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Fédéralisme et œcuménisme (octobre 1946)a b

Le mouvement œcuménique ne deviendra réel aux yeux des peuples qu’à partir du jour où il sera capable de répondre avec force et autorité aux questions politiques de notre temps.

Qu’il le pressente, qu’il ait au moins une sorte de conscience anxieuse de l’œuvre à faire, c’est ce que prouvent ses « encycliques » improvisées à la veille de la guerre. Qu’il soit encore très loin d’une vision dynamique de l’action immédiate, c’est ce que prouvent ces mêmes déclarations. Elles souffrent avant tout d’un manque de ton, qui révèle un manque de nécessité intérieure. Elles expriment l’accord d’un certain nombre de bonnes volontés, non pas l’élan d’une volonté précise et combative. Elles sont un respectable résultat, mais non pas un point de départ. Sans doute garderont-elles une valeur historique. Mais comme beaucoup de documents qui prennent par la suite une valeur historique, elles auront passé inaperçues en leur temps.

Ce manque d’efficacité des messages œcuméniques, dans le plan politique, provient sans doute du fait qu’ils sont des compromis, des accords minima, obtenus non sans peine et forcément trop généraux. Mais il y a plus. L’erreur commise jusqu’ici a été d’essayer de choisir prudemment une attitude politique plus ou moins juste d’une part, plus ou moins acceptable de l’autre. Sans doute n’était-il pas possible de faire davantage à ce moment. En fait, on a examiné la situation [p. 622] mondiale et l’on a tenté de l’améliorer, conformément à des principes indiscutés de morale chrétienne et naturelle. Or le réformisme moral n’a jamais pu influencer le cours des événements. L’histoire est faite d’initiatives, non de retouches, de vœux et d’amendements. Et pour qu’une initiative aboutisse, il faut qu’elle représente un risque autant et plus qu’une prudence, il faut qu’elle soit portée par une passion qui jaillisse du tréfonds de sa foi créatrice. Les hommes qui ont fait l’histoire sont ceux qui avaient une vision passionnée de leur but et qui ont su plier les circonstances à leur dessein. Dans un certain sens, nous dirons qu’ils partaient sans cesse d’eux-mêmes, de leur foi ou de leur ambition, la plus profonde, et non pas des données et des aspirations plus ou moins exactement connues ou supposées de leur époque. Leur action fut puissante dans la mesure exacte où elle fut l’expression directe de leur être.

Si le mouvement œcuménique veut agir, et il le doit, il faut qu’il reconnaisse d’abord cette loi fondamentale de l’action. En d’autres termes, il faut que son action politique parte de lui-même, de ce qu’il a, de ce qu’il est, et de sa foi constitutive. Il n’a pas à emprunter ici et là pour composer une mosaïque de mesures désirables, mais au contraire sa position politique doit exprimer d’une façon nécessaire sa nature même. Ses déclarations doivent traduire en termes d’organisation pratique les principes qui sont impliqués dans la vision de l’œcuménisme. Rien que cela, mais tout cela, avec confiance, mais aussi avec une inflexible conséquence.

Résumons-nous : il ne s’agit pas d’adopter une politique accidentellement ou indirectement « chrétienne », mais il s’agit d’actualiser la politique impliquée dès le début dans la volonté et l’espérance œcuménique.

Le présent essai n’a d’autre ambition que d’esquisser les grandes lignes de ce développement, et d’en indiquer les articulations. Que l’on excuse le schématisme des pages qui suivent : c’est celui d’un plan de travail, d’un sommaire.

[p. 623] Certains conflits permanents de l’histoire ont pris de nos jours un caractère de violence sans précédent. À travers les complexités infinies de nos difficultés économiques, sociales, politiques et religieuses, ils se dégagent avec d’autant plus de simplicité qu’ils ont atteint un climat presque mortel. Conflit politique et économique entre l’État totalitaire et les droits de l’homme. Conflit moral entre le collectivisme oppressif et l’individualisme anarchisant. Conflit idéologique et religieux entre l’unité imposée et la division irréfléchie, entre la centralisation rigide et l’éparpillement poussiéreux. Remarquons tout de suite que ces divers conflits ne sont en réalité que les aspects d’une seule et même opposition fondamentale, réfractée à des niveaux différents. Remarquons ensuite que chacun de ces termes opposés deux à deux est également faux en soi, c’est-à-dire à la fois excessif et incomplet. Il s’ensuit que dans leur plan, il n’y a pas de solution possible. Ils sont inconciliables parce que, de la combinaison de deux erreurs, on ne peut faire sortir une vérité, mais seulement une erreur aggravée. De même l’orthodoxie ne sera jamais retrouvée en faisant une somme d’hérésies. Du conflit politique et économique, résultent pratiquement la guerre et la révolution. Du conflit moral résultent la tyrannie et l’anarchie. Du conflit idéologique et religieux résultent des mises au pas de plus en plus indiscrètes et des schismes multipliés.

Pour résoudre l’opposition unité-division, il serait vain de rechercher une solution intermédiaire ou « libérale », à mi-chemin des deux erreurs en lutte. Il faut changer de plan, et retrouver l’attitude centrale dont ces deux erreurs ne sont que des déviations morbides. Entre la peste et le choléra, il n’y a ni « juste milieu » ni synthèse possible. Il faut revenir à la santé. Et tout d’abord, il faut se la représenter.

La santé politique et économique s’appelle fédéralisme. La santé morale et civique s’appelle personnalisme. La santé religieuse s’appelle œcuménisme.

Nous allons définir ces trois termes en insistant sur leur liaison fondamentale et sur leur nécessaire hiérarchie. Notre [p. 624] thèse étant la suivante : La théologie de l’œcuménisme implique une philosophie de la personne dont l’application est une politique du fédéralisme.

1. Théologie de l’œcuménisme

Écartons d’abord le malentendu que pourrait suggérer ce titre : nous ne voulons pas parler d’une « théologie œcuménique », synthèse utopique des théologies existantes, ou doctrine nouvelle qui risquerait de n’être compatible avec aucune des théologies existantes. Ce qui nous intéresse ici, c’est la doctrine concernant l’Église universelle, implicitée par le fait même qu’il existe un effort œcuménique. Nous supposons cette doctrine, dès lors que nous prononçons : « Je crois la sainte Église universelle. » Et nous nous bornerons ici à en souligner quelques traits qui importent à notre entreprise.

Le principal est celui-ci : la théologie de l’œcuménisme subsiste et tombe avec la foi dans l’union des chrétiens en Christ, cette foi pouvant être connotée par le rejet de l’hérésie unitaire.

Certes, il n’est pas de pire menace pour le mouvement œcuménique que l’utopie et la tentation d’une unité formelle, humainement vérifiable, assurée et définitive. Car c’est précisément cette utopie qui a produit les schismes et les oppositions que le mouvement œcuménique se propose de surmonter. C’est dans la mesure exacte où les Églises ont voulu transformer la foi à l’Una Sancta en une assurance visible et restrictive de l’unité (d’organisation ou de doctrine), c’est dans la mesure exacte où elles ont douté d’une union par essence incontrôlable, qu’elles ont perdu leur communion réelle. Rappelons ici l’histoire de la tour de Babel : la volonté de bâtir un monument visible à la gloire de l’unité des hommes, conduisit à la division de leur langage.

Il convient de laisser aux théologiens le soin de définir la doctrine positive de l’union au nom de laquelle doit être condamnée l’hérésie unitaire. Doctrine de la multiplicité des [p. 625] dons accordés par le seul et même Père, ou doctrine de la pluralité des demeures dans un seul et même ciel, ou encore doctrine de la diversité des membres d’un seul et même corps : quel que soit le nom qu’on lui donne, en aucun cas elle ne manquera de fondements bibliques indiscutables. (Pour ma part, je n’en vois pas de meilleur que la première Épître aux Corinthiens : c’est dans ses appels à l’union, précisément, que Paul établit avec le plus de force la légitimité des diversités. Ce qui me paraît d’une excellente méthode.) Est-il permis d’en appeler aussi au précédent des sept églises d’Asie, possédant chacune leur ange ? Ou à la parole « Soyez un comme le Père et moi sommes un », qui établit le modèle même de l’union dans la distinction des personnes ? Posons ces questions-là aux docteurs de l’Église. Mais voici ce que nous devons affirmer dès maintenant : la théologie de l’œcuménisme considère que la diversité des vocations divines n’est pas une imperfection de l’union, mais sa vie même.

Un deuxième trait, complémentaire d’ailleurs, doit être au moins rappelé ici : la théologie de l’œcuménisme ne vise pas à démanteler les orthodoxies existantes, dans les diverses Églises, mais au contraire, elle a pour premier effet de les renforcer en les rendant plus conscientes de leurs valeurs authentiques, et c’est par ce détour, précisément, qu’elle espère atteindre une communion d’esprit en profondeur. En d’autres termes, l’appel à l’union ne s’adresse pas aux dissidents virtuels de chaque Église, mais à leurs membres les plus fidèles.

Toutefois, cette méthode n’est compatible qu’avec des orthodoxies que j’appellerai ouvertes. Elle ne peut embrasser une orthodoxie qui céderait consciemment à la tentation unitaire, c’est-à-dire qui tendrait à se fermer sur elle-même et à n’admettre plus de recours direct au chef de l’Église, lequel est au ciel à la droite de Dieu, et non pas sur la terre, dans telle ville, ou dans tels écrits, ou dans tel prophète local. Certes, aucune église ou secte n’a jamais été capable, grâce à Dieu, de se fermer totalement aux inspirations du Saint-Esprit. Aucune église ou secte n’a jamais nié que son chef [p. 626] réel fût au ciel, mais plusieurs ont agi comme s’il était sur la terre, c’est-à-dire à leur disposition. Plusieurs ont identifié l’Una Sancta avec leur organisation ou leur doctrine particulière. Au principe d’union transcendant qui assure la permanence de l’Église universelle, certaines ont ajouté, et peu à peu substitué en fait, un principe d’unité immanent, c’est-à-dire humainement contrôlable. C’est la formule même de la tyrannie. Car, contre un principe d’unité immanent, mais pratiquement puis théoriquement absolutisé, il n’y a pas de recours ou d’appel possibles de la part du fidèle. Il doit se soumettre ou sortir. S’il se soumet, il court le risque d’obéir aux hommes plutôt qu’à Dieu. S’il sort, c’est avec amertume, et l’Église qu’il fondera peut-être sera opposée à l’ancienne, au lieu d’être seulement plus vraie, donc plus universelle. Elle sera déformée à rebours, au lieu d’être réformée, je n’épiloguerai pas ici sur l’unité d’organisation romaine, considérée comme nécessaire au salut. Mais je rappellerai les critiques que Karl Barth adressait à l’orthodoxie protestante du xviiie siècle : une certaine manière de proclamer le dogme de l’inspiration littérale des Écritures, par exemple, revient à disposer humainement des Écritures. Car aussitôt que le principe d’unité apparaît humainement vérifiable, l’orthodoxie de l’Église se « ferme » sur elle-même. D’où les schismes nombreux, dès cette époque, dans les Églises calvinistes.

Une Église qui prétend se suffire et posséder son principe d’unité, une Église qui tend à se fermer par le haut pour mieux assurer sa cohésion humaine, devient à la fois isolée et génératrice de schismes. Son attitude est donc doublement antiœcuménique. Sa volonté d’unité s’oppose à l’union. Elle transforme la diversité en division. Alors il y a scandale, et c’est alors que le corps souffre dans son chef et dans ses membres !

La vie normale du corps dépend de la vitalité de chacun de ses membres, et la vie d’un membre dépend de son harmonie avec les autres membres, assurée par l’appartenance à un même chef. Nous retrouverons plus loin, et à plusieurs [p. 627] reprises, ce thème de l’harmonie organique opposé au thème de l’unité systématique.

Notons qu’il n’entraîne aucunement un éloge de la « tolérance » libérale à base d’indifférence dogmatique. Car l’harmonie des membres n’est pas une tolérance, mais une nécessité vitale. Le poumon n’a pas à « tolérer » le cœur ! Il doit être un vrai poumon, et dans cette mesure même, il aidera le cœur à être un bon cœur.

Notons aussi que les Églises qui ne représentent pas spirituellement une fonction distincte, mais seulement la division ou la duplication accidentelle d’un même organe, n’ont rien de mieux à faire qu’à fusionner le plus tôt possible.

2. Philosophie de la personne

Les positions œcuméniques que nous venons d’esquisser enveloppent une doctrine de l’homme. Au conflit qui oppose l’unité et la division dans le plan de l’Église, correspond terme à terme le conflit qui oppose la collectivité et l’individu dans le plan de la société. Et de même que l’œcuménisme retrouve la position spirituelle centrale qui fonde l’union dans la diversité, nous avons à chercher la position philosophique centrale qui fonde la communion humaine dans la liberté. Je l’appelle le personnalisme.

Cherchons à illustrer les notions d’individu, de collectivité, et de personne par des exemples historiques susceptibles de faire image.

L’individu est une invention grecque, et sa naissance signale la naissance même de l’hellénisme. C’est l’homme de la tribu qui se met à réfléchir « pour son compte », et qui, de ce fait même, se distingue et s’isole. Raisonner, c’est d’abord douter, et c’est bientôt se révolter contre les tabous et les conventions sacrées du groupe. Alors le groupe expulse le « non-conformiste ». Ce sont ces expulsés de divers groupes qui fondent les premières thiases grecques, communautés comparables à la cité moderne, et basées non plus [p. 628] sur le sacré, le sang et les morts, mais sur l’intérêt commun et les contrats. Tous les membres de la tribu devaient agir de la même manière, minutieusement prescrite par les usages, et toute dissidence de conduite entraînait l’exécration ou la mort. Dans la cité, au contraire, chacun cherche à se distinguer, à se singulariser. Concurrence, originalité, droits privés, conscience de soi, succèdent au respect des tabous et à la stricte observance du sacré collectif.

Mais ce mouvement centrifuge par rapport à la communauté d’origine, s’il se confond d’abord avec l’intelligence et la raison, ne tarde pas à affaiblir le lien social. Il s’oriente vers l’anarchie. À ce moment se crée un sentiment de vide social. C’est une sorte d’angoisse diffuse d’où naît l’appel à une communauté nouvelle et plus solide, où l’individu isolé retrouve des contraintes qui le rassurent, et où l’État reprend sa puissance.

C’est Rome alors qui nous donnera le symbole éternel de la réaction collective. La victoire de Rome sur la Grèce est la première victoire fatale de l’étatisme sur l’individualisme devenu anarchique. Entre individualisme et dictature, l’opposition n’est pas aussi profonde qu’on l’imagine. Il s’agit plutôt d’une succession inévitable. L’individu ne s’oppose à l’État qu’à la manière dont le vide s’oppose au plein : plus le vide est absolu, plus l’appel est puissant. À bien des égards même, l’étatisme ne fait qu’achever le processus de dissolution commencé par l’individualisme : il liquide les groupes existants pour mieux accomplir son unification, sa « mise au pas ». C’est avec la poussière des individus que l’État fait son ciment. Mais cet État centralisé, cette unité rigide et trop contrôlée écrase bientôt toutes les initiatives individuelles. N’admettant pas de recours au-delà de son pouvoir, il se prive de toute inspiration créatrice. L’homme n’est plus qu’une fonction sociale, un « soldat politique », dirait-on de nos jours. Et l’esprit périclite, faute de liberté. La Grèce individualiste a triomphé de la communauté barbare du sang. Mais plus tard elle a sombré dans l’anarchie. Rome a triomphé de l’anarchie et sombre maintenant sous le [p. 629] poids de son appareil collectiviste. De nouveau se recrée le vide social. Quelle sera la nouvelle société ?

En ce point crucial de l’histoire — dans une situation qui rappelle étrangement la lutte présente entre démocratie individualiste et étatisme totalitaire — se produit l’événement unique de l’Incarnation. Et il apporte à la question des temps la réponse éternelle de l’Église.

Qu’est-ce que l’Église primitive, dans la perspective sociologique où nous nous plaçons ici ? Une communauté spirituelle formée de communautés locales ou « cellules ». Celles-ci ne se fondent pas sur le passé ou sur des origines communes : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec. » Elles ne se fondent pas sur la classe ou la race, ni sur quelque autre réalité collective. Leur lien n’est pas terrestre d’abord, ni leur chef : il s’est assis au ciel à la droite de Dieu. Leur ambition non plus n’est pas terrestre : elles attendent la fin des temps. Et cependant, elles constituent bel et bien les germes d’une société véritable. Elles ont leur organisation sociale, leurs chefs locaux, leurs hiérarchies, leurs assemblées. L’homme qui se convertit et s’incorpore à l’un de ces groupes y trouve d’une part une activité sociale qui le relie à ses « frères » et le sauve de la solitude ; d’autre part, il revêt une dignité humaine nouvelle, puisqu’il a été racheté, et qu’il a reçu la promesse de sa résurrection individuelle. Il est donc à la fois engagé et libéré, et ceci en vertu d’un seul et même fait : la vocation qu’il a reçue de l’Éternel.

Cet homme d’un type nouveau n’est pas l’individu grec, puisqu’il se soucie davantage de servir que de se distinguer. Il n’est pas non plus le simple rouage, la simple fonction dans l’État qu’était le citoyen romain, puisqu’il possède une dignité indépendante de son rôle social. Comment le baptiser ? Il faut un mot nouveau. Ou plutôt, on va prendre un mot déjà connu, mais auquel on donnera un sens nouveau.

Pour désigner les relations constituant la Trinité, les docteurs grecs avaient adopté le terme latin de persona (rôle social). C’est ce même terme qui servira aux premiers philosophes chrétiens à désigner la réalité de l’homme dans un [p. 630] monde christianisé. Car cet homme est, lui aussi, à la fois autonome et en relation. Ainsi, le mot personne avec son sens nouveau, et la réalité sociale qu’il désigne, sont bel et bien des créations chrétiennes, ou pour mieux dire, des créations de l’Église chrétienne.

Dans la personne ainsi définie se résout l’éternel conflit entre la liberté individuelle et les devoirs vis-à-vis de la collectivité. C’est le même Dieu qui, par la vocation qu’il envoie à l’homme, distingue cet homme de tous les autres et le remet en relations concrètes avec ses semblables. La liberté est assurée par la possibilité constante de recourir directement à l’Éternel, au-dessus de la communauté. Et la communauté est liée par sa fidélité à l’Éternel. Ainsi les droits et les devoirs du particulier ont le même fondement que les droits et les devoirs de l’ensemble. Ils ne sont plus contradictoires. Ce qui libère un homme est aussi ce qui le rend responsable vis-à-vis d’autrui. En retour, ce qui unit la communauté est aussi ce qui l’oblige à respecter les vocations individuelles.

La liberté du siècle présent se réclame du slogan utopique : à chacun sa chance. Mais la liberté et l’engagement de la personne chrétienne se définissent du même coup par la formule : à chacun sa vocation.

Nous avons retrouvé, dans cette doctrine de l’homme, les mêmes structures que dans la doctrine de l’Église universelle esquissée plus haut ; la même position centrale définissant à la fois l’union et la diversité, l’engagement et la liberté, les droits du tout et les droits des parties. De même que la théologie de l’œcuménisme prévient d’une part l’orthodoxie fermée, d’autre part la dissidence obstinée, la philosophie de la personne prévient d’une part le collectivisme oppressif, d’autre part l’individualisme anarchisant.

Mais ici encore, insistons sur ce point : la personne n’est pas un moyen-terme entre l’individu trop flottant et le soldat politique trop esclave. Elle est l’homme intégral, dont les deux autres ne sont que des maladies. Dans le plan humain immanent, il n’y a pas d’équilibre possible entre l’anarchie et l’unité forcée, l’individu et l’État. Mais dès [p. 631] qu’intervient la transcendance, il y a mieux qu’un équilibre, il y a un principe vivant d’union. Là où est l’Esprit, là est la liberté, mais là aussi est la vraie communion.

Il nous reste à développer maintenant les implications politiques de cette théologie et de cette philosophie.

3. Politique du fédéralisme

Nous en avons assez dit pour qu’il soit désormais facile de voir qu’à l’attitude œcuménique en religion ne peut correspondre que l’organisation fédéraliste en politique. Quant à la philosophie de la personne, elle sera normalement celle du bon citoyen d’une fédération. La devise paradoxale du fédéralisme helvétique : « Un pour tous, tous pour un », est également valable sur ces trois plans.

L’œcuménisme exclut l’orthodoxie fermée, créatrice de schismes, et la dissidence obstinée. Le fédéralisme exclut de même l’impérialisme, générateur de guerres, et le régionalisme borné et égoïste. (Remarquons d’ailleurs que l’impérialisme n’est que l’individualisme d’un groupe ; et l’individualisme, l’impérialisme d’un homme isolé. De même que l’État cesse d’être un vrai État dès qu’il se veut souverain absolu, l’homme cesse d’être un homme intégral dès qu’il absolutise sa liberté.)

Le fédéralisme part des groupes locaux (région, commune, entreprises, etc.) et l’œcuménisme reconnaît pareillement leur valeur (églises diverses, paroisses, ordres, etc.). C’est en effet dans le groupe local que la personne peut se réaliser. Car les tâches civiques y sont à l’échelle de l’individu et l’engagement concret dans la communauté y devient donc possible. Dans la petite congrégation, on se connaît, on sait à quels hommes et à quels problèmes publics on a affaire. Si l’on se trouve en opposition avec le groupe, on a la possibilité matérielle d’y faire entendre sa voix. Si cela ne suffit pas, on peut changer de groupe. L’on n’est donc pas isolé, comme l’individu se trouve isolé dans une grande ville moderne ou dans un vaste État centralisé. D’autre part, on n’est pas non plus [p. 632] tyrannisé par une loi rigide et uniforme, puisque dans une fédération l’on peut toujours adhérer à divers groupes, l’un religieux, l’autre social, le troisième culturel ou politique, ou professionnel. Cette pluralité d’appartenances — qui trouverait son équivalent dans l’œcuménisme ecclésiastique — est exclue par le régime totalitaire, qui prétend faire coïncider les frontières de l’État avec celles de toutes les activités sociales, spirituelles ou privées — ce qui est la définition même de l’oppression.

Le fédéralisme, comme l’œcuménisme, reconnaît que les diversités régionales sont la vie même de l’Union. Mais par l’organe central qui lie toutes les régions, il ménage un recours au citoyen contre les abus de pouvoirs locaux. Il cherche la coopération organique de ses membres et non cette caricature de l’ordre qu’est l’unité dans l’uniformité. Au lieu de pétrifier les frontières extérieures des groupes qui forment la fédération, il cherche à vivifier leurs foyers. Et de la sorte, à l’équilibre méfiant et statique des puissances affrontées, il substitue l’émulation vivante des valeurs originales. Spinoza définit la paix comme « l’harmonie des âmes fortes ». Nous pourrions pareillement définir l’œcuménisme et le fédéralisme en remplaçant « âmes » par « églises » et par « régions ».

Enfin nous ne devons pas hésiter à compléter notre tableau en indiquant au moins ceci : que le fédéralisme implique dans l’ordre économique la vitalité des syndicats ouvriers et patronaux, et la substitution au régime capitaliste (centralisateur et individualiste à la fois) d’un régime coopératif. Mais ceci nous entraînerait dans un exposé qui déborde le cadre de ce schéma doctrinal.

Notre objet était d’établir les relations suivantes : l’œcuménisme, le personnalisme et le fédéralisme sont les aspects divers d’une seule et même attitude spirituelle. Ils s’engendrent l’un l’autre et s’appuient mutuellement. Ils ont les mêmes structures et les mêmes ambitions. Ils opposent également à la notion d’unité rigide celle de communion ; à l’Empire, le Commonwealth ; à l’ordre unitaire et géométrique [p. 633] la collaboration pluraliste et organique ; au couple de frères ennemis que forment l’individu déraciné et la masse totalitaire, le couple de frères amis que forment la personne et la communauté fédérale.

Vouloir le fédéralisme sans accepter l’œcuménisme, ce serait priver l’organisation politique de ses fondements spirituels. Mais accepter l’œcuménisme sans vouloir également le fédéralisme, ce serait ne pas accepter vraiment l’œcuménisme, j’entends avec toutes ses conséquences. Car la foi sans les œuvres n’est pas la foi.

 

Note. — On s’étonnera peut-être de ne pas voir figurer le terme de démocratie dans ce qui précède. C’est qu’il recouvre actuellement de trop graves malentendus et abus. L’œcuménisme n’a pas à les reprendre à sa charge. Et les peuples européens ne sont nullement prêts à se soulever pour rétablir ce qu’on nommait chez eux la « démocratie ». Ils attendent un régime qui puisse allier la liberté à la communauté. Dans le fédéralisme, démocrates et totalitaires de droite et de gauche pourront trouver la plénitude de leurs idéaux incomplets, séparés, et par là même déformés. À mon sens, le fédéralisme est la seule possibilité pratique de réaliser la vraie démocratie. Mais il a le grand avantage de réaliser en même temps ce qu’il y a de valable dans l’appel communautaire que le totalitarisme a diaboliquement utilisé et dévié.

4. Mission fédératrice de l’œcuménisme

Et maintenant nous voici dans le drame de l’année 19411. Nous constatons que le conflit en cours est insoluble dans son plan. Si le totalitarisme triomphe définitivement des démocraties, ce sera la mort d’une culture et d’une économie, sans doute, mais ce sera surtout la suppression de toute possibilité œcuménique, la subversion des valeurs universelles créées par l’évangélisation de la conscience occidentale. D’autre part, si les démocraties capitalistes et individualistes triomphent, aucun problème ne sera résolu de ce fait. Tout le monde sent ou pressent d’ailleurs que les deux [p. 634] termes de cette alternative sont également improbables, et que les destructions en cours et à venir supprimeront pratiquement toutes possibilités de victoire réelle de l’un ou de l’autre parti. L’examen objectif des forces en présence ne permet d’envisager pour l’Europe et le monde de demain qu’une période de chaos étatisé ; je ne dis même pas de « révolution ». Car pour qu’une révolution se déclenche, il faut une vision, une doctrine et une tactique nouvelles. Mais où sont-elles ? Qui les prépare ? Le capitalisme et l’individualisme ont reçu en Europe des coups mortels, dans les deux camps. Le totalitarisme est un état de guerre, qui ne peut subsister normalement. Il ne reste donc à prévoir qu’un vide économique, idéologique et social sans précédent dans notre histoire.

La seule espérance et aussi la seule possibilité qui demeure, c’est l’organisation fédéraliste du monde. Elle seule apporte du nouveau. Elle seule répond à la fois aux aspirations confuses des peuples et aux nécessités pratiques de la paix. Elle seule s’oppose à la fois au capitalisme individualiste et au totalitarisme qui en est né.

Mais qui peut aujourd’hui proposer cette réponse ?

Le rôle d’Hitler est de détruire. Il détruit les contradictions intolérables d’une Europe qui s’obstinait à parler de justice et de droit en restant capitaliste et nationaliste, et qui refusait de se fédérer. Hitler abat les barrières, le passé. C’est toute sa force, et sa victoire même l’épuiserait. Il n’y aurait plus qu’une table rase couverte de ruines pulvérisées. Le rôle de Churchill est de faire la guerre. Mais il ne pourra pas la gagner réellement s’il ne propose rien aux peuples de l’Europe. Or il dit qu’il n’en a pas le temps… Quant au rôle de Staline, il paraît être de profiter de la guerre des autres pour consolider l’autarcie russe…

Cette carence générale des chefs, des doctrines et des partis est un appel à une autorité nouvelle. Si les Églises n’y répondent pas, personne d’autre, je le crains, ne répondra. Avant même de se demander si les Églises peuvent répondre, il faut qu’elles comprennent qu’elles le doivent. Mais les deux [p. 635] termes ne se confondent-ils pas dans la réalité de la foi ? Certes ! Si les Églises sont fidèles à leur chef, elles savent qu’il règne et crée pour ceux qui croient la possibilité de faire ce qu’il demande. Dans l’état d’impuissance apparente où se voient aujourd’hui les Églises, si cette foi seule demeure, elle sera suffisante.

Aussi bien, certaines raisons de croire que l’Église peut agir, raisons que nous allons énumérer, sont-elles moins destinées à combattre des doutes qu’à fortifier des espérances ou à nourrir des volontés.

1. L’histoire du monde christianisé nous montre que les structures ecclésiastiques ont souvent précédé et prédéterminé les structures politiques d’une nation.

J’indiquerai trois groupes d’exemples de cette précédence des facteurs religieux. Voilà le premier. A-t-on remarqué qu’il existe une forme de totalitarisme correspondant à la Russie orthodoxe, une seconde, correspondant à l’Allemagne en majorité luthérienne, et une troisième correspondant à l’Italie et à l’Espagne catholiques romaines, — alors qu’il n’en existe aucune qui se soit développée en pays calvinistes, ou seulement influencés par des éléments calvinistes, même laïcisés, comme ce fut le cas de la France sous la Troisième République ? Comment expliquer ce fait ? À défaut d’une étude nuancée, — dont je ne puis donner ici que le thème — je dirai ceci : en Russie, en Allemagne, en Italie et en Espagne, la distinction entre l’Église et l’État n’avait jamais été établie d’une manière satisfaisante. Il en résultait, dans le peuple, le sentiment que l’Église et l’État formaient un tout, et constituaient à eux deux le Pouvoir. Renverser l’un, c’était donc fatalement s’attaquer à l’autre. Et comme une révolution copie toujours la structure du pouvoir qu’elle renverse, un Staline, un Hitler et, dans une mesure moindre, un Mussolini, se virent contraints par le sentiment général de reprendre à leur compte le césaropapisme ou la théocratie dont ils triomphaient : ils réclamèrent à la fois le pouvoir temporel et l’autorité spirituelle, et devinrent donc totalitaires. [p. 636] Dans les pays calvinistes, au contraire, la séparation de l’Église et de l’État a toujours été réelle — même lorsqu’elle n’était pas strictement établie par la loi. De même les devoirs de la vocation personnelle ont toujours été mis au-dessus des devoirs envers le Pouvoir politique. Lors donc que la foi s’est affaiblie dans ces pays, cette carence ne s’y est pas traduite par l’éclosion d’une anti-religion totalitaire, mais par un phénomène contraire de dispersion individualiste.

Autre exemple : l’Angleterre et les pays scandinaves, au xvie siècle, ont accompli leur Réforme au sein de l’Église traditionnelle, sans rupture violente (surtout en Suède). Un contenu nouveau, calviniste ou luthérien, s’est introduit dans les cadres et les rites anciens, jugés utilisables. Or, nous voyons ce processus ecclésiastique se répéter de nos jours dans ces mêmes pays, cette fois-ci dans l’ordre politique et social. Les cadres traditionnels subsistent — royauté, hiérarchies sociales — mais il s’y introduit un contenu socialiste. (Là encore avec moins de secousses en Scandinavie qu’en Angleterre.)

Troisième exemple : Calvin s’est toujours refusé à établir une uniformité de gouvernement pour les diverses Églises qui se réclamaient de sa réforme. L’Una Sancta nous apparaît ici-bas, selon ses propres termes, dans la diversité « des Églises et des personnes particulières ». Elle doit donc s’organiser en fédération de paroisses et de provinces, par synodes. Ce type de relations ecclésiastiques devait trouver sa traduction politique dans un fédéralisme plus ou moins accentué selon les nations : Confédération helvétique, Provinces-Unies des Pays-Bas, Commonwealth britannique, États-Unis d’Amérique. (La forme de « l’individualisme par groupes » dans ce dernier pays, étant prédéterminée par le fait — d’ordre ecclésiastique — qu’il fut fondé par des seceders.) Et l’on sait que les réformés de France, au xvie siècle, préconisèrent une organisation fédérative du royaume, cependant que Sully, leur chef, concevait son « Grand Dessein », c’est-à-dire le premier plan d’une Europe confédérée.

[p. 637] Il serait aisé de développer, de nuancer et de multiplier de tels exemples. Je ne les indique ici que pour montrer : 1° que la connaissance intime des processus religieux dans un pays donné fournit une clé des processus politiques qui s’y manifesteront tôt ou tard ; 2° que l’action, que le mouvement œcuménique peut et doit exercer sur ces processus religieux, préparera le terrain pour une action politique réaliste, c’est-à-dire tenant compte des données empiriques et des diversités spirituelles sur la connaissance desquelles se fonde nécessairement tout effort fédératif sérieux.

2. La théologie de l’œcuménisme, et la philosophie de la personne qu’elle implique, sont les seules bases actuellement concevables pour un ordre nouveau du monde. (La « religion de l’homme » que certains nous proposent est une contradiction dans les termes, à moins qu’elle ne soit la formule de la religion totalitaire, sans transcendance, que précisément l’on se propose de combattre !) D’autre part, la théologie de l’œcuménisme et la philosophie de la personne sont les seules bases actuellement existantes, et sur lesquelles on puisse construire dès maintenant. (La « religion de l’homme », ou du surhomme, est encore à créer, et le temps presse !) Chargées d’éléments traditionnels, condensant tout ce que nous avons d’expérience de la paix, elles convoient et contiennent en même temps un indiscutable dynamisme révolutionnaire.

3. L’organisation du Conseil œcuménique se trouve être de fait la seule Internationale en formation. On sait assez que les Internationales idéologiques et politiques se sont désintégrées au cours des deux dernières décades. (Les partis socialistes subsistant dans les pays où les Soviets ne règnent pas, sont en voie de divergence et non de convergence, sur le plan international. On a vu les socialistes anglais collaborer avec les conservateurs anglais, non pas avec les syndicalistes russes, ni même américains, pour ne donner qu’un exemple.) À part la Croix-Rouge, dont la tâche est strictement limitée, rien ne subsiste en dehors de l’œcuménisme, [p. 638] qui permette de mettre en relations des groupes nationaux non étatiques. Ce fait simple institue pour le mouvement œcuménique une possibilité historique sans précédent, une lourde responsabilité humaine, et, n’hésitons pas à le dire, une vocation.

4. La renaissance liturgique qui va de pair, dans toutes les Églises, avec l’effort œcuménique, est en train de recréer un langage commun, un ensemble de communes mesures spirituelles. Ce langage au-dessus des langages répond exactement aux besoins les plus légitimes de notre temps. Il nous rend les vraies formules de la communauté vivante, celle qui rassemble les personnes, et non pas celle qui fond, en une masse informe et grossièrement encadrée, les individus privés de leur conscience normale. Du point de vue sociologique, la renaissance liturgique, favorisée par le mouvement œcuménique, marque l’avènement d’une attitude personnaliste, au-delà de l’antinomie individu isolé-masse militarisée.

5. La théologie de l’œcuménisme, la philosophie de la personne et la politique du fédéralisme sont seules en mesure, aujourd’hui, de synthétiser les vérités disjointes et tournées en erreurs, qui subsistent dans les démocraties et dans les mouvements totalitaires. Ceci résulte, théoriquement, de ce que nous avons exposé aux chapitres 1-3. Le mouvement œcuménique est donc seul en mesure de préparer la réconciliation des adversaires actuels. Il ne se fonde pas sur un compromis entre des erreurs opposées, mais sur une attitude centrale qui dépasse ces erreurs en même temps qu’elle ré-axe les vérités égarées dans les deux camps. (N’oublions pas que l’on combat, de part et d’autre, sans grand espoir mais avec une pathétique sincérité.)

Le tableau que nous venons d’esquisser est ambitieux. Il veut l’être, parce qu’il doit l’être.

L’action du chrétien n’est jamais partie de la prudente [p. 639] considération des forces dont il croyait pouvoir disposer, mais de ce que Dieu voulait qu’il fît. C’est toujours une utopie apparente ; en réalité, ce n’est qu’une réponse. Une fois parti, je m’aperçois bientôt que je n’étais faible que parce que je me tenais immobile, dans ma prudence. L’action risquée m’apporte les forces dont je manquais.

De toutes parts, un appel est ressenti : je le nommerai la nostalgie fédéraliste. Des auteurs isolés l’ont fait entendre. Des groupes d’intellectuels ont tenté de formuler certaines réponses partielles. Le sentiment obscur des peuples n’attend que des réponses plus claires et convaincantes pour devenir une volonté.

Ce qui manque à ces tentatives dispersées, c’est un arrière-plan spirituel commun (œcuménisme), et une vision précise des liens nécessaires unissant cet arrière-plan aux réalités morales et politiques (personnalisme). Point d’action constructive sans idéologie. Mais point d’idéologie valable sans théologie. Et point de théologie efficace sans le soutien d’une catholicité réelle, d’une communauté humaine fondée dans la communion des saints.

Cette communauté ne se révélera pas dans des congrès, mais se manifestera dans une action risquée. De même que nous avons vu les Églises nées des missions en terre païenne se placer à l’avant-garde du mouvement vers l’union, nous ne verrons l’œcuménisme se réaliser avec puissance que dans l’épreuve missionnaire universelle, qu’il doit affronter maintenant.