Goethe, chrétien, païen (avril 1932)a
Imaginez un membre de l’Académie des sciences qui serait aussi directeur de la Comédie française et ministre de l’Intérieur, et qui, en marge des expériences accumulées dans l’exercice de ces activités, composerait des poèmes d’amour, des romans, des drames philosophiques, les meilleurs de son époque. Cela ne donnera pas un portrait de Goethe, certes, mais une idée de l’importance du phénomène Goethe. Maintenant ajoutons que l’homme fut supérieur à la somme de toutes ces activités et domina constamment sa vie et son œuvre. Il n’y a peut-être pas d’individu plus significatif dans l’histoire de l’Occident moderne, c’est-à-dire dans l’histoire des peuples qui vivent sous le règne du christianisme. Mais le plus grand Occidental fut-il chrétien ?
Nous ne saurions, surtout dans Foi et Vie, aborder cette question sous l’angle de la curiosité littéraire ou historique. Elle pose cependant un problème que la conscience intellectuelle des chrétiens ne peut et ne doit éviter. Goethe est une de ces « questions au christianisme » comme dit Barth, une de ces questions qui nous sont posées comme autant d’accusations, et qu’il est de notre devoir d’envisager avec toute la bonne foi que nécessite un examen de conscience.
Goethe s’est toujours affirmé chrétien, mais d’une façon si particulière que les ennemis du christianisme, depuis un siècle, le revendiquent comme leur plus grand païen. Les fragments des Conversations avec Eckermann que nous donnons dans ce numéro n’ont pas été choisis pour dissiper trop facilement une équivoque réelle, mais plutôt pour en faire sentir l’acuité. Mais, dira-t-on d’emblée, le simple fait qu’une équivoque si grave subsiste et paraisse avoir été cultivée par Goethe, ne prouve-t-il pas suffisamment l’inauthenticité de son christianisme ? Qu’est-ce qu’un chrétien que l’athéisme annexe avec une pareille aisance ?
La question serait tranchée, en effet, si nous ne savions rien des circonstances dans lesquelles Goethe évoluait. Un grand critique allemand, Ernst Robert Curtius, rappelait récemment dans un article qui fit quelque bruit1 les débuts piétistes du jeune Goethe et la part active qu’il prit aux réunions de « belles âmes » suscitées par l’apostolat du comte de Zinzendorf. C’était le temps du réveil sentimental et mystique dans une Allemagne luthérienne ravagée par l’Aufklärung et le rationalisme. C’était le temps aussi du « Sturm und Drang » auquel Goethe devait donner l’expression littéraire la plus parfaite avec Werther. Et nous ne manquons pas de témoignages écrits de cette époque qui permettent d’imaginer ce qu’eût pu être le pendant chrétien du Werther : — « J’ai souffert et me voilà libre à nouveau, écrit Goethe à un ami en 1768, au sortir d’une grave maladie — ; cette calcination a été très profitable à mon âme… Le Sauveur m’a enfin attrapé ; je courais trop vite pour lui, il m’a saisi par les cheveux. Il est sûrement à vos trousses aussi, j’espère voir le jour où il vous rattrapera ; mais [p. 306] je ne puis répondre de la manière. Je suis parfois bien tranquille à ce sujet, parfois, quand je suis calme, très calme, et que je sens tout le bien que les sources éternelles ont déversé dans mon cœur. » Et deux ans plus tard : « Je suis ce que j’ai toujours été, à ceci près que mes rapports sont meilleurs avec le Seigneur et Jésus son fils bien-aimé. C’est vous dire que j’ai acquis plus de raison et d’expérience : la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse. »
Par quel concours de circonstances cette « sagesse » devint-elle chez Goethe quelque chose qui, en fin de compte, ressemble si étrangement à une indifférence non dépourvue d’orgueil vis-à-vis du Seigneur ? L’on ne saurait ici exagérer la responsabilité qui incombe aux « chrétiens » eux-mêmes, tels qu’ils apparurent à ce jeune homme plein d’une exigeante ferveur mystique. « Mes rapports avec les dévots — écrit-il de Strasbourg — ne sont pas très fréquents ici. Au début, je m’étais tourné passionnément vers eux ; mais il semble que ce ne doive pas être. Ils sont si cordialement ennuyeux quand ils s’y mettent que ma vivacité n’y saurait tenir. Rien que des gens d’esprit médiocre, qui n’ont eu de pensée raisonnable qu’avec leur première sensation religieuse, et croient qu’on ne peut aller plus loin parce qu’ils ignorent tout du reste. » C’est ce « reste » précisément que Goethe dès lors recherchera dans une solitude aggravée par l’agacement que lui causent les effusions piétistes trop verbeuses d’un Lavater ou d’un Jacobi. Mais ce « reste », cette connaissance mystique, il ne tardera pas à découvrir qu’on n’y atteint qu’en outrepassant les limites normales de l’esprit humain. La transcendance de Dieu est absolue, par rapport à notre pensée naturelle. Dès lors, pourquoi faire intervenir dans notre vie une recherche qui risque surtout d’être nuisible à la vie ? Bornons-nous à l’utile. Bornons-nous à « réaliser » dans nos actions ce que Dieu jugea bon de nous révéler dans l’Évangile. Et en présence de l’intempérance de [p. 307] langage qui trop souvent caractérise les chrétiens, affirmons que nous ne savons presque rien de Dieu, ou plutôt qu’il est vain de chercher à en savoir plus que ce que la nature visible nous en révèle. Cette attitude s’accuse de plus en plus à mesure que Goethe avance en âge. Nous voici à ces années de la vieillesse, dont Eckermann nous a livré les confidences, et où la volonté de sobriété spirituelle paraît avoir produit chez le poète une sorte de sécheresse religieuse. Ce qui à l’origine, n’était qu’humilité de la raison devant l’insondable mystère de Dieu devient, vu de l’extérieur, orgueil de la raison qui juge ce monde comme si Dieu n’existait pas, ou encore : comme si Dieu n’était rien d’autre que l’ensemble des lois de la nature. Ainsi la conception de la transcendance divine aboutit pratiquement, chez Goethe, à des affirmations nettement immanentistes, ou comme on disait alors, panthéistes. Source de malentendus perpétuellement renaissants, et que les adversaires de la religion eurent beau jeu d’exploiter, on le sait.
Mais, comme l’établit fort justement Curtius « le Goethe païen et rien que païen est une légende, et une légende d’origine juive, car elle remonte à Heine. Elle est un mythe, au moyen duquel on peut faire de l’agitation et de la propagande antireligieuse ».
En vérité, Goethe qui prêcha l’utile, nous apparaît comme Goethe l’inutilisable, si nous le jugeons du point de vue d’un parti. Il n’est pas païen, pour la raison péremptoire qu’il n’y a plus de païen, au sens antique du mot, depuis que la venue du Christ a modifié la nature même de l’homme et l’ensemble des données religieuses. Mais, d’autre part, il faudrait un libéralisme dont nous nous sentons incapables pour admettre dans la communauté de la foi chrétienne l’homme qui a pu dire qu’il s’inclinait devant le Christ comme devant la « révélation divine du plus haut principe de la morale », tout en vénérant également le soleil, comme une « révélation du Très-Haut, et même la plus puissante qu’il nous ait jamais été donné, à nous enfants de la [p. 308] terre, de percevoir. » Et certes, on ne voit guère en quoi pareille conception pourrait choquer certains protestants libéraux par exemple. Mais c’est précisément dans la facilité d’interprétation qu’offre Goethe dans cette espèce de sagesse large et optimiste si contraire au scandale chrétien, que gît la faiblesse religieuse de sa position. Ce qui, plus que tout, fait défaut à ce génie, c’est le sens tragique du péché. Car c’est bien dans le sens du péché que gît l’irréductible, c’est-à-dire le tragique essentiel de notre condition. C’est bien là que réside l’élément transcendant qui interdit à la pensée la plus probe de se passer de Dieu quand elle juge le monde séparé de Dieu. Il n’est pas vrai de dire qu’un monde séparé de Dieu doit ou peut être envisagé comme un monde autonome. Il doit être envisagé comme manquant de quelque chose. Or, ce « quelque chose » aux yeux de la foi, constitue sa raison d’être.
Il n’y a pas de neutralité du monde vis-à-vis de Dieu — à cause du péché. La réalité visible du péché entraîne la considération de la grâce. Et c’est en quoi la transcendance divine, sans cesse, se mêle à notre vie pratique et vient bouleverser nos sagesses.
Goethe, prônant dans Faust le salut par l’effort humain au sein d’une nature harmonieuse — et quand bien même il fait intervenir, à la fin, « l’amour d’En-Haut » venant à sa rencontre — Goethe nous apparaît comme non chrétien, comme antichrétien, mais d’une tout autre sorte que ne l’ont cru nos athées qui s’arrêtaient à des boutades anticatholiques ou à des moments d’humeur provoqués par les bavardages piétistes.
Ici, nous confesserons un doute. De quel droit refusons-nous donc d’appeler chrétien, un homme qui se prétendit tel en maintes occasions, de la façon la plus expresse ? Sera-ce sur la foi de certains biographes ? Mais comment juger les actions d’un être que nous n’avons pas connu, alors que nous-même… Alors que Dieu seul juge.
Si nous refusons le nom de chrétien à cet homme [p. 309] dont l’éthique, en définitive, apparaît comme fondée sur deux des réalités centrales de l’Évangile : le renoncement et la réalisation personnelle, n’est-ce point tout simplement que les idées, les théories et les systèmes prônés par lui ne coïncident pas avec les idées, les théories et les systèmes dont nous jugeons urgent d’accentuer actuellement, la vérité ? N’est-ce point là porter un jugement avant tout partial, et qui révèle notre insuffisance autant que la sienne ?
Certes, hic et nunc, dans la situation du monde de 1932, en présence du déchaînement orgueilleux et misérable d’une humanité qui croit pouvoir fabriquer son bonheur par ses propres forces, notre devoir est net : nous avons à défendre et attester les valeurs doctrinales les plus gênantes pour ce monde sans Dieu. Or, ce sont justement les valeurs que le « christianisme » de Goethe paraît avoir négligées ou niées : le scandale divin, le péché radical. Mais un homme de l’envergure de Goethe, s’il ne peut être un argument pour nul parti, ne saurait, pour les mêmes raisons, servir d’objet à notre jugement. Bien plutôt c’est lui qui nous juge. Il y a dans le Faust, et dans la vie de cet homme, dont le Faust n’est qu’une figuration symbolique, une leçon d’activité, de réalisation, d’actualisation de la pensée, dont la vertu et la grandeur devraient s’imposer à nous tous. Goethe inutilisable, certes. Mais nous ne sommes d’aucun parti et n’avons pas à utiliser qui que ce soit. Il suffit que nous puissions nous sentir à la fois accusés et exhortés par un tel exemple.
Que nous importe, dès lors, que ce Goethe exemplaire soit « chrétien » ou « païen » ? Nous n’avons pas besoin d’avoir raison (contre lui, contre les athées) ; nous n’avons pas besoin d’avoir beaucoup de grands hommes — ni même d’avoir quoi que ce soit —, mais seulement d’être, efficacement. Et qu’il nous y aide !