André Gide ou le style exquis (à propos de Divers) (octobre 1931)a b
La manière est toujours l’indice d’une complaisance, et vite elle en devient la rançon.
(Divers, p. 75.)
Ces quelques notes voudraient marquer une réaction toute personnelle provoquée par la dernière « manière » gidienne, et je m’excuse dès l’abord de la rapidité avec laquelle je suis décidé à les formuler. Si l’on y voit une regrettable désinvolture vis-à-vis d’un des écrivains les plus justement célèbres de ce temps, elle aura du moins le mérite de la spontanéité, qualité dont Gide aime à douer les héros de ses récits, mais dont lui-même se révèle dépourvu dans une mesure qui est celle, exactement, de son art, — considérable. Art de ruses, de pondérations et de nuances sarcastiques (celles du serpent qui charme à froid) — art qui tout ensemble se définit et se limite par l’épithète valéryenne d’exquis.
On sait quels « jugements » Gide s’attira naguère, dont la « saine rudesse » m’a toujours paru plus rude que saine. Je ne pense pas qu’il faille opposer aux suggestions d’un moraliste trop subtil les vaniteux verdicts d’une moralité toute faite. Je ne me récrie pas et ne compte nullement désigner l’auteur de l’Immoraliste à la vindicte des « honnêtes gens ». D’abord parce que je me refuse à reconnaître aucune [p. 726] réalité chrétienne à cette dernière catégorie. (On sait qu’il y a dans le monde moderne trois sortes de gens, les pécheurs, les sauvés et les honnêtes gens.) Ensuite, parce que je ne veux pas me laisser entraîner sur le terrain purement moral ou immoral où Gide provoque ses lecteurs à le juger, sûr d’avance que l’intelligence sera de son côté. — « Causons un peu », dit le serpent…
Divers, recueil d’aphorismes, de « caractères » et de lettres, est en somme un plaidoyer pour André Gide. J’avoue qu’il sait dans un grand nombre de cas me convaincre ; et que, dans la plupart des autres, il est si admirablement habile qu’on vote l’acquittement à main levée, sans examen des preuves. Non seulement Gide a presque toujours raison de ses juges, mais il sait avoir raison comme en s’excusant. Il apporte les plus délicats scrupules à sa justification, « prêt à tous les effacements » (p. 59). Là où d’autres triompheraient, il met une sourdine. Car il sait que la modestie est la vertu de choix du classicisme. Et qu’il est le dernier de nos classiques… Pareille modestie est, d’ailleurs, signe de force : les critiques auxquels il adressa les lettres reproduites dans ce recueil en savent quelque chose, et le Père jésuite qui tenta de soutenir la controverse prit une leçon de distinguo magistrale et cruellement ironique. Je ne tiens pas du tout à imiter ce Père. Nul besoin de citer à la barre d’un jugement dernier anticipé un esprit qui s’honore — on excusera le jeu de mots — d’être « non-prévenu ».
Mais voici ce qu’il y a : l’on éprouve une gêne grandissante au spectacle de l’autojustification obsédante que les derniers écrits de cet auteur reprennent et fignolent avec un talent disproportionné à son objet. Que Gide ne soit pas si « mauvais » qu’on l’a dit, — ou qu’il a bien voulu s’en donner l’air — je suis prêt à le concéder au-delà de ce qu’il espère. Par incompétence radicale. Ce qu’il faut certainement déplorer, c’est de le voir utiliser des dons incomparables et une sorte subtile de loyauté à des fins rien moins que grandes. Car l’excès même de ces scrupules les fait tourner soudain, les fait cailler en coquetteries. Et voici que l’explication de soi pareillement tourne en indiscrétion, et cette retenue trop consciente de ses effets n’est plus qu’une impudeur raffinée.
[p. 727] « Celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais celui qui veut la perdre la rendra vraiment vivante », répète inlassablement M. Gide1. Seulement, celui qui, de propos délibéré, veut perdre sa vie, et non pas pour Christ, mais pour la rendre vraiment vivante, celui-là ne fait qu’usurper la forme du sacrifice ; et c’est en vain qu’il tenterait d’y loger autre chose que son égoïsme et sa coquetterie profonde.
Tels sont les tours que nous joue la morale lorsque, se prenant pour fin, elle s’érige en dialectique indépendante. Si des sophismes de ce genre n’apparaissent pas plus souvent chez d’autres « moralistes » c’est que ceux-ci sont moins intelligents, moins conséquents que M. Gide, ou qu’ils reculent devant l’audace de conclusions en toute logique inévitables. Car ce qui naît de l’Évangile n’a de sens que par le jaillissement vers Dieu. Et tout précepte évangélique une fois détaché de la grâce se décompose avec virulence en sophismes, ou bien engendre des chimères.
Tout, ainsi, devient inextricable. Les Lettres au cours desquelles Gide répond à ses critiques sont tout à fait significatives à cet égard. L’on est d’abord séduit par la finesse et la mesure de leur argumentation, par leur côté vraiment « non-prévenu », et puis, soudain, l’on s’impatiente d’être ramené sans cesse dans un cercle de paradoxes et de malentendus où il semble qu’un esprit de cette classe ne devrait pas supporter qu’on l’engage. Mais qu’est-ce à dire lorsqu’on comprend que, non satisfait de s’y complaire, il croit y découvrir son originalité, ou comme il le dit : son « paysage intérieur ». « Je puis dire que ce n’est pas à moi-même que je m’intéresse, mais au conflit de certaines idées, dont mon âme n’est que le théâtre, et où je fais fonction moins d’acteur que de spectateur, de témoin. » (p. 31.) Mais un témoin si détaché de soi-même, n’est-ce pas nécessairement un faux témoin ? Étendons la signification de ce terme. On sait que protestant veut dire témoin (protestari), jamais Gide n’est plus loin du protestantisme que dans cette attitude sereinement contradictoire, où il voit l’essence de sa « réforme » et de sa nouveauté. Luther disait : « Je ne puis autrement. » Gide, lui, se préoccupe sans cesse de faire entendre qu’il « pourrait autrement ». Que rien de ce qu’il écrit ne l’engage [p. 728] tout entier. Qu’il n’est que spectateur de ses antagonismes. Dès lors, la morale qui, pourtant, seule l’intéresse, n’est plus qu’un jeu d’équilibres relatifs, variables et réversibles. Plus de sanctions transcendantes et irrévocables dans un tel univers. Suppression du tragique. Car le tragique naît dans une âme qui s’efforce vers l’unité, vers l’unification de ses aspirations et de ses actes ; dans une âme responsable de ses contradictions. Sans doute, la psychologie moderne a-t-elle montré que l’homme était beaucoup moins simple qu’il ne le croyait. Mais la question reste de savoir si cette division interne, une fois reconnue, doit être acceptée ou surmontée. Pour moi je tiens que le seul problème éthique est de se réaliser comme unité. Non point parce qu’une morale stoïcienne et laïque nous le recommande. Non point à cause de la logique ni même d’une norme sociale. Mais à cause de la grandeur.
Ce livre manque d’ange et de bête. Il est merveilleusement intelligent.
On n’y parle strictement que de psychologie et des ruses de l’art, sans que ne s’ouvre jamais une perspective poétique ou métaphysique. À cette heure où le monde tourne lentement et formidablement sur ses bases sociales et religieuses.
Ah ! comme tout cela est juste et net, parfaitement exprimé et mûri. Mais comme aussi tout cela manque d’enthousiasme, d’« endieusement », selon l’étymologie de Unamuno. Ne détermine rien en nous. Ne nous met en demeure ni d’agir, ni d’aimer, ni même de douter fortement. C’est constamment mesuré, conscient, exquis, mais, pour tout dire, complaisant et sans vénération. Complaisant à sa propre modestie. Et, par là même, d’une étrange indiscrétion. Gide saura-t-il rester un maître pour cette jeunesse qui aimait sa ferveur, mais que le monde de demain va contraindre, contraint déjà à des choix dramatiques ? Certaines phrases pourraient le laisser supposer qu’il écrivit en préface au livre récent d’un jeune aviateur, Antoine de Saint-Exupéry. (Mais par quoi tiendra-t-il à les « équilibrer », un de ces jours, à les « gauchir »…)
Le héros de Vol de nuit, non déshumanisé certes, s’élève à une vertu surhumaine. Je crois que ce qui me plaît surtout dans ce récit frémissant, c’est sa noblesse. Les faiblesses, les abandons, les déchéances de l’homme, nous les connaissons de [p. 729] reste et la littérature de nos jours n’est que trop habile à les dénoncer ; mais le surpassement de soi qu’obtient la volonté tendue, c’est là ce que nous avons surtout besoin qu’on nous montre… Je lui sais gré particulièrement d’éclairer cette vérité paradoxale, pour moi d’une importance psychologique considérable : que le bonheur de l’homme n’est pas dans la liberté, mais dans l’acceptation d’un devoir.
Gide aurait-il pressenti que l’ère n’est plus de certaines complaisances ? Pourquoi faut-il que l’image de cet aviateur m’évoque la fable : « Je suis oiseau, voyez mes ailes. »
Qu’il n’aille pas croire pourtant que désormais la vertu fera prime, les vices ayant épuisé leurs saveurs. La question n’est pas d’être vertueux, mais de faire la volonté de Dieu. Et ce que nous voulons ce ne sont pas des exemples édifiants, mais des témoignages de responsabilités acceptées devant Dieu, avec l’incommensurable tragique que cela comporte.
Un nom me hante, pendant que j’écris ces mots : Kierkegaard, — et c’est Gide qui, l’un des premiers, l’a prononcé en France. Kierkegaard, un homme qui ne vous lâche plus. Il a beaucoup parlé de lui-même. Mais là où d’autres produisent l’impression pénible de se montrer, il arrive chez Kierkegaard une chose extraordinaire : soudain c’est lui qui me regarde et qui me perce, — et me fait honte d’oublier la grandeur.