Avant l’Aube, par Kagawa (septembre 1931)a b
Dire de ce livre qu’il ne ressemble à rien serait une louange trop littéraire. C’est un livre entièrement simple qui nous introduit dans la connaissance de la misère, et par là même nous fait sentir combien nous sommes mesquins, sans exigences véritables et sans grandeur. Peut-être, se dit-on en le fermant, est-il réellement impossible à une âme chrétienne d’atteindre la grandeur morale si elle n’a pas connu, ne fût-ce que par sa puissance de sympathie, la misère physique et matérielle du monde où nous vivons. C’est un terrible péché du christianisme européen, que d’avoir pratiquement abandonné à une doctrine de haine le sort de ceux que le Christ aima, parce que leur dénuement était ce qu’il y avait au monde, de plus proche de sa grandeur.
L’existence et l’action de Kagawa, telles qu’il les raconte dans ces deux volumes, témoignent que l’amour chrétien peut encore aujourd’hui pénétrer un monde revendiqué par le communisme, comme son bien propre. Mais il n’y a pas là de quoi nous rassurer.
Si la vie de Kagawa glorifie l’Évangile, elle accuse formellement la grande majorité des chrétiens. Tant mieux si ce livre nous passionne. Il faudrait surtout qu’il nous trouble.
L’autobiographie de Toyohiko Kagawa, publiée au Japon sous le titre d’Au-delà de la ligne de la mort, en Amérique, en Angleterre, en Allemagne, et en France, sous celui d’Avant l’Aube, est un des livres les plus significatifs de ce temps. Non pas que nous manquions de témoignages sur les conditions d’existence du prolétariat mondial, ni que nous ignorions que notre siècle est celui des meneurs. Mais le rare, c’est qu’un de ces meneurs écrive un livre pour nous dire comment il voit le peuple, comment il l’aime, et quel est le secret de son autorité sur lui. L’état d’esprit de l’homme d’action s’accommode rarement d’une réflexion impartiale et d’une description, plume en main, des mobiles personnels, affectifs, voire religieux, qui sont à l’origine de son entreprise. C’est même un des malheurs de notre temps, que l’action devenue trop rapide suppose une cécité partielle chez ceux qui s’y livrent, une incapacité organique à situer leur effort dans une vision du monde globale et cohérente, à le juger religieusement par exemple. Que l’on songe à l’œuvre d’un Ford, ou à celle de presque tous nos hommes d’État. Le privilège admirable de Kagawa, c’est qu’il poursuit son action en pleine connaissance de cause et de buts, en plein accord avec son expérience intime (je dirais même sentimentale), et avec sa foi chrétienne. Il peut livrer sans crainte le secret d’une telle action ; sans crainte et sans vanité non plus, car son œuvre écrite n’est encore qu’un moyen de servir et d’agir. C’est un homme sans partage et sans failles.
Quelques articles parus dans des revues françaises ou suisses nous avaient appris à connaître les résultats considérables de l’œuvre sociale, politique et religieuse suscitée par Kagawa. Nous savions que ce pasteur d’une petite paroisse presbytérienne était le chef du Jeune Japon, l’initiateur de réformes de grande envergure, commencées dans les bas-fonds de la ville de Kobé et peu à peu élargies à tout ce vaste empire moderne si rapidement envahi par la civilisation d’une Europe dont il rejette la religion1. Nous savions aussi que ce leader social, cet économiste et cet évangéliste se doublaient d’un écrivain extrêmement fécond, dont l’autobiographie en particulier [p. 625] avait atteint des tirages sans précédent dans son pays. Il nous restait à entrer en contact personnel avec cette œuvre : Avant l’Aube comble cette attente, mais elle en fait naître une nouvelle. C’est, en effet, sous la forme d’un roman dont le héros, Eiichi, est évidemment l’auteur lui-même, le récit de l’adolescence et de la jeunesse de notre héros ; mais ce récit prend fin au moment où Kagawa débouche dans la vie publique et politique. Espérons qu’une biographie complète suivra cette « genèse » à vrai dire passionnante, et qui nous fait pénétrer dans l’intimité d’une vie, aux sources mêmes de ses déterminations.
Ce qui frappe, dès les premières pages, c’est l’extrême minutie du récit. Les auteurs qui écrivent leurs mémoires s’attachent d’ordinaire aux faits pittoresques ou exceptionnels qui marquèrent leur vie ; ils négligent volontiers ce qui les rend semblables au commun des mortels ; bref, plus ou moins inconsciemment, ils contribuent à créer leur légende. Ici, bien au contraire, et surtout dans le premier volume, nous assistons à l’existence la plus quotidienne d’Eiichi, à ces mille petites difficultés précises et humiliantes, à ces moments de doute, de désir ou d’ennui qui constituent la trame réelle de notre activité et qui différencient radicalement notre vie d’un conte de fées. Il n’y a là, de la part de l’auteur, nul parti pris de « réalisme » littéraire, mais bien le signe d’une absence d’hypocrisie tout à fait insolite, et qui dans certains cas, paraîtra presque scandaleuse à maints lecteurs. Kagawa ne « décolle » jamais de la réalité psychologique et matérielle, et c’est par là que dans sa simplicité, il parvient à être si émouvant. On peut dire que dans ces deux gros volumes si nourris, il n’y a pas deux lignes d’allure conventionnelle, deux lignes qui ne traduisent une vérité vécue et particulière. Telle est la certitude qui se dégage lentement d’une profusion peu commune de petits faits, de personnages et de descriptions des lieux où ils vivent. C’est dire que l’œuvre mérite l’effort d’attention soutenue que plusieurs chapitres du premier tome risqueraient de lasser, par une multiplicité de notations touchant à la monotonie. Au reste, à mesure qu’on avance, l’on comprend mieux les raisons de la popularité d’une telle œuvre : c’est toute la vie du Japon actuel qu’elle concrétise sous nos yeux. Certes, ce n’est pas [p. 626] une japonerie d’estampe ! Voici un échantillon du pays, au travers duquel nous emmène Kagawa :
Il appuya son front chaud et malade contre la fenêtre, ferma les yeux et somnola. Le train faisait un bruit épouvantable dans sa course. Il pensait que c’eût été bien agréable si le wagon entier eût été de verre.
À partir de Tennoji, le train s’arrêta à un nombre incalculable de stations. Regardant par la fenêtre, il vit d’affreux noms de gares tels que Tenman, Tamazukuri, tout à fait dans le genre d’Osaka, écrits sur des lampes carrées. Entre les stations, des étendues de toits de tuiles, avec de la fumée noire qui s’en échappait. Osaka, la nuit, avait un air étrange, quelque chose comme un océan battu par la tempête. Tandis que le train longeait les bords de la rivière Yodogawa, il se rappela soudain que c’était un endroit célèbre pour les suicides, et qu’il avait vu un jour, au théâtre, à Kobé, le drame du suicide de Akaneya et Sankatsu, sa bien-aimée. Suicide et Osaka la nuit ! Il ne comprenait pas pourquoi ces deux mots lui semblaient avoir des rapports intimes et atroces.
Quel horrible endroit, cet Osaka ! Les endroits surpeuplés sont terribles !
Nous trouvons d’abord Eiichi Niimi à l’Université de Meiji Gakuin, près de Tokyo, dans une atmosphère de discussions philosophiques fort curieuse, où les doctrines bouddhistes, chrétiennes, matérialistes et socialistes s’opposent dans des termes inusités pour l’Occident, mais sont oubliées, comme partout, dès qu’il s’agit d’embarras d’argent, de difficultés sentimentales, ou de mauvaises nouvelles qu’on reçoit de sa famille. À la suite d’une discussion vive avec des étudiants chrétiens au sujet d’un de leurs camarades, Eiichi se décide soudain à quitter l’Université. Ce passage nous le montre déjà tout entier : subit et absolu dans ses déterminations, farouchement idéaliste et pourtant jamais dupe de ses beaux sentiments lorsqu’il s’y mêle des motifs tout matériels.
Ses larmes augmentèrent en pensant à la pauvreté de sentiments des chrétiens ; il pensait aussi que lui-même, à la fin du mois, devrait gagner sa pension et son écolage ; il pensait au sort de Tsukamoto ; à sa stupide petite sœur, à lui-même, et il éclata en sanglots.
Soudain, il prit une décision. Il quitterait l’Université pour se plonger dans la vie active et mettre à l’épreuve son grand idéal. Que pouvait-il y avoir de plus noble que de [p. 627] partager la vie quotidienne des gens de la campagne. Il serait auprès de sa sœur, que personne n’aimait.
Il décida de retourner chez lui la nuit même, et après s’être demandé avec quelque anxiété comment il ferait face aux dépenses du voyage, il décida de vendre ses livres.
Mais son retour au foyer provoque des scènes terribles avec son père, riche commerçant que l’on accuse de malhonnêteté, caractère impérieux, esprit étroit, et qui défend avec violence contre les idées subversives de son fils un ordre social dont l’avantage évident est de le mettre à l’abri de la véritable justice. Il finit par mettre Eiichi à la porte. Il lui reste la ressource de se faire instituteur. Il assiste un soir, par hasard, à une réunion d’évangélisation dont la description serait tout entière à citer, dans son inénarrable et cruelle vérité, pourtant fort émouvante par moments. C’est là qu’il retrouve Tsuruko, la belle jeune fille qu’il aimait dans son adolescence. Et l’idylle passionnée se renoue, mais en même temps le drame s’éveille dans l’âme du jeune homme : comment concilier son bonheur personnel avec l’idéal de rénovation sociale qu’il a conçu ? Et comment trouver le courage de se donner à cet idéal, dont la réalisation pratique lui répugne encore ? Il s’en rend compte lors de sa première visite aux bas-fonds :
Eiichi était partagé entre deux désirs. L’un était de se sauver au plus vite de cet horrible endroit et de jeter les principes philanthropiques à tous les vents ; de rentrer bien vite dans sa maison garnie de belles nattes et de se plonger dans ses livres de philosophie. Il entendait une voix intérieure qui lui disait : « Si tu te mêles de ces affaires, tu ne seras toi-même, à la fin, pas bien éloigné du vulgaire. » Mais au même moment une autre voix intérieure disait : « La bonté est le sel de la vie. L’organisme social demande des sacrifices pour l’amour des vivants. »
Le conflit intérieur s’intensifie bientôt jusqu’à provoquer en lui une sorte de folie. Tsuruko est obligée de le quitter. Alors dans un accès de désespoir, il tente de mettre le feu à sa maison. Il s’enfuit, et s’engage comme manœuvre dans les docks. La mort de son père l’oblige à en sortir, mais en même temps décide de l’orientation de sa vie :
Il avait vu mourir Sanuki au logement ouvrier, et il ne pensait pas que la mort de son père fût particulièrement [p. 628] importante. Il avait appris qu’il faut avoir une volonté de fer, lorsqu’on tombe dans la lie de la société.
Le jour des funérailles, Eiichi essaya de garder tout son sang-froid, mais au cimetière du Temple de Zuigan, quand les prêtres de douze temples et Eiichi à leur suite entourèrent le cercueil, il ne put retenir ses larmes. Tandis qu’il marchait en silence à la suite de la procession funèbre, toutes ses relations avec son père se déroulèrent comme un panorama devant ses yeux. Au-delà des sentiments de Hamlet, voyant la procession funèbre d’Ophélie, pensa Eiichi, il y avait la redoutable réalité, et il pleura de crainte et de tristesse. Tout inspirait le respect : le bruit discordant des cymbales, les psalmodies des écritures. En écoutant la mystérieuse musique funèbre, Eiichi prit une résolution. Désormais, rompant tout lien avec le passé, comme on franchit le pas de la mort, il lutterait contre les conventions établies, les traditions et les sophismes.
Devant lui était le monde : le monde, l’énorme asile de fous dont Eiichi avait parlé à son père — mort maintenant —, tourmenté par l’emprise du militarisme et du capitalisme ; un asile de fous qui s’étend sur toute la terre. Sans se préoccuper si c’était le monde ou lui-même qui était fou, Eiichi décida que, de ce jour-là, il entrerait en bataille contre cet ordre de choses.
Il se délivre progressivement de tous ses intérêts matériels et familiaux. Sa misère et son désespoir grandissent de jour en jour en même temps que sa révolte contre ce monde. Il se convertit enfin, brusquement, au moment où il avait décidé de se suicider. Mais un soir qu’il prêche au carrefour, la maladie qui depuis longtemps l’enfiévrait, le terrasse, dans la boue, sous la pluie. Il renaîtra bientôt à la vie, mais cette fois pour se donner tout entier à la misère des bas-fonds de Kobé. Il fait siennes toutes les épreuves d’un peuple misérable, des pires brutes qu’il recueille dans sa chambre, et qu’il couvre de ses propres habits, des prostituées qu’il soigne, des ivrognes qui lui font des scènes effroyables, et vont jusqu’à lui tirer dessus, — ce qui ne l’empêche pas de les reprendre ensuite, chez lui, car il professe avec fanatisme la non-résistance au mal. Bientôt il prend figure de saint parmi le peuple qui le respecte, l’exploite et subit l’empire de sa douceur.
Cette deuxième partie de l’ouvrage est extraordinaire de vie et de pathétique, sobre et directe plus que tout ce qu’on a pu [p. 629] lire de plus vécu sur ces milieux. Finalement, la police accuse Eiichi d’avoir prêté son appui à une grève, et le récit se termine par une scène entre le procureur et le prévenu, qui vaut d’être citée :
— Pourquoi me regardez-vous ainsi ? tonna le Procureur, qui cherchait à intimider Eiichi.
Eiichi garda le silence ; il ne voulait pas se laisser aller à la colère comme le Procureur. Au contraire, il en profita pour faire une étude psychologique, en observant sur le visage de celui-ci les expressions changeantes qu’y imprimait la passion. Il lui semblait qu’il faisait une étude pratique de désordre mental dans une classe d’école, tant il était calme et loin d’être troublé. En regardant les choses de près, il conclut que la profession de procureur devait être vraiment bien désagréable, puisqu’elle exigeait de celui qui s’y livrait de se fâcher, de se poser comme juste et de juger ses semblables. Pire que cela, elle portait à croire que tous les hommes sont coupables.
Ceci acquit au Procureur toute la sympathie d’Eiichi… Si c’est à des tâches aussi inutiles que les procureurs passent leur vie, pensait Eiichi, il est impossible de ne pas leur témoigner de la sympathie.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? Pourquoi me regardez-vous aussi insolemment ?
Le Procureur continuait à enrager ; sa figure se contractait et ses lèvres étaient pâles.
— Comment voulez-vous renverser l’état social actuel, si ce n’est par une révolution ? Je vous demande de me dire clairement votre pensée à ce sujet.
Eiichi se taisait. Une minute, deux minutes s’écoulèrent. Quatre ou cinq moineaux sautaient de branche en branche sur le camphrier du jardin, joyeux et insouciants. Eiichi se demanda s’il y avait des procureurs dans le monde des moineaux. Il se taisait, car il savait qu’il était inutile de dire quoi que ce soit à cet homme en colère. Trois, quatre, cinq minutes s’écoulèrent. Le Procureur regardait distraitement son carnet de notes. Il tremblait jusqu’au bout des doigts. Il eut été impossible de dire lequel des deux était le juge de l’autre.
Eiichi est provisoirement libéré. Les enfants des bas-fonds l’attendent à sa sortie, s’accrochent à ses manches et l’escortent avec amour.
Avant de tirer les conclusions qu’impose cette œuvre avec l’autorité d’une action, arrêtons-nous quelques instants devant la beauté singulière de l’âme qu’elle révèle. Une âme qui sent tout avec force et délicatesse, éprouve tous les penchants humains, s’y soustrait quand il le faut pour mieux vivre et n’en fait jamais une affaire. Homme terriblement vivant, tenté, et décrivant ses tentations comme toutes naturelles, il surmonte les obstacles avec un contentement modeste et intelligent qui est plus émouvant que bien des chants de victoire de « sauvés ».
Une âme parfaitement consciente, claire et de bonne volonté. Une âme à la fois sobre et extrême. Tous les excès lui sont possibles, en action, surtout dans le bien, dans la sainteté, mais toujours ils s’accompagnent d’une mesure parfaite dans l’appréciation. Il semble qu’il n’ait aucune peine à se juger impartialement, sans exagérer sa critique et sans nulle complaisance. Il n’a pas de terribles remords, il a des remords. Il ne cherche pas à se rendre intéressant à lui-même en poussant au noir le tableau, ou au contraire en s’excitant sur ses belles actions. Il les note, simplement, sans oublier d’indiquer ses hésitations, les traverses souvent fortuites qui les provoquent. Et pas trace d’ostentation dans son humilité ou dans son impartialité. C’est toujours à l’effarante sincérité de ce récit qu’il faut revenir, si l’on veut d’un mot le caractériser. Parmi les innombrables sentiments : doutes, passions, conflits qu’il met en jeu, c’est toujours l’absence absolue d’hypocrisie de sa part qui donne aux choses les plus banales une nouveauté frappante. Cela éclate particulièrement dans l’analyse des motifs de ses actions journalières. Par là, il fait souvent penser aux grands Russes, à Tolstoï surtout. Et par tous les revirements intérieurs de ses personnages également. Quant à lui, la complexité vivante de sa vie morale n’a d’égale que la violence de ses réactions. Une fois, désespéré, — « heureusement, personne ne regardait, il se jeta par terre sur la route, criant à son corps : “Meurs !”, mais sans résultat ». C’est dans un tel état de désespoir que soudain l’amour de la vie revient s’emparer de lui et décide de sa conversion :
Il se décida à tout accepter, oui, tout. Il accepterait la vie et toutes ses manifestations dans le temps. Il était ressuscité de l’abîme du désespoir et revenu au monde merveilleux. [p. 631] Il résolut de vivre fermement dans sa sphère actuelle, enrichi par la force de la mort. Tout était merveilleux, la mort, lui-même, la terre, les pierres, le sable, la nourriture, les femmes, les filles, les bateaux à vapeur, même le vide qu’il avait cherché, étaient merveilleux. Les couleurs, la lumière du soleil, les dessins, les roses, les lèvres rouges des filles, tout était surprenant, même le sang caillé, le péché et le cœur souillé, tout était étonnement. Il acceptait tout. Il décida de vivre fermement, de prendre courage et de lutter bravement à l’avenir, et pour cela il accepterait tout de l’existence. Il accepterait aussi la religion avec le courage du suicide.
Dans sa résolution, il se sentait graduellement attiré par le Christ. Il se disait que ce n’était pas dans la mer qu’il fallait se jeter, mais dans les merveilles du monde.
Et voici que, le 14 février, il se décida à faire profession de disciple du Christ.
Page étrange, en vérité, et dont l’accent presque nietzschéen choquera peut-être des gens qui eussent préféré l’habituelle effusion en patois de Chanaan. Mais ce qui me frappe ici, c’est de voir le reste du chapitre consacré au récit des actes qu’immédiatement Eiichi produit en témoignage de sa conversion. En mystique véritable, il évite rigoureusement les expressions sentimentales ou rassurantes qui pourraient dépasser une action immédiate ou voiler sa difficulté. Les rares allusions qu’il fait à sa vie spirituelle n’en sont que plus émouvantes :
Un dimanche, sur les collines derrière Nunobiki, au milieu des arbres, à côté d’un ruisseau, il passa trois heures et demie à lire tout l’Évangile selon saint Matthieu, du premier chapitre au dernier, priant continuellement pour obtenir la grâce de devenir capable de suivre Jésus. Une autre fois, à midi, il monta sur le sommet d’une montagne en face du mont Maya et pria Dieu de lui donner Kobé et les bas-fonds. La nature, le sommeil et les enfants étaient ses meilleurs réconforts.
Comment et par quoi mesurer la valeur chrétienne d’une âme ? L’action même est souvent trompeuse. Mais la qualité du regard qu’un être pose sur ses semblables, tel est le signe et la mesure certaine. Au cours d’un livre où il se peint, aux prises avec toutes les formes du mal, jamais vous ne surprendrez [p. 632] dans ses yeux rien du moralisme glacial des « honnêtes gens », ni rien du dogmatisme haineux des communistes. Et c’est l’un des secrets de sa puissance.
Mais il est temps de tirer de ce livre une conclusion capitale qui, sans doute, fut l’objet déterminant de son auteur. Elle concerne la question sociale.
Il s’attache à cette expression un « ennui » qui sert à beaucoup de prétexte pour n’y point réfléchir. Mais à tout prendre, cet ennui traduit ou marque notre paresse et notre lâcheté naturelles, et l’incertitude qui est leur résultante. Quelques-uns s’en tirent en réfutant le marxisme — c’est un jeu intellectuel — ou bien en critiquant les réformes socialistes — mais cela dispense-t-il de chercher d’autres solutions ? Quant à ceux qui acceptent d’étudier à fond ces problèmes, ils ne les rendent, en général, guère attirants — (le devraient-ils ?) — ni même vivants — (ils le devraient.).
Pour celui qui referme le livre de Kagawa, une certitude s’impose. Je la formulerai brièvement :
Tant que l’on considère la « question » sociale et que l’on en « discute », c’est irritant, vain et irréductible. Car la question sociale n’admet peut-être de solution que personnelle. Il ne s’agit plus de la poser, sur le plan intellectuel, pour les autres, mais de la résoudre d’abord pour son compte et par un acte intérieur contraignant, un acte d’incarnation. Il y a là une exigence immédiate et par conséquent plus troublante que celle qu’impose n’importe quelle attitude politique. Aux yeux d’un incroyant, ceci peut sembler vague. Mais le sens chrétien primitif n’est-il pas, avant tout, le sens de la pauvreté ? Qu’un Kagawa nous force à méditer chrétiennement le fait de la misère humaine, — cela ne saurait être sans fruits.