Conférences du comte Keyserling (avril 1931)a
L’auteur du Journal de voyage d’un philosophe, d’Analyse spectrale de l’Europe, de Psychanalyse de l’Amérique, le célèbre philosophe fondateur de l’École de la Sagesse de Darmstadt vient de donner au Trocadéro trois conférences sur les problèmes fondamentaux de la civilisation moderne. Décidément, le goût du colossal — transmis aux Américains — reste un trait marquant de l’âme allemande : le choix de la salle, les sujets abordés, jusqu’à la stature du conférencier en témoignent une fois de plus.
Accueilli avec quelque perplexité par le public de la première conférence, sifflé à la seconde, ovationné à la dernière, Keyserling, il faut le reconnaître, a su, par trois fois, tenir en haleine une salle énorme en parlant avec sérieux de problèmes essentiels : c’est une performance qui vaut d’être enregistrée.
Rien de très neuf dans cette trilogie philosophique, mais un bel ensemble d’observations justes et souvent profondes sur les grandeurs et les misères d’une ère mécanicienne qui prélude à l’organisation du monde-termitière type Lénine ou Ford. Soucieux de comprendre notre temps avant de le condamner ou de l’absoudre, défenseur convaincu d’une spiritualité dont il annonce le réveil au sein même du triomphe des machines, Keyserling apparaît comme un type très représentatif de l’Occident. Il n’a rien du prophète oriental contre lequel des Massis mal informés nous mettaient naguère en garde.
Keyserling voit la cause du développement exagéré de la technique dans le fait qu’aujourd’hui les masses veulent conquérir des biens spirituels et matériels réservés autrefois à ceux-là seuls qui, par leur naissance ou leur milieu, se trouvaient préparés pour en jouir convenablement. Il faut organiser la conquête et la distribution de ces biens : d’où la technique. Cette prétention des masses, légitime d’ailleurs, a entraîné le renversement de presque tous les buts de civilisation. C’est ainsi que la pauvreté, considérée par les civilisations spiritualistes comme le bien suprême dont seuls quelques élus [p. 288] peuvent se rendre dignes (les brahmanes par exemple, le christianisme primitif) — la pauvreté est considérée de nos jours comme un mal absolu et honteux. C’est ainsi encore que l’idéal chrétien de l’amour du prochain a tourné pratiquement à la méfiance systématique du voisin inévitable. Mais ces anomalies très graves ne sont peut-être que transitoires, ajoute Keyserling. Nous traversons une crise d’adaptation, et il s’agit de la résoudre dans le sens d’une philosophie de la vie qui rende aux valeurs spirituelles leur primauté : car c’est à cette condition seulement que la vie humaine gardera sa signification. En somme, on pourrait résumer la pensée de Keyserling en disant qu’il oppose à l’idéal actuel d’assurances à tous les degrés — idéal antispirituel, mécanique et « formidablement ennuyeux » — un idéal de risque qui redonne à toutes choses leur vivante réalité.
Mais tout ceci, à quoi nous ne pouvons qu’applaudir, ne saurait être pour nous qu’une « introduction » à l’ère spirituelle, une préparation nécessaire mais nullement suffisante. Ce n’est pas la peur du monde-termitière qui sauvera la condition humaine menacée par le matérialisme : c’est un idéal positif, immédiat parce qu’éternel. Là où Keyserling dit seulement adaptation, nous ajoutons régénération ; et lorsqu’il dit spiritualité, nous pensons connaissance mystique.