Kasimir Edschmid, Destin allemand (octobre 1934)a
Le meilleur livre de l’année. Je crois bien pouvoir l’affirmer. Le roman le plus fort, le mieux fait, le plus impressionnant, celui qui apporte le plus de nouveauté, d’humanité, de grandeur. J’ai d’autant plus envie de le dire qu’on n’a pas annoncé sa parution à grand fracas, et qu’à ma connaissance, tout au moins, presque personne encore n’en a parlé. Ce qui n’est pas très étonnant, d’ailleurs. Il s’agit d’une œuvre allemande, d’un auteur inconnu en France jusqu’ici, d’un roman qui veut dire quelque chose — quelque chose qui ne plaira pas au public habituel des prix Goncourt —, et qui le dit avec une puissance assez austère.
Six chômeurs allemands, anciens officiers et sous-officiers pendant la guerre, s’embarquent pour l’Amérique du Sud. On les a engagés pour instruire l’armée bolivienne, mais sans contrat, car le traité de Versailles interdit à la Bolivie d’utiliser les services des Allemands. Pendant leur traversée, un coup d’État renverse le gouvernement qui les avait appelés officieusement. Ils hésitent à poursuivre. L’un d’entre eux se laisse entraîner par des révolutionnaires qui préparent un coup de main contre le dictateur du Venezuela ; un autre ira chercher fortune en Argentine, dans une plantation de thé où, d’ailleurs, la crise mondiale l’aura précédé. Les quatre autres atteignent enfin La Paz, capitale de la Bolivie, ville étrange, perdue à 4000 mètres d’altitude [p. 813] dans un désert glacé, dominé par d’énormes cimes neigeuses. Le ministre de la Guerre, un métis assez suspect, les paye mais ne leur donne rien à faire ; finalement, pour se débarrasser d’eux, il les fait tomber dans un piège grossier : un agent provocateur leur offre un engagement au Paraguay, qu’ils ont la naïveté d’accepter. Accusés de haute trahison, ils sont jetés aussitôt dans une prison infecte, avec des Indiens lépreux. Le ministre d’Allemagne à La Paz, Pillau, réussit à les tirer de là après des semaines d’efforts fiévreux, durant lesquelles il éprouve amèrement la faiblesse de son autorité, c’est-à-dire la faiblesse de l’Allemagne sur le plan international. Les quatre hommes s’en vont à Buenos Aires, et, là, à bout de ressources, acceptent de collaborer à une révolution qui va bouleverser le Brésil. Ils retrouvent un de leurs compagnons du début, celui qui était parti pour le Venezuela, et qui a subi, lui aussi, des emprisonnements, le bagne, et des tortures physiques inouïes. Mais ils ne se retrouvent que pour aller se faire tuer ensemble devant Rio de Janeiro, au cours d’un combat acharné contre une section des troupes régulières, dont le chef n’est autre que le planteur de thé, le sixième camarade.
Voilà qui donne l’idée d’un roman d’aventures. Destin allemand est bien, entre autres, un roman d’aventures, et même d’une intensité peu commune. Mais cet aspect-là, qui suffit d’ailleurs à rendre le livre passionnant et presque obsédant, ne suffit pas à expliquer l’impression de grandeur brutale et grave à la fois qui demeure dans l’esprit, bien après qu’on l’a lu. En vérité, ce résumé laisse à peine entrevoir le véritable sujet de l’œuvre, celui que désigne le titre.
Ces six hommes1 ont été chassés de leur pays par une crise qui n’est pas seulement économique, par une crise qui atteint à la fois leur attachement à la patrie et leur humanité, au sens le plus profond. Ce dont ils souffrent, ce n’est pas seulement de manquer de travail et de ne pas gagner leur pain, mais c’est surtout de constater que l’Allemagne, pour laquelle ils se sont battus, n’a plus la force d’utiliser leurs énergies, leurs vocations humaines. L’un d’eux est architecte, et il rêvait d’entreprises coloniales : mais on ne construit plus, là-bas, et il n’y a plus de colonies. D’autres étaient mécaniciens, aviateurs ; un autre [p. 814] encore, employé de bureau ; le dernier, paysan. On n’a pas voulu d’eux, là-bas. Et les voici lancés dans une vie d’aventures qu’ils n’avaient pas voulue, qui les détourne de toutes leurs espérances. Ce n’est point qu’ils aient peur, mais tout leur apparaît absurde. Et rien n’est plus atroce à supporter que ce sentiment-là ; l’absurdité de sa vie, l’absurdité du destin qu’on subit. Arrachés de leur terre et de leur peuple, ils s’en vont au-devant d’une existence qui n’a plus aucun but, au-devant de souffrances qui ne servent à rien. Ce sont des hommes très simples et qui s’expriment difficilement. Seul Pillau, le ministre, l’incarnation de leur nation, saura leur dire le mot de ce destin. « Nous avons perdu la guerre, Bell, et dans la situation où nous sommes, nous ne pouvons plus nous affirmer que par le sacrifice… Il ne s’agit pas de ces sacrifices dont on s’acquitte avec son argent ou avec son travail, mais de sacrifices pour lesquels on joue sa propre existence intérieure. » Le destin de ces déracinés, ce sera désormais de porter en eux-mêmes l’image tragique de leur patrie, l’idée profonde de leur nation, que Pillau définit comme la fidélité, et de tout sacrifier à cette fidélité. À mesure qu’ils s’éloignent de leur patrie, cette image grandit en eux, prend forme et puissance, et c’est en elle qu’ils communient, c’est elle seule qui les soutient dans les plus effroyables et dégradantes épreuves. Eux, les simples, ils souffrent physiquement. Mais leur drame s’exprime dans la méditation de Pillau, d’une manière non moins tragique. « Il découvrit, pour la première fois, une forme nouvelle de patriotisme, une façon silencieuse, profonde, bouleversée, broyée, souffrante, et pourtant fière, d’être Allemand, de garder la tête haute pour l’Allemagne, et de participer au destin qui lui était échu pour un temps. Ce destin qui obligeait l’Allemagne, après la guerre, à vivre dans un état de guerre encore plus cruel qu’auparavant, et qui en faisait un pays pauvre, abattu, désuni et impuissant… »
Mais tandis que Bell, le chef du petit groupe, agonise au fond d’une tranchée, sous les murs du fort de Capocabana, il a soudain la vision d’une Allemagne future renaissant de son calvaire, purifiée et galvanisée par ses sacrifices. La haute stature de Pillau se dresse devant lui. Une fois encore, Pillau lui montre le sens du sacrifice de « ces jeunes gens qui sont entrés dans le malheur la tête haute ». Car ce sont « les jeunes gens, qui ne possédaient rien, qui ont écrit les pages héroïques de l’histoire, et non les gens âgés qui possédaient tout. Ces [p. 815] jeunes Allemands qui doivent supporter, de nos jours, toutes les misères du monde au fond de leur exil, ceux-là deviendront sûrement un matériel incomparable. Car, voyez-vous, Bell… rien ne rend aussi dur et aussi ardent que le malheur. Rien ne rend aussi brave et aussi passionné, aussi modeste, aussi patient et aussi endurant que le malheur. Et rien ne fonde une communauté comme le malheur. La communauté des gens qui vivent dans l’aisance, celle-là ne vaut pas un clou. Mais la communauté des gens cimentés par le malheur, ça c’est la seule vraie communauté qui puisse exister pour un peuple ».
J’ai tenu à citer ces passages pour faire sentir à quelle hauteur se situe le drame de ce livre. Nous sommes bien loin de la « propagande » nationaliste et des rodomontades hitlériennes2. Nous sommes ici au nœud tragique de ce problème allemand qui domine l’après-guerre, et dont le dénouement doit nous laisser d’autant moins indifférents que notre sort à tous, Européens, y est engagé. À vrai dire, il est malaisé de faire la part, dans ce drame, de ce qui est national et de ce qui est plus généralement humain. Destin allemand pourrait aussi s’appeler « La condition humaine ». Et plusieurs des paroles de Pillau, — les plus belles peut-être — pourraient s’appliquer au destin de n’importe quelle nation, de n’importe quelle communauté. Le « fait nation », dans les dernières phrases de Pillau, n’apparaît-il pas lié au seul malheur des hommes ? Et n’est-ce point là le vrai tragique de l’Allemagne actuelle, que son destin la force à n’envisager plus le sort de l’homme que sous l’aspect du sort de la nation ? Tel est, je crois, le problème central qu’impose ce livre, et l’on admettra bien, quelque opinion qu’on ait sur le point de vue strictement « allemand » de l’auteur, qu’il est peu de problèmes plus graves pour notre avenir immédiat.
Mais ce Destin allemand évoque bien d’autres questions. Edschmid a fait le tour du monde ; il a séjourné longtemps en Orient et en Amérique ; [p. 816] il s’est enfoncé profondément dans la vie africaine ; et, de toutes ces enquêtes passionnées, il rapporte une certitude assez impressionnante : partout où il se crée quelque chose de durable dans le monde, c’est l’œuvre d’un blanc. Les blancs seuls ont su créer des empires solides, des valeurs morales stables, de la fidélité. Les blancs seuls savent tenir une parole, se sacrifier à une cause désespérée, tenir le coup, malgré les trahisons du sort. Mais la guerre, mais la politique surtout, sont en train d’ébranler leur prestige. L’empire anglais se dissocie lentement. La France doute de sa mission. L’Espagne est morte, et le spectacle de la vie politique en Amérique du Sud fait mesurer la déchéance d’une race qui n’a pas su se garder pure. Alors ? Serait-ce bientôt l’heure de l’Allemagne ? On sent partout cette interrogation, cette anxieuse espérance, dans le livre d’Edschmid. Et l’on découvre, pour la première fois peut-être, l’arrière-pensée mondiale, grandiose, qui soutient ce peuple fiévreux dans les épreuves qu’il traverse. Ce ne sont pas les journaux qui nous apprendront tout cela. Il faut lire Destin allemand, comme on lirait dans la conscience même d’un peuple. Il faut avoir éprouvé par ce livre la grandeur d’une telle espérance, si l’on veut juger sainement la politique étrange de cette nation.
Mais j’ai dit que cette œuvre pourrait s’intituler tout aussi bien « La condition humaine ». C’est qu’elle éveille, en dépit de ses intentions nationalistes — au plus haut sens du mot, je le répète, mais il se peut tout de même que certains lecteurs français en soient choqués — le sentiment d’une fraternité humaine que le roman d’André Malraux, qui porte précisément ce titre, était loin d’évoquer avec une pareille puissance. J’ai eu l’occasion de dire, ici même, mon admiration pour les livres de M. Malraux. Je suis d’autant plus libre pour affirmer aujourd’hui que le roman d’Edschmid est d’une classe nettement supérieure. J’ajouterai même que c’est un bel éloge du talent de M. Malraux que de constater que ses livres sont les seuls ouvrages français qu’on puisse comparer, tant pour leur sujet que pour leur atmosphère et leur tension3, à ce Destin allemand, qui, toutefois, les domine. [p. 817] Edschmid est plus viril, plus massif, plus sain ; moins complaisant surtout aux voluptés de l’aventure, à la psychologie de la douleur physique. Ses héros subissent, avec un héroïsme et une révolte plus émouvants d’être silencieux, des tortures dont les héros de Malraux n’ont pas toujours renoncé à faire de la littérature. On comprend bien que je n’oppose pas ici le nationaliste au communiste. Je ne partage pas plus les idées racistes d’Edschmid que les idées marxistes de Malraux (encore que l’un et l’autre fassent figure d’hérétiques dans leurs camps respectifs). Mais sur le plan de l’art romanesque, autant que sur le plan généralement humain, je suis contraint de reconnaître qu’Edschmid est le plus authentique.
Il y a, dans Destin allemand, un timbre de voix métallique, une sobriété amère et courageuse, un souffle, une grandeur enfin qui nous ramènent puissamment au sens de la réalité humaine, au sens de la dégradation humaine, au sens du péché concret de l’homme. Et qui rendent à notre jugement une rigueur qui se perdait à soupeser des objets trop petits.