, et qui a donné naissance au Marché commun notamment, enfin par l’existence d’un problème chaque année plus aigu, celui du sous-développement de nombreuses et vastes régions de nos plus grands pays, contrepartie de l’engorgement déjà presque intolérable de leurs capitales.

[p. 37] Mais il y a plus : aux crises locales dans telle ou telle nation, provoquées par le mécontentement irrépressible d’une région que brime l’État central — cas du Sud-Tyrol, du Jura bernois, du Guipuscoa basque ou de la Catalogne —, crises dont il est concevable qu’elles se résolvent un jour (soit par l’octroi d’un régime plus différencié et libéral, soit par une sécession, mais qui souvent ne serait en fait qu’un rattachement à l’État-nation voisin), viennent s’ajouter des crises plus amples et dramatiques, qui affectent l’être même de plusieurs États-nations européens, et non des moins centralisés. La Belgique est menacée d’éclatement par les oppositions ou incompatibilités entre les huit combinaisons possibles de ces paires de forces divergentes : flamand-wallon, catholique-laïque, libéral-socialiste. La Grande-Bretagne, par contraste, envisage sans trop de nervosité sa prochaine transformation (dans cinq ou dix ans ?) en une fédération d’autonomies administratives, parlementaires, exécutives et budgétaires composée de l’Écosse, de l’Angleterre, du pays de Galles, de l’Irlande du Nord et des îles de la Manche, bénéficiant à la fois d’institutions communes (comme les cantons suisses) et de voix distinctes aux Nations unies (comme l’Ukraine et la Biélorussie)4. Que dire alors de la France, qui est le pays du monde le plus centralisé, mais que ses propres « Plans », décidés à Paris, vouent à l’inexorable renaissance de ses provinces rajeunies ? Je reviendrai sur la révolution que préparent ses universités et deux de ses partis de gauche et de droite, le centre étant acquis depuis longtemps. Elle est plus grave et significative que la revendication d’un État occitan ou les plasticages en Bretagne, qui parfois attirent l’attention légèrement irritée des journalistes. Tout cela dans la patrie de la centralisation la plus systématique que l’histoire ait connue, la plus follement rationaliste… Tandis qu’en Suisse, patrie (dit-on) du fédéralisme intégral, on voit le Jura francophone et catholique se révolter contre l’étatisme de Berne au nom d’une ethnie différente qui se veut nation, cependant que tout près de là, Bâle devient le centre d’une Regio qui englobe des territoires suisses, allemands et français : deux exemples contigus dans l’espace mais antithétiques, l’un de l’unitarisme (Berne) et du micronationalisme (Jura), tendances trop souvent confondues avec le fédéralisme dont ils sont deux négations ; l’autre d’un dépassement du fédéralisme interétatique en direction du fédéralisme fonctionnel, formule de l’avenir européen.

Tous ces symptômes révèlent une inadaptation morbide de l’État-nation aux réalités politiques, économiques, techniques et démographiques de notre temps. Ils ne me semblent pas confirmer que « l’évolution joue dans le sens de la nation », mais bien plutôt que nous atteignons [p. 38] le stade de crise finale d’une forme d’association qui a dominé et animé l’Europe du xixe siècle, mais qui ne pourrait que tuer l’Europe du xxe siècle si elle n’est pas surmontée à temps.

Origines de l’État-nation

La grande force de l’État-nation, c’est que les hommes et les femmes d’aujourd’hui qui ont passé par l’école et croient savoir l’histoire s’imaginent qu’il y a toujours eu des États, que les nations sont immortelles (en tout cas la leur !), que rien d’autre n’est donc possible, et que d’ailleurs l’État et la nation sont l’aboutissement final, logique, normal et inévitable du progrès.

Pour dissiper cette illusion, il faudrait enseigner dans nos écoles un minimum d’histoire générale de l’humanité et des formes politiques, assez pour rappeler d’où viennent la nation, l’État, et l’État-nation qui est né de leur collusion moderne. Il faudrait rappeler qu’après la préhistoire qui ne connaissait que les tribus et leurs clans, l’histoire commence avec les grands empires réunissant et fixant d’innombrables tribus : empires d’Égypte, de Sumer et d’Akkad, plus tard de la Chine et de l’Inde, puis d’Alexandre, puis de Rome et de Byzance, et enfin, en Europe, empire de Charlemagne, puis Saint-Empire.

Il faudrait montrer que les premiers États nationaux n’apparaissent qu’après tout cela, au cœur du Moyen Âge, et se forment aux dépens de l’empire et de la papauté, voire contre ces symboles de l’unité du globe, de l’universalité du genre humain. Et que la naissance de la première nation, la France, peut être datée de cette déclaration des légistes de Philippe le Bel : « Le Roy de France est empereur en son royaume », ce qui veut dire que le chef de l’État d’un domaine de moyenne grandeur centré sur l’Île-de-France « ne se reconnaît plus de supérieur au monde », traite donc l’empire de haut en bas (faute d’avoir pu se faire élire empereur), fait gifler le pape, puis confisque la papauté elle-même, l’installe sous sa protection en Avignon, et avec son appui réalise aux dépens des juifs qu’il fait dépouiller et des chevaliers du Temple qu’il fait exécuter, une merveilleuse opération sur l’or !

Cet exemple de rejet de toutes instances universelles — sauf celle dont il se trouve qu’on peut la contrôler — sera vite suivi par les rois d’Espagne et d’Angleterre, puis par les princes de l’Italie, de l’Europe de l’Est et du Nord, qui l’un après l’autre se déclareront eux aussi « souverains absolus », superiorem in terris non recognoscentes selon la formule du xive siècle.

Ce spectacle, qui est celui de la naissance des nations, remplit d’effroi les sages de l’époque. « Ô genre humain, tu es devenu un monstre aux multiples têtes ! » s’écrie Dante dans son traité De la Monarchie, appel désespéré, et qui restera vain, à l’empire condamné et bafoué.

[p. 39] Les cinq siècles suivants verront se renforcer et se sacraliser de plus en plus l’idée fatale de la souveraineté absolue, idée qui est à peine supportable quand un prince l’incarne, s’il n’est pas un génie ou un saint, mais qui devient proprement révoltante — et par ailleurs massivement meurtrière — quand c’est un parti qui s’en empare au nom du peuple, comme ce fut le cas des jacobins puis des « démocraties » plébiscitaires et totalitaires du xxe siècle.

L’État-nation : un empire manqué

La confiscation de l’idéal national par l’appareil étatique — qui est l’œuvre des jacobins et de Napoléon —, la nationalisation de l’État royal et l’étatisation de la nation révolutionnaire, c’est cela qui va créer dans la première décennie du xixe siècle le modèle de l’État-nation, bientôt imité dans toute l’Europe monarchique autant que républicaine, et au xxe siècle dans le reste du monde.

Qu’est-ce en somme que l’État-nation de modèle napoléonien ? C’est le résultat d’une volonté abstraite, peut-être folle, qui entend faire coïncider à tout prix dans les mêmes limites imposées du territoire hérité ou conquis, déclarées « frontières naturelles », les réalités les plus hétérogènes : langues parlées dans les villes et richesses du sous-sol, confession religieuse et monnaie, programmes scolaires et fiscalité, idéal politique et réalités industrielles, et les régir à partir d’un centre unique de décision, par le moyen de bureaux où se concentrent tous les pouvoirs administratifs, civils et militaires, fiscaux et policiers, mais aussi ecclésiastiques, scolaires, universitaires, et plus tard économiques, sous l’hégémonie d’une seule ethnie5. Modèle monstrueux, si l’on y réfléchit, mais c’est précisément ce que l’on ne fait pas, parce que l’État-nation est devenu sacré, c’est-à-dire intangible en nos esprits, qui résistent à l’idée qu’il pourrait après tout n’être qu’une forme transitoire, comme tant d’autres. On le soustrait à toute critique, à toute contestation, réputées trahisons, jugées comme telles. On enseigne son catéchisme dans ses écoles. On célèbre son culte, on vénère ses statues sur toutes les places. « Il faut une religion pour le peuple » assure-t-on, et comme ce n’est plus guère le christianisme, ce sera donc le nationalisme, le culte de la patrie étatisée, seul Absolu auquel tout s’ordonne, et au nom duquel les maîtres de l’État peuvent mettre à mort leurs hérétiques, ce que ne peuvent plus faire les Églises, Dieu merci.

L’État-nation centralisé et unifié s’arroge ainsi tous les pouvoirs des grands empires traditionnels, bien qu’il n’en ait ni la pluralité ethnique [p. 40] et linguistique, ni le caractère d’universalité. Il se rêve et se veut fermé, complet, suffisant en soi tant pour sa culture que pour son économie, et seul juge non seulement de ses intérêts mais de ceux des autres. C’est donc une partie qui se veut aussi grande que le tout. L’État-nation moderne, unitaire et absolu n’est enfin qu’un empire manqué. Voilà la vérité fondamentale du xxe siècle des nations.

À ce propos une constatation des plus paradoxales : c’est que, si tous les États-nations unitaires en tant que tels ont été et sont des empires manqués, à commencer par celui de Napoléon, les seuls empires réussis de notre temps se trouvent être des fédérations : les USA et l’URSS6.

Trop petits et trop grands à la fois

Regardons maintenant ces États-nations unitaires tels qu’ils sont dans leur être et leur agir concret, non plus dans leurs seules prétentions. Nous verrons aussitôt que tous, sans exception, sont à la fois trop petits et trop grands. Ils sont trop petits si on les regarde à l’échelle mondiale. Ils sont trop grands si l’on en juge par leur incapacité d’animer leurs régions, et d’offrir à leurs citoyens une participation réelle à la vie politique qu’ils prétendent monopoliser.

Le problème du petit État dans le monde des Grands, c’est en vérité le problème de tous les États du monde sauf trois, c’est-à-dire d’environ cent-trente pays (plus souverains les uns que les autres) confrontés aux trois seuls vrais Grands.

Ils sont trop petits « à l’échelle des moyens techniques modernes, à la mesure de l’Amérique et de la Russie aujourd’hui, de la Chine demain », écrivait dès 1954 Jean Monnet (Lettre de démission de la CECA).

Ils sont trop petits pour se défendre seuls, même avec l’aide d’une petite ou moyenne force de frappe, pratiquement annulée par les barrages antimissiles des deux grands.

Ils sont trop petits dans le domaine économique pour répondre au « défi américain » — cela n’a plus à être démontré — mais aussi pour répondre au défi du tiers-monde, c’est-à-dire de tous ces États-nations inconsidérément multipliés sur tous les continents par le retrait des puissances naguère coloniales, et qui vivent mal…

Enfin, ils sont trop petits pour agir politiquement au niveau des empires véritables qui dominent notre monde, et surtout pour résister à la satellisation politique ou économique.

[p. 41] Par quoi ils manquent doublement à la fonction de toute autorité : sécuriser les membres d’une communauté donnée et assurer l’efficacité de sa participation dans les affaires du monde.

Mais en même temps, les États-nations unitaires sont tous trop grands : trop grands pour pouvoir assurer le développement de toutes leurs régions et communes — trop grands pour que leurs citoyens puissent y exercer normalement leurs devoirs civiques et participer effectivement à la vie de la cité ; donc trop grands pour être encore de vraies communautés humaines : et cela c’est la plus grave maladie qui puisse miner un corps politique.

Double dilemme

Telle étant la crise présente de l’État-nation, le régime à prescrire paraît facile à formuler :

Parce qu’ils sont trop petits, les États-nations devraient se fédérer à l’échelle continentale ; et parce qu’ils sont trop grands, ils devraient se fédéraliser à l’intérieur.

Remède facile à prescrire, mais presque impossible à appliquer par nos États-nations, dirait-on.

En effet, l’existence des empires de l’Est et de l’Ouest leur pose un dilemme aussi simple qu’inexorable :

— ou bien ils se contentent de proclamer leur volonté farouche d’indépendance et leur souveraineté absolue, dont ils refusent de rien déléguer à une autorité supranationale, fédérale — et alors ils seront fatalement satellisés un à un ;

— ou bien ils font ce qu’il faut pour pouvoir résister, c’est-à-dire qu’ils décident de résister tous ensemble — et alors ils renoncent à leur souveraineté absolue au profit d’une fédération qui les protège.

C’est ce second parti qu’ont adopté en 1848 nos vingt-cinq petits États suisses et bien leur en a pris. Mais les vingt-cinq États-nations européens, depuis le congrès de La Haye, 1948, n’ont pas fait un seul pas effectif en direction de leur fédération politique. Force est donc de penser qu’il y a quelque chose d’essentiel dans leur nature même, quelque chose de profond et de constitutif qui les retient de s’unir. Et nous voyons mieux ce que c’est, maintenant que nous avons défini l’ambition profonde et constitutive de l’État-nation, sa volonté de souveraineté absolue, donc d’indépendance totale, donc d’autarcie, qui est son ambition proprement impériale. C’est par définition et par structure, non par méchanceté ou bêtise que les États-nations sont impropres à l’union. Leurs relations normales sont de rivalité, non de coopération. Leur mode de contact normal n’est pas l’échange, mais le choc.

Bakounine l’avait déjà dit, il y a cent ans, lorsqu’au congrès de la Première Internationale à Genève, en 1867, il avait dénoncé l’impossibilité de constituer les États-Unis d’Europe sur les grandes nations étatistes.

[p. 42] Le problème de l’union de l’Europe à partir des États-nations paraissant insoluble en théorie autant qu’il le reste en pratique dans l’état actuel de ses données7, il va falloir ou bien renoncer à l’union et alors il n’y aura plus de problème, ou bien modifier les données mêmes du problème, c’est-à-dire chercher à fonder l’union sur autre chose que les États-nations.

Renoncer à résoudre le problème de l’union, c’est faire, en somme, ce que l’on fait actuellement, c’est-à-dire laisser nos États continuer à prétendre à une indépendance de moins en moins croyable, et qui se borne en fait à la liberté (souvent illusoire) de choisir les dépendances les plus profitables.

Mais changer les données mêmes du problème de l’union pour le rendre soluble, c’est d’abord accepter de remettre en question radicalement le sacro-saint État-nation, accepter l’idée de renoncer éventuellement à cette formule périmée, en faire autant avec la notion sacro-sainte de souveraineté ; et c’est ensuite trouver les éléments nouveaux avec lesquels bâtir une union praticable.

Une règle d’or du fédéralisme

Parlant de la mise en place progressive de structures fédérales en Europe, Louis Armand formulait récemment une règle d’or qui trouve ici son application majeure :

Développons en commun ce qui est neuf. Laissons de côté les héritages du passé dont l’unification prendrait trop de temps, demanderait trop d’énergie, et soulèverait trop d’oppositions.8

Quelques mois avant, j’écrivais de mon côté :

L’union, pour deux États-nations, n’est jamais qu’une mesure de fortune, voire un expédient désespéré (comme par exemple l’union de la Grande-Bretagne et de la France proposée par Churchill en juin 1940), autrement dit : ce n’est jamais qu’une concession douloureuse à la nécessité, quand on se sent trop faible soit pour subsister seul, soit pour dominer et absorber les voisins.

Si l’on veut unir l’Europe, il faut partir d’autre chose que de ses facteurs de division, il faut bâtir sur autre chose que sur les obstacles à [p. 43] l’union ; opérer sur un autre plan que celui-là, précisément, où le problème se révèle insoluble. Il faut se fonder sur ce qui est destiné à devenir demain la vraie réalité de notre société, et je vais désigner par là une unité d’un type nouveau, à la fois plus grande et plus complexe que la cité antique, mais plus dense, mieux structurée et offrant un meilleur milieu de participation civique que la nation telle que nous l’a léguée le siècle dernier : — la région.9

Invention de la région au xxe siècle

Il n’est rien dont les jeunes sociologues s’occupent avec plus de passion en Europe. C’est qu’en effet, il s’agit là d’un phénomène complexe et neuf, que nous voyons lentement prendre forme au seuil de ce dernier tiers de notre siècle, comme un visage dont les traits se composent et s’illuminent peu à peu sur le fonds chaotique de la société que le xixe a laissé se faire au petit bonheur, la société stato-nationaliste et industrielle. Sur ce continuum, sans ordre ni structure, d’anarchie arbitrairement quadrillée par l’administration et la police, se détachent maintenant les régions, réalités absolument modernes. Ce ne sont pas les provinces de l’Ancien Régime, effacées, encore moins les départements découpés par Napoléon, ni les « Länder » allemands, trop grands, ni les cantons suisses, trop petits, ni les nationalités de la Double-Monarchie d’antan ou de l’URSS d’aujourd’hui, ni les « States » de l’Amérique du Nord. Ce sont vraiment des créations de notre temps, des organismes en train de naître de la combinaison de forces très diverses qu’il s’agit de capter et d’harmoniser, et dont les principales sont : l’explosion démographique, l’urbanisation galopante, la mobilité des industries, et par suite les nouvelles concentrations de ressources intellectuelles, techniques et bancaires autour de ressources matérielles et naturelles ; la densité des réseaux de communications et de transports ; et enfin l’unité géographique. Cette dernière n’est d’ailleurs plus définie primairement par une frontière marquée sur le terrain à l’aide de bornes ou de réseaux de barbelés, et sur les cartes en pointillés méticuleux, mais au contraire par la force de rayonnement de ce qu’on appelle une « métropole », grande ville ou complexe de villes moyennes formant le cœur, le foyer dynamique d’un pays d’une population minimum d’un à deux millions et maximum de six millions. Ce qui donnerait, par exemple, neuf régions plus Paris pour la France, une dizaine de régions pour l’Italie, deux ou trois pour la Hollande, quinze à vingt pour l’Allemagne fédérale, plus le Luxembourg et j’imagine (bien que la CEE se taise sur ce point) au moins trois régions pour la Belgique.

[p. 44] Au-delà des quelque quarante-cinq régions prévues pour les Six, il y aurait lieu d’étudier la régionalisation des deux autres grands États-nations anciens, l’Espagne et la Grande-Bretagne ; des petits pays du Centre et du Nord, Suisse, Autriche, Scandinavie ; des Balkans ; et enfin, des pays de l’Est, anciens royaumes de Hongrie, de Bohême et de Pologne, ou formations modernes et récentes, Roumanie (avec sa Transylvanie et sa Bessarabie contestées), Yougoslavie (avec ses cinq ou six nations, ses deux religions, dont l’une en plusieurs confessions).

L’histoire, ses lois douteuses et ses accidents trop certains ; les réalités ethniques sous-jacentes ou renaissantes, ici en voie d’extinction, et là, de réveil agressif ; les réalités culturelles, universités, centres de formation des cadres, laboratoires, architecture, lettres et arts ; enfin les dynamismes sociaux et économiques en interaction permanente, combinés avec tous les autres : ce sont les résultantes de ces complexes de forces qui dénotent, définissent et mesurent les régions — plus d’une centaine dans toute l’Europe traditionnelle et actuelle, j’entends à l’ouest de l’Empire soviétique10.

De l’Europe unie aux régions libérées

Pour tenter de faire sentir le concret du problème tel que je l’ai découvert (après bien d’autres), voici un exemple vécu.

Il y a quelques années, je fus invité à un colloque organisé par le festival d’Aix-en-Provence sur le thème suivant : création d’une « métropole régionale » basée sur le complexe Marseille– Aix–Étang de Berre, c’est-à-dire une grande ville portuaire et commerçante, une vieille cité universitaire et culturelle, dotée d’un célèbre festival de musique, et une zone d’intense production industrielle, où sont venues s’implanter les plus importantes usines atomiques françaises. Parmi les quelque soixante personnalités participantes : professeurs et industriels, présidents de chambres de commerce, députés et préfets, éditeurs et animateurs sociaux, je me trouvais le seul non-Français : j’en conclus que j’étais censé représenter dans le colloque l’idée européenne. Invité à parler tout au début, j’improvisai sur le thème que voici :

Il peut sembler curieux, Messieurs, qu’à l’âge de l’union des nations et des intégrations continentales, vous vous préoccupiez d’abord de créer dans votre nation une région plus ou moins autonome. L’effort d’union, et votre effort qu’on soupçonnera de vouloir la division, peuvent sembler logiquement contradictoires. Mais en fait je les vois complémentaires, concomitants. Car au fur et à mesure que se dévalorisent [p. 45] les frontières de nos États-nations, les régions vont se mettre à vivre et respirer de plus en plus librement. Les États-nations les maintenaient dans le cadre rigide de frontières identiquement imposées aux réalités les plus hétérogènes, comme par exemple la langue, l’économie, l’état civil et les richesses minières. Ainsi l’on coupait en deux le bassin de la Ruhr-Moselle qui est d’un seul tenant quant au sous-sol, sous prétexte qu’à la surface les gens parlaient allemand d’un côté, français de l’autre. La CECA, puis la CEE ont permis de surmonter cette absurdité manifeste, et plusieurs autres. Dans l’Europe de demain, libérée de la tyrannie des frontières politiques et administratives imposées aux réalités ethniques et économiques, les régions vont très rapidement se dessiner, s’organiser et s’affirmer. Et comme elles seront jeunes et souples, pleines de vitalité, ouvertes sur le monde, elles noueront entre elles des relations d’échanges aussi nombreuses et fréquentes que possible. Elles seront amenées à se grouper selon leurs affinités, selon leur voisinage, selon les réalités nouvelles qui les auront formées, par-dessus les anciennes frontières nationales désormais réduites au rôle mineur et invisible à l’œil nu que jouent les délimitations entre les cantons suisses : simples commodités pour le cadastre, l’état civil et la gendarmerie. Et c’est sur ces régions que nous bâtirons l’Europe, non sur les cadres en bonne partie vidés des vieilles nations. Ce passage de la nation aux régions sera le phénomène majeur de l’Europe de la fin du xxe siècle. La politique d’union européenne, désormais, doit consister à effacer nos divisions pour donner libre jeu à nos diversités11.

Ces paroles éveillèrent un écho pour moi des plus inattendus : c’est qu’elles venaient à la rencontre non seulement des souhaits des organisateurs du colloque, qui connaissaient les besoins de leur région, mais de tout un mouvement de pensée politique, déjà beaucoup plus large et solidement fondé que je n’osais l’espérer.

Montée des régions

Au cours de ces dernières années, on a vu se multiplier les recherches scientifiques, les articles de journaux, les volumes et les congrès sur la régionalisation des États européens. Le concept de région a pris une place considérable non seulement dans les préoccupations des sociologues, et chez les Six, qui dès 1961 réunissaient à Bruxelles un important colloque sur ce problème12, mais encore dans les milieux dirigeants du pays le plus centralisé du continent et le plus allergique, semblait-il, au fédéralisme à base régionale : j’entends la République française une et indivisible.

[p. 46] La bibliographie des ouvrages consacrés en France aux problèmes de la région moderne comporte déjà une cinquantaine de volumes13 et une bonne centaine d’études substantielles dues à des sociologues, à des politologues, à des économistes, à des juristes, mais aussi à des responsables du Plan, à des hommes politiques comme Mendès-France, Pleven, Giscard d’Estaing, Debré.

Au-delà de ce considérable effort d’imagination passionnée, de recherche scientifique et de renouvellement des conceptions de base, se développe un véritable mouvement de revendications politiques. Les candidats de l’opposition et deux partis, le PSU à gauche, les Indépendants à droite, demandent déjà des assemblées régionales élues, la promotion d’une citoyenneté régionale, la mise en place d’exécutifs régionaux, et la formation d’entités régionales multinationales à l’échelle de l’Europe — toutes propositions qui étaient encore proprement impensables pour un esprit français, il y a dix ou vingt ans.

Dans le manifeste d’un nouveau mouvement politique « Pour le fédéralisme et le progrès social », je lis ces quelques phrases :

Nous proclamons la nécessité de la Révolution fédéraliste et progressiste française pour la construction d’une VIe République.

Nous réclamons la création d’États régionaux français. Ces États régionaux disposeront de pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires comparables à ceux qui existent, par exemple, pour les États-Unis d’Amérique.

Les États régionaux français délégueront partie de leur souveraineté à l’État fédéral français.

La lutte pour notre indépendance nationale ne peut être menée que dans le cadre de l’Europe unie, laquelle sera fédéraliste ou ne sera pas. Dans cette Europe unie la représentation du peuple français sera assurée par l’État fédéral français.

Parmi les plus graves méfaits des bureaucrates et technocrates parisiens et parmi les plus lourdes conséquences de l’exploitation abusive de la province par le centralisme parisien, on compte le sous-développement de plus en plus accentué de vastes régions de France. La nation doit réparation du tort ainsi causé14.

On n’est pas loin de l’agitation populaire et de l’action directe. Dans un hebdomadaire de gauche, je lis ceci :

Sur les murs des villes bretonnes, des affichettes jaunes clament : « La Bretagne crève ! Pas d’emplois nouveaux, fermeture d’usines, émigration des jeunes et des cadres… » Le dépérissement régional n’est pas particulier [p. 47] à la Bretagne. Mais la crise y est si aiguë, la conscience de la crise si vive et l’oppression quasi coloniale de la région si ancienne que Saint-Brieuc était l’endroit tout indiqué pour tenir le premier colloque socialiste régional sur le thème : Décolonisez la Province15 !

Tout cela est intéressant, me disent certains augures, mais n’allez pas y attacher trop d’importance. L’État français ne sera pas si aisément ébranlé. Son chef le tient très bien en main, et vos excités de la région ne l’impressionnent pas.

À quoi je répondrai deux choses :

1° De Gaulle lui-même ne peut tenir en main… que son État. Or la souveraineté de l’État est devenue largement illusoire, quand elle n’est pas toute négative, j’entends quand elle ne se réduit pas à dire non à des mesures positives, ou bien à consentir un abandon (parfois opportun). Ainsi, elle permet aux États de procéder à leur désarmement tarifaire, de renoncer aux droits de douane ; ou au contraire elle leur sert de prétextes à refuser toute délégation de pouvoirs à des organes fédéraux. Mais elle ne peut rien faire de plus. On l’a bien vu lors de la première guerre de Suez… (Droits de faire la guerre ou la paix réduits à rien par les deux Grands.)

2° Derrière l’agitation régionaliste naissante, il y a bien autre chose qu’un mécontentement accidentel, il y a de sérieuses nécessités, appelant des réformes de structure qui, de proche en proche, mèneront très loin…

Ce sont ces nécessités qui expliquent que le Marché commun ait cru devoir convoquer en 1961 le très important colloque de Bruxelles sur les économies régionales, et que ses six États-nations membres y aient pris part.

C’est l’arriération, le sous-développement de nombreuses régions de la France, de l’Italie, ou même de l’Allemagne, qui a obligé les gouvernements de ces pays à étudier très sérieusement le problème de la régionalisation du territoire. On s’est aperçu que ce sous-développement provenait directement de la structure de l’État unitaire, voire, comme le disent plusieurs auteurs, de l’exploitation des régions par l’État central. On s’est intéressé très spécialement aux régions périphériques, les plus négligées par la capitale, et cela a conduit à envisager la possibilité révolutionnaire de régions chevauchant des frontières, d’unités socioéconomiques plurinationales.

Prenez la région lilloise, qui touche la Belgique. Vue de Paris, Lille est une gare terminus, et Roubaix-Tourcoing un cul-de-sac dans un coin de l’Hexagone16. Mais dans l’optique du Marché commun de demain tout change : effacée la frontière qui depuis cent-cinquante ans [p. 48] coupait la région de son aire d’expansion naturelle, Lille devient avec ses cités satellites la métropole de près d’un million d’habitants d’une région s’étendant en Belgique autant qu’en France, et au surplus liée au sud de l’Angleterre.

Or Lille n’est qu’un exemple entre bien d’autres. La Regio Basiliensis rayonne sur trois pays, Suisse, France, Allemagne. Il pourrait en aller de même d’une Regio Genevensis englobant les ethnies francophones périphériques du Mont-Blanc. Et les Six s’intéressent beaucoup à d’autres régions limitrophes bi- ou trinationales, comme celle de Liège-Maastricht-Aachen…

Des régions à la fédération

Imaginons maintenant que dans ces métropoles, peu à peu, se forment ces centres de décision régionaux dont tout le monde parle, et qu’ils acquièrent de la force : lorsqu’ils auront pris en fait (sinon en droit) plus d’importance économique et culturelle que les bureaux de la capitale, la révolution régionale sera faite. Et du même coup la fédération de l’Europe se révélera immédiatement possible.

Il se peut que cette évolution exige bien plus de temps que les pionniers de l’Europe unie ne l’exigeaient et ne l’annonçaient dans l’enthousiasme des premiers congrès fédéralistes, aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Du moins, cette fédération de régions « immédiates à l’Europe » — comme les communes libres médiévales étaient « immédiates à l’Empire » et tiraient de là leurs libertés — sera-t-elle fondée sur des réalités en plein essor, non sur des vieilles carcasses historiques et des mythes vidés de leur pouvoir.

Un des meilleurs sociologues français d’aujourd’hui, spécialiste de la prospective, Jean Fourastié, disait il y a un an devant un colloque réunissant tous les préfets de la République :

L’Europe peut nous tomber sur la tête un beau matin… vers 1985. La région dans le cadre européen, est une unité géographique beaucoup plus opérationnelle que le département et même que la nation17.

Qu’une telle déclaration ait pu être faite en France, et cela précisément devant le corps des fonctionnaires institués par Napoléon pour effacer jusqu’au souvenir des autonomies régionales, voilà qui nous donne à penser que la révolution régionaliste, condition de l’Europe unie, est bien plus avancée que nous n’osions l’espérer.

[p. 49] Toutefois, ne nous y trompons pas : le processus sera très long, et il nous paraîtra nécessairement très lent, au jour le jour. Nous n’en sommes encore, aujourd’hui, qu’au stade de la prise de conscience du phénomène région et des motifs de son apparition en ce moment précis de notre histoire et de l’évolution de notre société occidentale. À peine avons-nous pris la mesure des perspectives qu’il nous invite à explorer, notamment institutionnelles. Des réalisations à ce niveau ne sauraient être décrétées sans transition. Il est normal qu’elles exigent une longue période de mise en place silencieuse des réalités de la région, puis d’expériences concertées, et celles-ci connaîtront forcément des échecs. Organiser, structurer, animer des régions, et finalement les doter d’institutions autonomes, ce sera la tâche au moins d’une génération, vingt à trente ans, en admettant que tout se passe bien plus vite de nos jours qu’à l’aube grecque de notre histoire.

Je ne cite pas la Grèce par hasard. Car je tiens la région pour une forme de communauté aussi nouvelle dans notre civilisation que le fut au vie siècle avant notre ère l’apparition de la polis, dans la société grecque archaïque. Et l’on sait que la polis devint en moins d’un siècle l’unité de base de toute vie sociale et publique en Grèce. Elle donna même son nom à cette forme d’activité : la politique18.

De même que la polis, avec ses autorités collégiales et son régime de participation civique intense, s’opposa durant des siècles à la monarchie autoritaire et belliqueuse, créant ainsi la première civilisation européenne ; de même la région va s’opposer aux faux comme aux vrais empires centralistes et monopolisateurs qui prétendent aujourd’hui se partager le monde.

Si nous n’en sommes encore qu’à la petite aube de la formation des régions en tant qu’éléments de base de l’Europe fédérale à venir, en revanche nous touchons déjà au crépuscule de la période des États-nations. Ce qui empêche la plupart des hommes d’aujourd’hui de le voir, ou d’en croire leurs yeux quand ils le voient, c’est le dogme inculqué dans les esprits pendant plusieurs générations par les soins de l’école, de la presse, et de l’éloquence politique, le dogme de l’immortalité non seulement de ma nation, mais de la forme nationale en général.

Bien sûr, un coup d’œil sur l’histoire suffit à réfuter cette croyance. Bien sûr, dès la fin du siècle dernier, Ernest Renan s’était écrié dans un discours célèbre à la Sorbonne : « Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront. » Et il ajoutait : « La confédération européenne, probablement, les remplacera19. »

[p. 50] Mais tout le monde n’a pas lu Renan… Et cette succession qu’il annonce, ce « remplacement » des États-nations par la fédération, cela ne se fera point par le jeu spontané du fameux « mouvement de l’histoire ».

Il faudra que la succession, le remplacement s’opèrent dans les esprits d’abord, par la révolution la plus difficile à accomplir, celle des catégories de pensée dans lesquelles ont vécu tous nos ancêtres depuis des siècles, et que nous ont inculquées tous les classiques de la philosophie politique, de Bodin et Hobbes à Hegel. Catégories de pensée non seulement invétérées jusqu’à se confondre avec une sorte d’instinct acquis, non seulement chargées d’histoire (oubliée, d’autant plus active dans l’inconscient), mais encore chargées d’une extrême affectivité, irritabilité, résultant du souvenir de tant de guerres récentes, de cent ans de propagande des nationalismes, et de cette religion civique qui prend la place de la foi chrétienne dans l’esprit des masses et la morale de leurs maîtres.

Mutations de pensée et de vocabulaire

Je voudrais indiquer quelques exemples de ces mutations de concepts et de catégories politiques qu’exige la prise de conscience du phénomène régional opposé au stato-national.

Et d’abord, un changement dans le vocabulaire — tout commence toujours par là. Voici une définition de la région que j’emprunte aux travaux du colloque de Bruxelles :

L’activité économique suscite dans l’espace des formes de polarisation qui naissent de relations d’interdépendance et de complémentarité géographique, économique et sociale […] un certain nombre d’unités territoriales réunissant des activités économiques complémentaires et fortement liées, gravitant autour de centres urbains où se localisent d’importantes fonctions économiques, en particulier les fonctions de décision. En outre, ces centres jouent presque toujours un rôle très important du point de vue intellectuel et culturel. Ces agglomérations ont dès lors une importance essentielle pour l’identification d’une unité territoriale dont, en première approximation, les limites correspondent à celles des aires d’influence de son ou de ses agglomérations principales.

Si on exagère leur taille, les régions tendent ou bien à se confondre avec les unités nationales ou bien à perdre leur signification comme unités fonctionnelles. Si on les prend trop petites, le nombre et l’importance des fonctions économiques et sociales diminuent dans l’unité territoriale considérée, de sorte que celle-ci tend à se confondre avec la simple unité locale.

Mais entre ces limites supérieure et inférieure la possibilité peut exister de plusieurs solutions intermédiaires entre lesquelles le choix peut dépendre de considérations contingentes et même comporter une part de subjectivité dans l’appréciation.

[p. 51] En ce qui concerne l’emplacement exact des limites, une certaine indétermination existe manifestement entre régions contiguës de taille donnée, en sorte que ces limites doivent être tracées avec une certaine liberté de jugement20.

Ainsi : là où, dans le monde stato-national, on parlait d’abord de territoires et de superficies, on parle ici d’abord de pôles, de polarisations ; là où l’on parlait frontières, on parle d’ajustements variables définis par des aires d’influences ; là où l’on insistait sur la taille des domaines et sur des chiffres absolus de la population, on se préoccupe de fonctions, de potentiels et de densités.

Tout se passe comme si l’évolution moderne venait subitement de nous faire sortir de l’ère néolithique, celle qui a été marquée par la fixation des tribus nomades sur des territoires cultivés, celle qui a donc été dominée pendant dix à douze millénaires par les notions de terre sacrée, de bornes sacrées, d’attachement au sol, bref par les réalités et les valeurs de la paysannerie — qui brusquement font place aux réalités et aux valeurs de la société industrielle, scientifico-technique, essentiellement urbaine et mobile. Le terme même d’État indique très bien ses origines agricoles : status, state, Staat, État, c’est stabilité et statisme, fermes assises, délimitation par des cadres invariables, et c’est aussi un symbole de durée. La région au contraire se définit par des dynamismes combinés, par leurs résultantes variables, par la densité des échanges et des transports, toutes choses mobiles et plus ou moins indépendantes du sol. Pour la première fois dans l’histoire, la cité se détache du territoire, elle « décolle » ; une unité politique se définit non plus en termes de limites, mais en termes de rayonnement, non plus par son indépendance mais par la nature et la structure de ses relations d’interdépendance.

D’ailleurs, le terme même d’« indépendance » est en train de perdre son sens ancien, stato-national, majestueux et volontiers ombrageux. Louis Armand remarque que « la notion d’indépendance économique a changé complètement de contenu. Le mot “indépendance” a perdu son sens simpliste d’autrefois. C’est maintenant une question d’échanges, de “flux” diraient les scientifiques : il faut chercher à être aussi indispensables aux autres que les autres nous sont indispensables21. »

Je proposerais, pour ma part, que l’on substitue au terme d’indépendance celui d’autonomie, qui a l’avantage de rappeler le gouvernement des cités par elles-mêmes, et aussi, par sa sobriété, de ne pas réveiller les illusions de l’absolutisme, les délires de la souveraineté sans limites. L’autonomie est une notion relative et très précise, quand on parle par exemple de l’autonomie de vol d’un appareil, ou de l’autonomie [p. 52] de décision d’un échelon administratif. Préférons, dans le monde régional, cette liberté modeste mais bien réelle, aux ivresses de l’indépendance absolue mais illusoire dont se vantaient les États-nations.

Enfin, il est une grande notion que les régions nous amèneront à mettre en lumière, c’est celle de la pluralité des allégeances soit d’une personne, soit d’un groupe ou d’une région.

L’État-nation voulait tout faire coïncider dans les mêmes limites spatiales : culture, ethnie, religion, existence économique, loyauté envers le prince maître de tout, et d’autant plus absolument qu’il devenait anonyme et sans visage. La devise de Guillaume Postel et de la Ligue : « Une Foi, une Loi, un Roy » ou la devise d’Hitler : « Ein Volk, ein Reich, ein Führer ! » disaient bien cette volonté quasi démente de réduction de tout au même cadre physique : symptôme d’une grave névrose (ou psychose) politique, qu’on nommera le complexe de Procuste.

Au contraire, dans le monde des régions, la liberté de chacun et l’efficacité de son action seront garanties par la possibilité de se rattacher et de donner son allégeance à des ensembles différents à la fois par leur nature, leurs fonctions et leurs dimensions : petite patrie originelle et culture continentale, idéal national et religion universelle, cité régionale et cité européenne, associations professionnelles et culturelles tantôt locales, tantôt mondiales, domiciles multiples permettant de satisfaire alternativement les besoins contradictoires mais également valables d’enracinement et de nomadisme.

Vers une politique des régions

On a vu que la notion de région s’est imposée à l’attention des économistes d’avant-garde, puis des sociologues et des politologues, et finalement de quelques hommes d’État, grands commis de nos républiques et de tout bord. Les phénomènes majeurs qui ont motivé ces prises de conscience successives sont faciles à énumérer :

a) la CEE, dès ses débuts, a reconnu la nécessité d’une politique de « développement harmonieux des régions » au sein des six nations membres (d’où la Conférence sur les économies régionales de 1961) ;

b) des régions plurinationales se sont définies ou constituées et elles ne peuvent que se multiplier à mesure que les barrières douanières s’abaissent et tombent ;

c) l’analyse du sous-développement de nombreuses régions (Mezzogiorno, Sud-Ouest de la France, Bretagne, Nord, etc.) fait apparaître le rôle parfois décisif et toujours néfaste de la centralisation étatique dans ce processus ;

[p. 53] d) l’agitation des ethnies brimées par les États-nations (Belgique, Italie, Grande-Bretagne, Espagne, canton de Berne, mais aussi France avec ses Bretons, ses Basques, ses Catalans, ses Alsaciens, ses Flamands, ses Provençaux, ses Italiens et ses Corses — et que sera-ce demain en Tchécoslovaquie, en Roumanie, en Yougoslavie…) approche du degré de violence physique susceptible de réveiller et d’inquiéter les maniaques jacobins les plus invétérés (de gauche et de droite) ;

e) enfin, des problèmes délicats, passionnés et passionnants, se trouvent posés par la disparité des définitions ethniques et économiques de la région — et voilà qui provoque une réflexion en progrès intensif et extensif vers quelque théorie générale du fédéralisme22.

L’intention du présent article est de proposer qu’en tenant compte de ces facteurs, on reconnaisse la nécessité de franchir un pas décisif et que l’on décide en conséquence de passer à l’élaboration rapide d’un plan de fédération européenne composée d’unités régionales.

Cette étape me paraît décisive parce qu’elle marque le dépassement de l’ère des États-nations prétendus souverains, unitaires à tout prix au-dedans mais fauteurs de divisions au-dehors, refusant à la fois l’autonomie aux petites nations annexées et les pouvoirs décisionnels à toute institution supranationale ; condamnant à la fois, d’un même mouvement conditionné par le complexe de Procuste, les régions plus petites et la fédération plus vaste.

Articulation du régionalisme et du fédéralisme

Car les stato-nationalistes, désormais, auront à se défendre sur deux fronts — et telle est la faiblesse à long terme de leur position d’obstination unitaire.

Toute analyse honnête du sous-développement en Europe dégage les deux notions bien connues que voici :

a) l’isolement, le repliement sur soi d’une communauté régionale conduit à sa médiocrité économique et culturelle ;

b) l’absorption d’une communauté régionale par l’État-nation centralisé conduit à cette forme de vide économique et culturel qui a résulté partout de la colonisation.

Qui ne voit en revanche que la région articulée dans une fédération continentale

a) retrouve sa vocation particulière jadis réduite ou supprimée par l’État-nation conquérant ;

[p. 54] b) trouve aux échelons supérieurs de la fédération les possibilités de participer à des tâches plus vastes (continentales, mondiales).

II apparaît ainsi que le fédéralisme politique — cas particulier d’un processus général d’optimisation des maxima contradictoires —, loin de se réduire à un système d’alliances interétatiques ou internationales, trouve sa réalisation la plus authentique au niveau des réalités interrégionales.

Pour un Tableau de l’Europe des régions

La perspective d’une Europe à venir composée d’une centaine de régions fédérées (au lieu de vingt-cinq États-nations intriguant et aboyant les uns contre les autres) remplit d’indignation et plus encore d’effroi les tenants jacobins, communistes, bismarckiens, churchilliens ou maoïstes du complexe stato-national sécrété par le siècle dernier.

Tous ces réactionnaires butés et volontiers grandiloquents, à gauche au moins autant qu’à droite, se disposent à contrer de toutes leurs forces et par tous les moyens admis ou non l’entreprise des fédéralistes régionalistes. Pour eux, nous serons d’abord traîtres à la patrie, que nous soyons tenants d’un plus ou d’un moins que les dimensions actuelles de notre État-nation, c’est-à-dire d’une Bretagne, d’une Catalogne, d’une Écosse — ou de l’Europe. Mais nous serons aussi de doux rêveurs, des esprits brumeux, idéalistes utopistes inefficaces, faisant d’ailleurs le jeu de X, d’Y ou de Z selon les craintes traditionnelles de tel ou tel gouvernement ou selon les allergies de tel ou tel chef d’État.

Contre ces passions-là, nul argument ne vaut et je perdrais mon temps à en écrire ici.

Mais des objections apparemment plus réalistes nous sont faites par les partisans « malgré tout » d’une Europe composée d’États-nations. La fédération des cent régions, d’après eux, a) prendrait trop de temps, b) poserait des problèmes trop complexes pour les institutions communes, enfin c) reste subordonnée à l’existence réelle des cent régions, qui est encore hypothétique.

Je ne voudrais indiquer dans cette première esquisse que le principe des réponses aux trois objections :

a) La vitesse du progrès vers l’union politique à partir des États-nations souverains étant demeurée nulle au cours des vingt-deux dernières années, il n’est pas difficile de faire mieux. La construction fédérale à partir des régions a l’avantage de ne pas heurter de front et d’entrée de jeu les souverainetés nationales, de permettre de les contourner, ou survoler, de passer à travers leurs frontières comme sans les voir pour composer dès maintenant (sans attendre ni exiger des permissions qui ne viendront jamais) des centaines de réseaux européens, un [p. 55] tissu toujours plus serré de relations entre activités de tous ordres. Jusqu’au jour où l’on s’apercevra qu’il n’y a plus qu’à formaliser et couronner d’un exécutif fédéral une Europe « faite » dans les réalités. Ce jour-là, une dernière « explication » sera peut-être nécessaire avec les détenteurs des pouvoirs stato-nationaux : mais on saura déjà qui a gagné.

b) La géométrie plane et euclidienne, celle des arpenteurs, suffisait à l’État-nation (et même aux fédérations interétatiques) du xixe siècle. Les réalités de l’Europe des cent régions et les nécessités de l’administration polyarchique de ses réseaux relèvera de la logique des ensembles (notions d’inclusion, d’exclusion, d’intersection, de complémentarité, de sources et de cibles, de produits cartésiens, etc.). Or il se trouve que c’est par la théorie des ensembles que l’on aborde aujourd’hui l’enseignement des mathématiques aux plus jeunes classes des nouvelles générations. De même, la machine à calculer suffisait pour établir le bilan d’un État centralisé, tandis que seuls les ordinateurs pourront permettre de tenir compte des centaines de paramètres traduisant les nécessités régionales aussi bien sociales qu’économiques, culturelles que techniques. Or, ces ordinateurs, nous les avons ! J’ai dit ailleurs que le fédéralisme intégral n’est devenu possible qu’à partir de l’avènement de l’ordinateur. L’objection de la « trop grande complexité » est donc en réalité anachronique.

c) Reste l’objection portant sur l’existence même des régions, que beaucoup tiennent pour douteuse, ou difficile à promouvoir sinon tout à fait impossible dans certains de nos pays. À quoi l’on ne peut répondre — comme d’ailleurs à la plupart des objections portant sur le passage des nations aux régions, puis des régions à la fédération — que par un vigoureux effort d’information sur ce qui existe déjà et sur ce qui est en train de se faire, de toutes parts.

Imaginons un tableau des régions de l’Europe qui décrirait leurs réalités actuelles et virtuelles, recenserait leurs ressources, prendrait la mesure de leurs pôles de croissance, de l’intensité de leurs échanges et de l’orientation des flux de biens et de services tant culturels qu’économiques et techniques, enfin chercherait à prévoir les structures obligées ou probables des réseaux de relations interrégionales définissant l’espace européen. Un tel tableau ferait apparaître aux yeux des hommes politiques et des citoyens alertés une Europe des réalités, insoupçonnée, et par-là même, la possibilité, voire l’imminence d’une fédération européenne solidement fondée dans la vie créatrice et quotidienne des Européens.

Nous pensions tous, au lendemain de la guerre, dans l’enthousiasme des congrès qui lancèrent le mouvement européen — Montreux, La [p. 56] Haye, Lausanne, Westminster et Bruxelles — que l’Europe se ferait lorsque la volonté européenne l’emporterait sur les volontés nationales.

Nous sommes plusieurs à penser aujourd’hui que l’Europe des États-nations ne se fera pas ou se fera trop tard, qu’elle est une contradiction dans les termes, une utopie, et pire que cela : un objectif anachronique.

L’Europe se fera — et sera fédérale — lorsque les volontés locales et régionales l’emporteront sur les mythes nationaux au nom desquels on les a brimées depuis des siècles.

Car les volontés créatrices de la région nouvelle vont du même mouvement vers l’Europe, en sautant l’étape nationale.