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Rôle de la modernité dans les relations Europe-Monde (hiver 1975-1976)a

Tout est venu à l’Europe, et tout en est venu, ou presque.

Paul Valéry

Le problème des relations Europe-Monde m’a souvent occupé depuis deux décennies. Je lui ai consacré trois volumes, des conférences, un colloque, et tout un congrès1. Plutôt que de résumer ici mes conclusions — qui restent ouvertes — ou d’essayer de faire le point — très provisoire — je prendrai le sujet de la modernité, comme le prétexte d’une nouvelle approche, et d’une remise de mes thèses au banc d’essai.

I. Moderne, modernisme, modernité

Chez les intellectuels et les artistes occidentaux qui s’en réclament, le concept exprimé par ces mots signifie qu’il est entendu, avant tout discussion et comme allant de soi que :

— la nouveauté vaut mieux que l’ancienneté ;

— l’originalité vaut mieux que les vérités reçues ;

[p. 4] — le choc vaut mieux que l’équilibration ;

— la mise en question vaut mieux que la mise en ordre.

Au total, la modernité est ce qui doit être préféré, sitôt que certifiée moderne, à toute espèce de tradition, si toutefois l’on prétend se tenir à l’avant-garde de son temps.

Qu’on m’entende bien : quantité d’intellectuels et d’artistes européens, américains et russes ont été et se veulent aujourd’hui encore des tenants de la tradition, qu’elle soit chrétienne, classique, rationaliste ou marxiste. Ils considèrent toute innovation comme une hérésie, ou une maladresse, une erreur obstinée ou une tendance déviationniste. Il existe partout des Anciens, même en Europe. Mais il n’y a de Modernes, et loués comme tels, qu’en Europe et en Amérique. (Il y en eut en Russie jusqu’à Staline : Stravinsky, Malevitch, Kandinsky, Mandelstam, etc.) La Querelle des Anciens et des Modernes n’a jamais eu de sens qu’en Europe.

Tout le monde sait cela et l’ignore à la fois, par refus d’en prendre conscience. Pour beaucoup d’intellectuels et d’artistes occidentaux, prompts à valoriser tout ce qui n’est pas d’Europe et à traiter « d’étonnamment moderne » telle figurine primitive ou tel masque polynésien d’usage rituel, il serait en effet difficile de reconnaître que la modernité, étant ce qui récuse les vérités reçues et remet en question les traditions, elle s’oppose dans le temps et l’espace à toutes les cultures sauf une seule : l’occidentale.

D’où viennent ces erreurs radicales que commettent au sujet de leur propre culture les Occidentaux et eux seuls ? Et d’où vient qu’en tant qu’ils renient les valeurs qui ont fait l’Europe, ils s’en révèlent tributaires, mais se privent de comprendre les autres, qu’ils admirent par malentendu ?

II. Approche proposée

Le problème des relations entre l’Europe et le Monde (tiers et quart-monde) est traité d’ordinaire en termes politiques de puissances comparées (économiques, démographiques, militaires). Et s’il reste du temps [p. 5] en fin de congrès, ou à l’heure des toasts, on cite bien entendu les problèmes culturels, dont l’importance, assure-t-on, ne saurait être sous-estimée (nonobstant tout ce qu’on vient de montrer que l’on tient pour vraiment sérieux).

Je voudrais inverser cette échelle des valeurs, et proposer la thèse suivante : — Les relations entre l’Europe et le reste du monde sont conditionnées par les mêmes forces qui déterminent les structures et les finalités de l’économie d’une société, dont dépendra sa politique et l’usage de ses armements. Or ces forces sont religieuses à l’origine, si elles ne s’avouent plus que culturelles ou idéologiques de nos jours.

Je pose donc que les relations entre l’Europe et le Monde dépendront dans l’avenir immédiat et lointain, comme elles ont dépendu de tous temps,

de la nature des valeurs culturelles (au sens le plus large du terme) qui animent l’Europe et les différents secteurs du tiers-monde ;

des modalités de la confrontation de ces cultures.

III. Le concept de révolution

Mais s’il est vrai que toute culture vient d’une religion et la prolonge en expressions variées, et si la culture occidentale diffère essentiellement de toutes les autres, quelle est alors la différence fondamentale entre les autres religions et celle qui domine l’Occident ?

La réponse doit être cherchée dans la théologie du xxe siècle qui, sur les traces de Karl Barth, a montré que le christianisme n’est pas une religion à proprement parler, c’est-à-dire :

— ne propose et n’impose pas un système de rites et de tabous, un code sacré ;

— n’a pas de Livres sacrés sur les relations sexuelles, économiques, sociales, politiques, comme en possèdent les autres religions « universelles », de Sumer aux Mayas et de l’Inde à la Chine ;

[p. 6] — n’a pas pour fonction principale de maintenir l’ordo mundi et de conserver le système sociopolitique (ses rites et ses conduites sociales) tel que l’ont fondé les ancêtres ;

mais au contraire :

— oppose le « nouvel homme » au « vieil homme », le « Nouvel Adam » christique à l’Adam pécheur de la Genèse.

— oppose la foi, « substance des choses espérées, ferme assurance de celles qu’on ne voit point », aux certitudes de la religion gageant le passé, la tradition, les intérêts de la communauté et sa politique ;

— annonce la destruction totale et irrémédiable de l’actuel ordre des choses (que toutes les autres religions avaient pour mission de maintenir), et son remplacement instantané par un nouvel ordre : « Les choses vieilles sont passées, voici, toutes choses sont devenues nouvelles ». « De nouveaux Cieux, une nouvelle Terre » sont promis, remplaçant ceux qui existent devant nos yeux.

 

Tous ces traits définissent une anti-religion. Que les Églises plus tard aient recréé les éléments d’une religion chrétienne, c’était inévitable et « humain, trop humain ». Mais cela n’ôte pas la nouveauté radicale de l’Évangile : la vérité n’est plus désormais dans le Passé. Le référentiel absolu n’est plus « ce qui s’est toujours fait », mais, au contraire, ce qui est déjà en train de se faire au nom de la Fin universelle, donc de l’Avenir.

Quant au passage de l’ancienne économie à la Nouvelle Jérusalem, correspondant au passage du « vieil homme » à l’homme régénéré, il est décrit comme une rupture, comme une métamorphose subite. Saul de Tarse devient Paul l’Apôtre dans les instants d’une crise aveuglante. Et il écrit, un peu plus tard, qu’au retour du Christ : « Nous serons tous transformés, en un instant » (grec : en atomo), c’est-à-dire en un atome de temps. Ainsi le Chemin de Damas est au principe de l’idée de Révolution.

Idée radicalement exclue par toutes les autres religions, parce qu’elle n’est concevable, en effet, que dans une société travaillée par le message chrétien. Idée profondément antireligieuse et qui, d’ailleurs, fut ressentie et dénoncée comme telle par les Romains.

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IV. « Tout est venu à l’Europe… »

Ces faits religieux fondamentaux conditionnent les échanges entre l’Europe (ou l’Occident christianisé)2 d’une part, et le Monde mahométan, hindouiste, bouddhiste, shintoïste, animiste, communiste3, maoïste, etc., d’autre part.

Rappelons les périodes principales de ces échanges.

De l’aurore des civilisations jusqu’à l’Empire d’Alexandrie, on peut bien dire avec Valéry que « tout est venu à l’Europe » : population, alphabet, droit, cosmogonie — mythe de la Création et astronomie. C’est ce que symbolise le mythe de l’Enlèvement d’Europe. Europe, princesse de Tyr — non loin de Byblos où l’alphabet fut inventé — est enlevée par Zeus qui la conduit en Crête, d’où la civilisation minoenne, nourrie du Proche-Orient, va se transmettre aux Mycéniens et à la Grèce continentale.

Le peuplement de l’Europe s’est produit à partir du nord (Scythes, Doriens, Indo-Européens), de l’Anatolie et du Caucase (par le Vardar et le Danube), et de l’Égypte (par le sud de la Méditerranée puis le Rhône).

Enfin, le droit est apporté aux Grecs par Solon, après ses voyages en Égypte, l’astronomie est importée de Babylone. Et tout cela fait le « Monde antique ».

Puis « viennent » à l’Empire romain les religions du Proche-Orient et le christianisme.

Puis viennent les peuplades germaniques, descendant du Nord-Est, qui apportent jusqu’en Ibérie leur droit communautaire, si différent du droit romain.

Puis viennent, de Bagdad par l’Afrique, les Arabes, qui nous apportent l’aristotélisme, l’algèbre, et bien plus que cela : le concept de l’amour-passion, sa mystique et sa rhétorique, qui vont influencer profondément nos manières de sentir et de rêver, à travers la poésie des troubadours [p. 8] et le roman celtique ; la synthèse de ces grands phénomènes culturels pouvant être localisée à la cour de Poitiers et dans ses environs, au premier quart du xiie siècle.

On peut voir dans cette révolution du sentiment la dernière phase du mouvement vers l’Europe, le dernier grand apport de l’extérieur, définissant la « modernité » d’une époque, — « modernité » au sens de rupture de la tradition, d’où les condamnations répétées de l’Église contre la cortezia des troubadours.

Oui, « tout est venu à l’Europe », mais désormais, tout en viendra, « ou presque… ».

Et d’abord la découverte de la Terre, donnant naissance à la notion d’humanité. Les Européens ont découvert le Monde, et personne n’est jamais venu les découvrir.

Cette constatation symbolique nous permet de faire ici l’économie de l’énumération des découvertes et inventions européennes adoptées, imitées, puis exigées par le Monde, depuis la fin de la chrétienté médiévale et le début des grandes découvertes — moment de l’histoire où le courant des échanges culturels s’inverse d’une manière qui me paraît définitive.

À partir du xve siècle, que fait l’Europe quand elle emprunte au Monde, faute de « valeurs », des formes ou des rythmes ? Elle les pose « en collage » sur ses compositions. Hors du contexte sacré, religieux, traditionnel, qui donnait sa valeur réelle à cette forme plastique, musicale, ou magique. Et sans plus de souci de l’intégrer à notre tradition chrétienne4. En sorte que la greffe sera bientôt rejetée.

Les chinoiseries du xviiie français ne sont qu’une mode et qui n’influence guère que la vaisselle et l’ameublement des plus riches.

Au xixe, la Polynésie séduit Gauguin, sans lui apporter rien d’essentiel que la Bretagne n’ait formé d’abord. Il en va de même pour l’influence passagère de l’art japonais sur Van Gogh.

[p. 9] Le xxe siècle européen va s’ouvrir sur la vogue de l’art nègre, dès avant la Première Guerre mondiale. Les Demoiselles d’Avignon de Picasso en témoignent à la manière d’un manifeste. Puis dans les années 1920, c’est l’invasion du jazz — le jazz, ou musique « anglo-nègre », comme l’écrit d’une manière pertinente autant qu’originale, Charles-Albert Cingria : on ignore très généralement que les negro spirituals utilisent des mélodies populaires du pays de Galles — celles-là mêmes que les « revivalists » des années 1830 utilisèrent pour tant de cantiques qu’on chante encore en Suisse romande. C’est ainsi que l’audition des premiers disques de negro spirituals réveilla d’abord en moi les souvenirs de l’école du dimanche de mon enfance !

Ces apports émotifs ou plastiques à nos arts ont peu de chances de durée en Europe. Dans la mesure même où ils ont signifié trop facilement la « modernité » pendant deux ou trois décennies, ils sont rejetés par les nouvelles générations de créateurs, d’avant-gardistes. Si le jazz a marqué certaines œuvres de Darius Milhaud par exemple, alors en réaction contre le debussysme, un Pierre Boulez aujourd’hui ne lui doit rien, et c’est précisément à Debussy qu’il choisit de se rattacher.

Mais dans le même temps, par la force et la ruse, les Européens s’approprient d’immenses réserves de minerais, d’or, d’aliments et de pétrole.

C’est l’information scientifique, venue de l’Europe et d’elle seule, qui a révélé ces richesses naturelles et dans un sens précis, concret, les a créées. Tel émirat n’est qu’un désert ; ajoutez-y l’art du forage des puits et l’industrie automobile, le même désert vaudra des milliards de dollars.

Ce mouvement va-t-il de l’Europe vers le Monde, ou l’inverse ? Il va de la source scientifico-technique d’information, vers le pays où cette information produira de l’énergie.

Le pétrole est « arabe », dit-on, mais sans l’Europe il n’existerait pas. Et dans ce sens concret, « il vient de l’Europe ».

V. « … et tout en est venu, ou presque »

J’ai fait ailleurs, et à plus d’une reprise, la liste impressionnante des inventions majeures dues à l’Europe, dans tous les ordres5 : arts [p. 10] et sciences, philosophies révolutionnaires et formes de gouvernement, technique et psychologie, moyens de transport et camps de concentration, procédés de construction et procédés de destruction, de guérison des corps et de massacres massifs. Il en résulte à l’évidence que le monde moderne tout entier, en tant que tel, peut être appelé une création européenne.

Que se passe-t-il quand le monde adopte ces inventions, ces procédés, ces formes ?

D’une manière globale, je crois que nous sommes en droit de dire que l’Europe, depuis deux ou trois siècles, exporte sans relâche ses produits finis, non ses valeurs ; ses idéologies, non sa foi ; son obsession de la puissance, non sa passion de la vérité reconnue dans la liberté ; sa formule de l’État-nation, non ses principes du droit des gens, sa séparation des pouvoirs ou sa sagesse fédéraliste ; et pour tout résumer en deux mots, sa civilisation non sa culture, alors que celle-ci explique seule la création de celle-là, et peut seule en fournir le mode d’emploi.

Nécessairement, cette dissociation schizophrénique fausse tous les termes de l’échange aussi bien culturel que commercial. Mais, que le dialogue sur les finalités de la culture et de ses produits devienne de plus en plus défectueux ou inepte, tandis que s’accélère le rythme de croissance des échanges matériels et des contacts humains, voilà qui ne cesse de multiplier et d’aggraver les causes de conflits politiques et militaires.

Trois exemples nous permettront d’illustrer le principe de cette crise mondiale et l’impact sur le tiers-monde de « ce qui est venu de l’Europe ».

 

A. Prenons notre premier exemple au niveau microscopique des effets d’une forme (ici musicale) que l’on impose à la sensibilité d’un peuple, — lequel n’est pas en mesure d’en déchiffrer le message : il ne peut donc que subir cette forme comme une contrainte stérilisante.

L’énoncé des plus hautes valeurs européennes tient dans l’œuvre de Bach et dans celle de Mozart. Les Messes et les Passions réduisent à peu de chose toute tentative verbale pour exprimer ce que l’homme européen a conçu de plus pur, de plus fort et de plus exaltant. Voilà [p. 11] l’Europe suprême, elle n’ira pas plus haut, peut-être, mais qui serait en mesure d’exiger davantage ou de proposer mieux dans le monde d’aujourd’hui ?

Certes, l’Europe réelle est loin de tels sommets, mais ce sont tout de même ses sommets. Elle n’est pas souvent digne de ces œuvres, mais c’est elle qui les a créées. Nous l’oublions souvent et les autres l’ignorent ; ils voient plus facilement ce qui est beaucoup plus bas, au niveau du contact brutal entre leurs coutumes et nos armes, leur sagesse ancestrale et nos machines. Nos péchés sont criants, et tout l’Orient les crie, mais il n’entend pas nos grandeurs. Car la musique est le sublime de l’Occident, mais pour l’oreille d’un Oriental, c’est un bruit vague, une espèce de rumeur insensée…

Seulement, elle est issue du même complexe, et elle répond dans le monde de l’âme au même défi que la science dans le monde des corps et de l’intellect. Les structures musicales se raccordent au psychisme de l’homme européen qui a conçu les machines et la personne. Mais les machines sont transportables et vendables, ce que ne sont pas les sensibilités ni les valeurs spirituelles.

Un intellectuel indonésien me dit un jour : « Vous autres Européens, vous nous envoyez des machines-outils ; c’est très joli, cela nous amuse et c’est utile, mais pourquoi n’y joignez-vous pas un petit livre expliquant d’où viennent ces objets, pourquoi vous avez eu l’idée de les construire et comment ils expriment et transportent, en fait, tout un monde de valeurs complètement étranger à nos croyances traditionnelles ? »

Une autre fois, il me raconte que sa femme, qui est Hollandaise, donnait des leçons de solfège aux enfants d’une école de Djakarta ; et quand ils eurent appris les notes de notre gamme, elle leur dit : « Composez maintenant une chanson dans le goût de ce pays ». Mais ils ne purent écrire que de petites mélodies qui ne rappelaient rien de leur musique indonésienne et ne faisaient que réinventer les lieux communs de nos chansons européennes, qu’ils n’avaient jamais entendues.

Ainsi, chaque machine exportée est, en fait, un cheval de Troie. Nous avons évacué nos guerriers et retiré nos fonctionnaires, mais nous ramenons subrepticement, et sans le savoir, des occupants plus efficaces et plus puissants, car c’est aux pensées qu’ils commandent, [p. 12] aux sentiments, aux sources mêmes de l’invention et de la compréhension de la vie. Nos machines et nos raisonnements, nos formes d’art et de gouvernements transportent au loin des champs de force qui vont agir anarchiquement, détruisant les bases mêmes d’équilibres anciens, appelant et impliquant impérieusement d’autres ensembles de valeurs, mais ne pouvant les communiquer, les expliquer et les faire vivre, au sens le plus fort de ce terme.6

 

B. Mon second exemple sera pris au niveau macroscopique du contact de l’Europe et d’un empire, la Chine : — qu’a-t-elle reçu de l’Europe ? et qu’en fait-elle ?

La Chine a pris d’abord l’idée de révolution, qui est bien l’idée la plus contraire à sa tradition millénaire d’équilibre des antinomies, c’est-à-dire de complémentarité du yin et du yang. Elle a reçu toute faite, « clé en main », la doctrine de la révolution issue de la société industrielle du xixe siècle européen : le marxisme. Elle a reçu la technique, et elle développe une science empruntée (sauf pour la médecine) à l’Occident — entendons aux États-Unis plus qu’à la mère-patrie européenne. Cet ensemble d’options fondamentales, de doctrines, de pratiques, d’orientations, constitue sa modernité.

L’idée de révolution se manifeste par la volonté de rompre avec la tradition la plus indiscutée, la plus omniprésente et la plus populaire du pays. Dans le cas de la Chine, c’est celle de Confucius (551-479 av. J.-C.), aujourd’hui désigné comme ennemi du peuple et suppôt de l’impérialisme national-soviétique et yankee. La modernité consiste donc pour la Chine à renier le Chinois le plus célèbre, pour lui substituer cet Européen typique : un Juif allemand, dont le père s’était fait protestant, et qui écrivait dans les salles du British Museum, pour le New York Daily Tribune (grand organe du capitalisme américain) des articles qui le faisaient vivre, et qui formeront une partie de Das Kapital. Karl Marx avait prévu que sa révolution se produirait dans les pays industriels. Or la Chine est une grande paysannerie. Il va falloir la moderniser. Et ce sera cette exigence de rejoindre les conditions d’une révolution marxiste que Mao appellera révolution. Il parlera d’abord [p. 13] de « bond en avant » (marquant ainsi sa volonté de rupture avec le passé, non plus d’évolution harmonieuse). Puis il parlera de « révolution culturelle », marquant ainsi que la modernité ne saurait se développer spontanément dans un peuple que toute sa tradition préparait à refuser le nouveau, le moderne, comme représentant l’erreur même : il faut donc que l’État force le processus par une série de secousses et de bonds en avant bien calculés. Mao a précisé qu’il y aurait lieu de renouveler périodiquement la « révolution culturelle », et cela s’explique aisément. Car cette « révolution » est en réalité, la modernité décrétée.

Le chemin de la paysannerie du tiers-monde vers la société industrielle de demain s’annonce si long que les dangers de la croissance illimitée sont encore inconcevables dans ce monde-là. D’autant plus que Mao, très sagement, freine les développements les plus nocifs de la technique — comme par exemple, l’automobile.

 

C. Reste le virus le plus sûrement mortel que l’Europe ait propagé dans le monde en le colonisant intensivement pendant un siècle7, puis en se retirant en quelques années : je veux parler du stato-nationalisme. Il semble bien que Mao en ait vu le danger et prenne des mesures pour immuniser son peuple, si l’on en juge par l’une des directives récentes que « le Grand Timonier » fait répéter chaque jour à des millions de travailleurs : « Ne préconisez jamais l’hégémonie ». (Il est clair que cela vise d’abord le grand voisin, mais enfin le slogan paraît valoir pour tous…)

La modération dans la modernisation, c’est-à-dire la manière raisonnée et maîtrisée dont la Chine s’européanise par l’extérieur, — contraste avec ce que pratiquent la plupart des autres régimes asiatiques et africains hâtivement bricolés sur le modèle de l’État-nation européen.

Les Nations unies comptent aujourd’hui 153 États-nations, dont les 4/5e ont moins de 30 ans d’âge et n’en sont que plus aptes à revendiquer leur souveraineté stato-nationale illimitée. Là réside le plus grave danger pour la survie du genre humain.

[p. 14] Car cette souveraineté sans limites se présente toujours comme quelque chose qu’il s’agit de « protéger » contre les « ingérences étrangères ». C’est la forme politique de la paranoïa. Elle ne se pose qu’en s’opposant aux voisins et aux « impérialismes internationaux ». Si elle s’oppose à l’impérialisme américain, elle conduit à une République populaire nationale et démocratique à dictature militaire résolument socialiste. Si elle s’oppose à l’impérialisme soviétique, elle conduit à une République populaire nationale et socialiste à dictature militaire résolument démocratique.

Les pays neufs de l’Afrique et de l’Asie du Sud-Est, ainsi qu’une bonne moitié des pays depuis longtemps décolonisés de l’Amérique latine, se partagent à peu près également entre les deux tendances, de plus en plus difficiles à distinguer. Ce ne sont donc pas à proprement parler des conflits idéologiques qui nous menacent, mais c’est le mécanisme même des prétentions stato-nationales qui oblige 150 nations à s’armer au-delà de toute raison contre des ennemis qu’elles se créent, dont elles ont besoin pour survivre et assurer leur « cohérence nationale », et qui un jour se matérialiseront sous la forme de victimes de tirs atomiques « préventifs ».

Dans un état du Monde où l’humanité se voit menacée 1°) par l’explosion démographique des régions les plus pauvres du tiers-monde, 2°) par des famines continentales, 3°) par la pollution des océans, et 4°) par la criminalité internationale à « justifications » politiques, — la possession par une centaine d’États-nations de centrales nucléaires, et donc, à bref délai, de bombes atomiques, pose le problème de la survie du genre humain au-delà du xxe siècle.

En effet, le dogme de la souveraineté nationale interdit aux États-nations de répondre victorieusement aux défis mortels qu’on vient de citer8. Or la souveraineté nationale ne sera bientôt plus garantie que par la possession de l’arme nucléaire. Mais l’arme nucléaire est désormais [p. 15] à la portée de toutes les mafias politiques. Il est donc fatal, dans ces conditions, qu’une guerre atomique, même si aucun État ne la souhaite, éclate « par accident » avant la fin du siècle, prévenant les effets encore plus destructeurs qu’auraient sans elle les famines continentales ou une diminution catastrophique de l’oxygène par suite de la mort du plancton océanique.

VI. Vocation de l’Europe

Les conditions critiques que l’on vient de rappeler ont été créées par l’Occident, et d’abord par l’Europe (colonisation, formule de l’État-nation, développement industriel non équilibré par un développement moral, technologie « sauvage », sans vues prospectives, pharmacopée localement efficace mais globalement nocive). C’est à l’Europe qu’il appartient de modifier ces conditions, et l’on ne voit pas de raisons d’espérer que des solutions radicales puissent venir d’ailleurs.

Si les Européens ne parviennent pas à s’unir au-delà de leurs États-nations, ni à résoudre le complexe systémique de leurs problèmes économiques-écologiques-civiques, au prix de l’abandon de leurs sacro-saintes souverainetés nationales, on ne voit pas comment le tiers-monde perdrait sa croyance aveugle dans la validité de la formule stato-nationale, ni par suite, comment la guerre atomique pourrait être évitée.

C’est en Europe et non ailleurs que les anticorps des virus répandus par nos États, notre technologie, notre matérialisme, doivent être élaborés, et peuvent l’être.

L’union fédérale de nos peuples pourrait seule permettre une lutte efficace contre les périls écologiques qui menacent notre continent (pollution du Rhin, de la Méditerranée, de l’Atlantique, pénurie d’eau potable, multiplication des centrales nucléaires, désordres climatiques, altération chimique des aliments, etc., etc.).

La création de régions fonctionnelles (économiques, écologiques, ethno-culturelles, énergétiques, etc.) nécessairement transfrontalières dans un très grand nombre de cas, pourrait seule permettre 1°) un [p. 16] dépassement du dogme de la souveraineté nationale illimitée ; — 2°) une restauration du sens civique et des possibilités de participation des citoyens à leurs affaires communes, qui est la seule prévention efficace contre la délinquance générale ; — 3°) la mise au point d’un modèle de mesure humaine, opposé aux modèles de gigantisme de plus en plus inhumain développés par les USA et l’URSS.

Enfin, seul l’exemple vécu et réussi d’une Europe fédérée au-delà et en deçà de ses États-nations serait susceptible d’exercer sur le tiers-monde une influence décisive, orientant les peuples à travers l’élite de leurs responsables, vers des formules de communauté plus conformes à leurs conceptions du monde, à leur way of life, ainsi qu’à leurs données géohistoriques, écologiques et ethno-culturelles.

La vraie modernité pour l’Europe pourrait offrir l’exemple au monde, et dont on peut espérer qu’elle exercerait sur lui une attraction puissante, consisterait dans la prise au sérieux des vertus créatrices de l’Europe et de la vocation de l’Europe dans le Monde : animer, équilibrer, fédérer, en prenant pour finalité non la puissance des États mais la liberté des personnes.

Telles sont les grandes orientations qui me paraissent propres à guider une relance, qu’il faut souhaiter, aussi prochaine que possible, du Dialogue des cultures.