Nécessité de Kierkegaard (août 1934)a
On appelle l’esprit…
De quoi se plaint l’intelligence ? Si l’on en croit les écrits les plus dignes de formuler son opinion, et qui sont pleins d’amères protestations contre le règne de la masse et les outrages divers encourus par l’individu, les Puissances anonymes et le Standard seraient en voie de triompher, et ce serait aux dépens de l’humain. Au sein de cette crise que l’on dit sans précédent, que fait l’individu pour se défendre ? Et quels titres à l’existence vient-il produire ? Car il est excellent de défendre son moi, surtout lorsqu’il détient plus de réalité que l’anonyme. Mais encore, il faudrait que ce moi fût fondé. Ce n’est pas évident de soi, si l’on peut dire : les marxistes le nient avec plus de passion que les bourgeois n’apportent à l’affirmer. D’un côté, nous voyons une foi, de l’autre, une mauvaise humeur, et certains pensent : une mauvaise conscience.
Que disent les collectivistes ? Que le grand nombre est plus précieux que le petit : Que la vie de l’esprit n’est possible que si l’on a d’abord assuré l’autre vie, la vie des corps, les conditions physiques de l’existence. Que la justice est dans l’égalité de tous, et la vertu dans l’opinion publique. Que l’histoire évolue selon des lois fatales, et que la volonté de quelques-uns n’y changera rien. Que la révolte, enfin, d’un seul contre la foule serait la marque d’un affreux orgueil, si d’abord elle ne témoignait d’un ridicule défaut de sens pratique.
Et que disent alors les bourgeois ? Les mêmes phrases, à peu près, mais sans y croire, ou du moins sans prouver par le fait qu’ils y croient. Il s’agirait alors de croire à quelque [p. 606] chose qui légitime ce scepticisme ou cette « mesure »… Sinon la foi des uns, fatalement, va triompher de la mauvaise humeur défensive des autres. Certes, on y a pensé. Les plus hardis parlent déjà de rendre sa place à « l’esprit »… Mais, quel esprit ? Et qui l’a laissé perdre ? Et que va-t-on lui sacrifier ?
Supposez qu’un homme paraisse, et qu’il relève le défi collectiviste. Il soutient que le solitaire est plus grand que la foule anonyme, que la vie de l’esprit n’est possible que si l’on a d’abord renoncé à l’autre vie ; que les lois de l’histoire ne sont rien si l’acte de l’homme les dément ; que la foi d’un seul est plus forte, dans son humilité et devant Dieu, — car c’est la foi, — que les discours des réalistes et l’enthousiasme populaire ; que la justice, enfin, et la vertu, n’ont aucune réalité si chacun n’est pas à sa place là où la vocation de Dieu l’a mis.
Supposez qu’un tel homme existe. Que va-t-on faire de lui, de ce héros, n’est-ce pas, des valeurs de l’esprit que justement l’on fait profession de défendre ? La biographie de Kierkegaard va nous l’apprendre. On commencera par mettre en doute son sérieux : « Qui est le docteur Søren Kierkegaard ? C’est l’homme dépourvu de sérieux », lit-on dans un journal du temps. On se moquera de son aspect physique et de ses pantalons trop longs. On montrera sans trop de peine que ses idées sont faites pour rendre la vie impossible, puisqu’elles impliquent le martyre des braves chrétiens, comme si la religion, de toute éternité, n’était pas au contraire la façon la plus sage de supporter les maux de ce bas monde tel qu’il est ! L’Église, par la voix de ses évêques, tentera de prouver qu’il extravague ; on proposera en public de l’interdire d’accès au temple ; l’opinion unanime accablera son fol orgueil : n’a-t-il pas écrit que la presse est de nos jours l’obstacle décisif à la prédication du christianisme véritable ? Épuisé par ce long effort démesuré contre son temps, accablé par la réprobation générale, il s’en ira mourir à l’hôpital, en disant à son seul ami : « Salue tous les hommes ! Je les aimais bien tous… »
[p. 607] Cela se passait à Copenhague, en l’année 1855. Depuis lors, il est vrai, les choses ont bien changé. On dirait même qu’elles sont au pire, mais il faut prendre garde de laisser croire à nos contemporains que ce pire ne puisse être aggravé, si tant est qu’ils s’y abandonnent.
Qu’est-ce que l’esprit ?
Donc, on nous parle de sauver l’esprit. Qu’est-ce que l’esprit ? « L’esprit, dit Kierkegaard, c’est la puissance que le savoir d’un homme exerce sur sa vie.1 » Ce n’est pas le savoir ; ce n’est pas la puissance, mais la puissance du savoir en exercice. Il y a bien de la différence. Le savoir autonome, ou la puissance, font décorer celui qui les détient, mais l’exercice effectif du savoir peut fort bien le conduire à la ruine ou peut-être même au martyre. Ne soyez donc pas si pressés de défendre les « droits » de l’esprit : ce n’est pas une distinction. Et lequel d’entre nous peut dire qu’il a calculé la dépense ?
Il faudrait bien savoir de quoi l’on parle, et ce n’est peut-être possible que si l’on sait bien où l’on va. À quoi tend la pensée… de Kierkegaard ? Contre la presse et l’opinion publique, il proteste en faveur de ce qui est « original » ; contre l’emportement des multitudes, il revendique la charité mystérieuse de l’ironie ; contre l’histoire, il pose l’acte de l’homme responsable de son destin. Mais tout cela va au martyre, dans le monde qu’on nous prépare ? Il se peut, si pourtant Dieu le veut. L’exigence de Kierkegaard se limite à l’instant du choix, où l’homme s’engage, « en vertu de l’absurde », sur le chemin que Dieu lui montre, seul.
Cette primauté de la foi sur les vérités qui font vivre, cette solitude première devant Dieu, est-ce bien cela que revendiquent les défenseurs du primat de l’esprit ? L’esprit est drame, attaque et risque. Et l’on peut douter qu’ils y [p. 608] croient, ceux qui flétrissent le matérialisme au nom des biens qu’ils n’ont pas su défendre ni davantage sacrifier. Ils affirment trop tardivement que « l’argent ne fait pas le bonheur », et qu’il existe d’autres biens que nulle violence ne peut dérober, mais c’est une triste réponse à la révolte de ces pauvres qu’on redoute plus qu’on ne les aime…
Si l’on voulait vraiment un champion de l’esprit, on ferait bien d’aller le prendre parmi ceux-là pour qui l’esprit n’a pas à se défendre, mais bien à témoigner de son incarnation ; on ferait bien d’aller à ceux pour qui l’esprit n’est pas une espèce de confort, mais une aventure absolue et comme un jugement de l’homme ; ainsi Pascal, Nietzsche, Dostoïevski. On pourrait en citer quelques autres. Qu’ont-ils donc de commun, génie à part ? Peut-être leurs souffrances seulement. Mais s’il n’est pas de hiérarchie possible en ces parages, le sacrifice y tient lieu de mesure, parce qu’il est un acte, incontestable. Telle est la nouvelle grandeur, la nouvelle mesure de l’esprit. Nous irons donc à ce grand solitaire, à ce témoin extrême et décisif dont la mort, comme un sceau d’éternité, attesta dans sa plénitude la primauté de l’acte spirituel : Kierkegaard.
Le grand mal de l’époque, et la terreur que commencent d’y semer nos faux dieux, ont réveillé quelques esprits, dont témoigne la renaissance, ou pour mieux dire, la découverte, parmi nous, de cette pensée impitoyable.
Remède du pire ? Il fallait bien qu’on se sentît malade pour aller rechercher le médecin sévère que la santé moins déprimée d’un autre siècle avait tué. C’est aussi qu’il est devenu possible de saisir, dans le déploiement des faits, et des plus marquants de l’époque, la vérité des anathèmes dont Kierkegaard salua leur naissance. Nous nous tournons vers ce prophète de nos malheurs, nous retournons à l’origine où il se tient, nous mettons en lui notre espoir de trouver un autre chemin : un chemin qui ne mène à Rome, ni à Berlin, ni à Moscou, mais à nous-mêmes devant Dieu.
[p. 609] Søren Kierkegaard est sans doute le penseur capital de notre époque, nous voulons dire : l’objection la plus absolue, la plus fondamentale qui lui soit faite, une figure littéralement gênante, un rappel presque insupportable à la présence dans ce temps de l’éternel. Car il ne suffit pas d’applaudir à ses thèses pour apaiser ce regard qui nous perce, et si nous sommes sourds à sa voix, comment étouffer le scandale de cette mort qui définit le destin de l’esprit parmi nous ? Si l’Opinion publique a tué Kierkegaard, elle n’a pas eu de prise sur les sarcasmes dont il l’a flétrie, plus charitables cependant que les discours en l’honneur du progrès, car tout l’honneur de notre temps sera peut-être, par une compensation mystérieuse, d’avoir compris mieux qu’aucun autre le message du « solitaire devant Dieu ».
L’ironie
Lorsque je vois de toutes parts, en Europe, à travers la confusion des doctrines, reparaître les traits ironiques du grand visage de Kierkegaard, il me vient à l’esprit une image dont le burlesque n’aurait pas déplu à l’humeur shakespearienne de notre philosophe. C’est l’image du chat d’Alice in Wonderland. Souvenez-vous de ce chat, immense et subversif, dont le rire a le don d’exaspérer la Reine. Elle tempête et hurle son cri favori : « Qu’on lui coupe la tête ! » Alors, le chat s’élève dans les airs et peu à peu rend son corps invisible, seule subsiste sa face hilare au-dessus des bourreaux pantois, qui se refusent dignement à couper une tête pareille. Enfin, le chat disparaît complètement. Mais à certains moments, il s’amuse à renaître. On voit d’abord son rire, rien que son rire qui plane, immatériel. Ensuite, seulement, la tête se recompose autour de cette angoissante mimique.
Le rire de Kierkegaard sur notre temps !
Dans un monde où règne la masse, règne aussi le sérieux le plus pesant. On ne rit pas devant le dictateur, ni dans les [p. 610] rangs des troupes d’assaut. Ah ! si le rire est le propre de l’homme, nous voici devenus bien inhumains ! Il semble que chacun porte le poids du monde et le sombre avenir du siècle. On a dépeint ce clerc moderne, accablé par tous les malheurs du temps, dont il feint de se croire victime ou responsable2. De cet homme, justement, que l’Histoire fait trembler et qui se réfugie dans les soucis publics comme on va voir un film pour s’oublier dans un drame fictif, de cet homme affolé par la lecture de son journal, — mais qui porte l’enfer dans son âme ! — Kierkegaard a montré « le comique infini ». Il faut risquer cette expression : le rire de la charité chrétienne. « Le christianisme a découvert une misère dont l’homme ignore, comme homme, l’existence ; et c’est la maladie mortelle (le péché)3. L’homme naturel a beau dénombrer tout l’horrible, et tout épuiser, le chrétien se rit du bilan ! » Pourquoi ce rire scandaleux ? Parce que « la crainte infinie d’un seul danger nous rendrait tous les autres inexistants ».
Mais cette « crainte d’un seul danger » peut-elle encore, sérieusement, caractériser le chrétien moyen de ce temps ? C’est ici que l’ironie de Kierkegaard tourne son aiguillon contre le « monde chrétien », celui qui se réclame de l’esprit, ou qui fait profession de l’appeler. « Le Nouveau Testament ressemble à une satire de l’homme. Il contient des consolations et encore des consolations pour ceux qui souffrent à cause du Christ. Il suppose, sans autre, que le chrétien souffre pour sa doctrine… » Et c’est la tragi-comédie du christianisme de la chrétienté. Pauvre chrétien moyen, qu’as-tu souffert pour ta doctrine ? Tu souffres, il est vrai, mais n’est-ce point justement pour ces choses que ta doctrine te montre vaines ? Il faudrait cependant choisir. Ou bien tu crois à la seule grâce de Dieu, dans l’abîme infini où tu te vois, ou bien tu crois aussi à ce sérieux de l’existence symbolisé [p. 611] par la caisse d’épargne. Ou bien tu joues toute ta vie sur le pardon, ou bien tu te reposes aussi sur ta vertu. Ou bien tu vois que la question brûlante, c’est de savoir si toi, tu es chrétien, ou bien tu vitupères les sans-Dieu de Russie. Mais sais-tu bien de quoi tu souffres ? De ton péché ou de celui des autres ? Comique amer et infini de ce « croyant » qui tremble pour le sort de l’esprit dans le monde, et pour son sort dans le monde sans esprit, exactement comme si l’Esprit n’existait pas ! Serons-nous des témoins ou des espions craintifs ? Attendrons-nous toujours le « réveil de la masse » pour affirmer que tous ces dieux sont des faux dieux ? Mais sont-ils des faux dieux pour nous ? Appelons-nous vraiment l’esprit ? Mais non, nous appelons le « règne de l’esprit », c’est bien moins dangereux ; tous en seront…
« Deux questions — dit encore Kierkegaard — témoignent de l’esprit : 1) Ce qu’on nous prêche, est-ce possible ? 2) Puis-je le faire ? Deux questions témoignent de l’absence de l’esprit : 1) Est-ce réel ? 2) Mon voisin Christofersen l’a-t-il fait ? l’a-t-il réellement fait ? »4
Nous posons toujours la dernière question. Nous ne croyons pas à l’esprit, nous préférons ne pas scandaliser ; nous croyons réellement à l’opinion publique. Nous lisons les journaux, voilà notre réalité. Le dimanche, nous allons quelquefois à l’église déplorer en commun l’athéisme du monde. « Le Nouveau Testament suppose sans autre que le chrétien souffre pour sa doctrine… » (Mais non ! il souffre simplement de ce que tous ne l’ont pas admise) « … et il apporte sa consolation, et sur ce texte on nous fait des sermons, à nous qui n’avons pas voulu souffrir ». « Dans l’église somptueuse paraît le Très Vénérable et Très Noble Premier Prédicateur Général de la Cour, le favori élu par la bonne société ; il paraît devant une assemblée choisie d’élus, et prêche avec émotion sur ce texte qu’il a choisi lui-même : “Dieu a élu dans le monde les petits et les méprisés”, et personne ne rit ! »5.
[p. 612] C’est alors que paraît le rire de Kierkegaard. Ce n’est pas le rire d’un Molière : Molière fait rire la foule au dépens de l’extravagant. Mais Kierkegaard rit tout seul de la foule, de son sérieux théâtral et fervent, et de sa peur de toute extravagance. « On peut leur faire faire ce qu’on veut, que ce soit le bien ou le mal, une seule condition leur importe : qu’ils soient toujours comme tous les autres, qu’ils imitent, et n’agissent jamais seuls. » Mais ce que Dieu exige, c’est précisément le contraire : il veut l’originalité. « Voilà pourquoi la Parole de Dieu est telle qu’on y trouve quelque passage qui dise le contraire d’un autre. » Car l’apparence de la contradiction nous oblige à choisir, fait à la foi sa place, nous contraint à l’originalité. « Mais quoi, professeurs et disciples ne se trouvent bien que dans l’imitation : c’est pourquoi ils se sentent unis en elle d’une manière si touchante, et c’est ce qu’ils appellent l’amour.6 »
Rire du solitaire, qui ressemble peut-être à la pitié énigmatique d’un Dostoïevski. Ici tout le visage de Kierkegaard se recompose. Et l’on voit que son rire n’est rien que la douleur du témoin de l’Esprit au milieu de la foule.
L’originalité
Qu’entend-il par ce mot d’originalité ? Il faut en rapporter le sens au centre même de sa pensée, ou si l’on veut, de son action. Et ce centre, c’est « la catégorie du solitaire ». Bien des malentendus seraient ici possibles ; que l’on écarte, au premier pas, trois mots qui faussent tout : anarchie, romantisme, individu. Il n’est que de les mesurer à la réalité dernière de l’homme.
Qu’est-ce que l’homme ? Une créature. Qu’est-ce que son ordre ? La loi du Créateur. Le solitaire que Kierkegaard appelle, c’est l’homme seul devant son Dieu. Mais comment cela se peut-il, sinon par l’effet de la foi ? Il faut que Dieu [p. 613] l’appelle, qu’il le nomme et par là le sépare, autrement l’homme n’est rien qu’un exemplaire dans le troupeau. Le solitaire devant Dieu, c’est celui qui répond à la foi, cet appel. Quand on parle de romantisme, d’anarchie, d’individualisme, on ne parle jamais que de révolte, mais d’une révolte, en fin de compte, imaginaire. Car l’ordre de ce monde est lui-même en révolte contre l’ordre reçu de Dieu, qui sera l’Ordre du Royaume. Et nier une négation, c’est s’enfoncer dans le néant. Seule la révolte du chrétien est position, obéissance. Si donc l’appel de Dieu isole du monde un homme, c’est que le monde, dans sa forme déchue, s’oppose au monde tel que Dieu l’a créé, s’oppose à la transformation que veut l’Esprit, s’oppose à l’Ordre. « Ne vous conformez pas à ce siècle présent, mais soyez transformés », dit saint Paul.
Le solitaire devant Dieu, c’est celui qui se tient à l’origine de sa réalité. Celui-là seul connaît sa fin et l’ordre éternel de sa vie. Celui-là seul peut juger de ce monde, et s’y tenir comme n’étant pas tenu. Il n’est pas d’autre « réaction » contre « le siècle », pas d’autre révolution créatrice. Et tous nos appels à l’esprit, s’ils ne sont pas ce retour au Réel, ne sont que poursuite du vent, défection ou orgueil fantastique.
Le solitaire et les faux dieux
Nous croyons à la foule, aux races, à l’histoire (ou plutôt à l’évolution des sociétés), à la révolution, au capital, au jugement de l’opinion publique ; nous croyons au passé, au collectif, à l’avenir, et tout cela n’est rien que fuite devant notre éternel présent, et tout cela n’est que mythologie. Les dieux du siècle ont l’existence qu’on leur prête : hélas ! il serait faux de dire qu’ils n’en ont pas…
Mais encore une fois, ce n’est pas échapper aux chimères publiques que de les dénoncer pour telles en vertu d’une idée de l’homme que la raison païenne admet fort bien : [p. 614] nietzschéisme agressif, ou désespoir du démoniaque qui veut être soi-même, « en haine de l’existence et selon sa misère ». Cette révolte n’est pas fondée dans la transformation effective du monde. Elle participe encore de la dégradation. « Une objection vraiment méchante s’arcboute toujours contre ce qui la suscite.7 » Et celui qui recourt à son moi révolté contre les forces d’anéantissement, s’appuie sur le néant et précipite sa propre ruine.
Le solitaire qui condamne « la masse » n’est un aristocrate que s’il ne veut pas l’être. C’est qu’il se fonde sur sa vocation, et qu’il ne peut être lui-même que par le droit divin de la Parole qui le distingue. Suprême humilité du solitaire ! Il ne saurait se comparer qu’à la vocation qu’il reçoit. Où l’orgueil trouverait-il encore à se loger chez un être à ce point simplifié qu’il n’est plus rien qu’obéissance dans la mesure où il agit, et pénitence dans la mesure où sa vocation le dépasse ?
Si Kierkegaard condamne la foule, ce n’est point qu’il la craigne, ou qu’il craigne d’y perdre le pauvre moi des psychologues, son reproche à la foule, c’est qu’elle n’exige rien de lui. La foule nous veut tout simplement irresponsables, par cela seul, nous la flattons, et elle nous reconnaît pour siens. Elle est le lieu de rendez-vous des hommes qui se fuient, eux et leur vocation. Elle n’est personne, et tire de là son assurance dans le crime.
« Il ne s’est pas trouvé un seul soldat pour oser porter la main sur Caïus Marius, telle est la vérité. Mais trois ou quatre femmes, dans l’illusion d’être une foule et que personne peut-être ne saurait dire qui l’avait fait ou qui avait commencé, celles-là l’auraient eu, ce courage ! Ô mensonge ! » La foule n’est rien que la fuite de chaque homme devant la responsabilité de son acte. « Car une foule est une abstraction, qui n’a pas de mains, mais chaque homme isolé a, dans la règle, deux mains, et lorsqu’il porte ces deux mains sur Marius, ce sont ses mains, non celles de son [p. 615] voisin et non celles de la foule qui n’a pas de mains. » Tout seul en face du Christ, un homme oserait-il s’avancer et cracher au visage du Fils de Dieu ? Mais qu’il soit foule, il aura ce « courage », — il l’a eu.
Il faut aller plus loin. La foule n’est pas dans la rue seulement. Elle est dans la pensée des hommes de ce temps. Tout le génie paradoxal et réaliste de Kierkegaard consiste à l’avoir dénoncée au plus intime de l’existence individuelle.
Chaque fois que nous disons d’un de nos dieux qu’il est puissant, nous témoignons de notre démission. La foule n’a pas d’autre existence et pas d’autre pouvoir que mon refus d’exister devant Dieu et d’exercer le pouvoir que je suis. Elle n’est que ma dégradation. Et toutes les « sciences » qui étudient ses « lois » historiques ou sociologiques sont comme une inversion de la théologie, sont une théologie de la dégradation.
L’opposition de Kierkegaard et de Hegel8 trouve ici son sens à la fois le plus profond et le plus évidemment actuel. Hegel a tout objectivé : l’esprit, l’histoire, la dialectique, finalement, l’homme lui-même à ses propres yeux. Il a voulu chasser du monde le paradoxe et le scandale du solitaire plus grand que tous. Il a voulu que tout s’explique, que tout s’implique, c’est-à-dire qu’il a voulu bannir la possibilité scandaleuse des actes libres de la Providence. Entreprise effroyable et vaine, qui serait d’un comique insondable si seulement l’homme des masses ne venait aujourd’hui s’en prévaloir pour rendre un culte sanguinaire aux faux dieux qu’elle a suscités. « Le philosophe dit à bon droit que la vie doit être comprise en arrière, mais il oublie l’autre proposition : qu’elle doit être vécue en avant.9 » Semble-t-il pas que le temps court plus vite depuis un siècle ? C’est que la fuite des hommes devant l’instant présent se précipite. Ils n’ont pas lu Hegel, bien [p. 616] sûr, mais Hegel est dans tous nos journaux, Hegel domine le marxisme et les fascismes, et la théologie des sociologues, des historiens, des clercs bourgeois. Comment lui échapper ? N’est-il pas la voix même de cette Âme du monde, cet Esprit de la Forme qui se croit le Réel et qui pourtant n’est rien que le péché, mais le péché n’est-il pas notre réalité, notre réalité sans cesse menacée par l’Esprit de transformation ? Notre réalité fuyarde et qui pourtant, par un artifice de l’angoisse, se proclame autonome, s’absolutise, et s’adore elle-même ? Les uns fuient en avant, et les autres dans le passé, mais qui voudrait se tenir, dans l’instant, « sous le regard de Dieu », comme disent les chrétiens. (Est-ce facile ? ou bien même possible ? Est-ce un effet de notre choix, ou un moment de notre vie ? Ils en parlent bien aisément…)
Certains des plus lucides entrevoient le péril que ces doctrines font courir à l’homme, et j’entends, à l’homme tel qu’il est, dans l’ordre même de son péché. Ainsi Maurras, lorsqu’il dénonce les mythes de l’hégélianisme social. « Le meilleur moyen de s’en affranchir sera d’en revoir l’origine. Pour voiler le présent certain, ils hypothèquent le futur, mais pour gagner ce dernier gage, les habitudes de l’esprit religieux leur font concevoir une Âme du Monde qu’ils se figurent (mais sans franchise, ni précision) comme une espèce de vertébré monstre, invisible, mystérieusement répandu et vaporisé dans les choses afin d’y exaucer (comment et pourquoi ?) nos désirs. Cette sorte de providence brute tout à fait inintelligible est le simple succédané de l’intelligible providence surnaturelle.10 » Mais qui ne voit que cette Âme du Monde le tient aussi, et jusque dans son scepticisme, lorsque Maurras proclame après Auguste Comte : « Les morts gouvernent les vivants. » Hypothèque sur le passé ! Car si les morts gouvernent les vivants, c’est que nul vivant n’ose vivre. Et comment vivrait-il sinon par l’appel de la Providence ? Et comment se rendre à [p. 617] l’appel, si l’on pose ses conditions : « l’intelligible providence surnaturelle ! ».
Toute-puissance des mythes ! « Le meilleur moyen de s’en affranchir sera d’en revoir l’origine. » Seul, Kierkegaard sait nous la désigner, dans le refus de cette « catégorie du solitaire », de l’homme qui vit de la Parole seulement, entre les temps, dans l’instant éternel.
Le solitaire peut-il agir ?
Le maléfice hégélien, c’est l’objectivité : cette attitude de l’homme qui ne veut plus être sujet de son action, qui l’abandonne aux lois mythiques de l’histoire. Kierkegaard au contraire nous répète : « La subjectivité est la vérité. » La liberté, la dignité de l’homme, c’est qu’il soit seul le sujet de sa vie. Mais encore faut-il se garder d’entendre l’expression au sens des romantiques. Je suis sujet, mais il reste à savoir d’où vient ce je, comment il peut agir. S’agit-il d’un impérialisme du moi pur, tel que Fichte l’a follement rêvé ? Si c’est le cas, je reste bien tranquille. Ce « moi pur » ne met pas en cause mon désespoir, ou si l’on veut, je peux rêver dans le sommeil du désespoir à ma perfection idéale, je peux rêver ma vocation et ses périls… Kierkegaard nous attend au réveil. Il nous saisit à ce moment précis où tous les systèmes s’évanouissent devant l’effroi du choix concret, du risque, dans la passion du désespoir total. Maintenant, tu vas témoigner de la puissance que ton savoir exerce sur ta vie. Tu te croyais un moi : témoigne que tu n’es pas foule, imitation et simple objet des lois du monde. La foule attend : si tu la suis, elle te méprisera sans doute, mais c’est le sort commun, tu ne cours pas grand risque. Si tu dis non, si tu agis, elle te tuera peut-être, quitte à fleurir ensuite la tombe du « héros », dernière insulte11. Il [p. 618] s’agit de savoir maintenant au nom de quoi tu agiras, si tu agis. Un « moi pur », son premier devoir, c’est de persévérer dans son être agissant : en cette extrémité, le compromis se justifie… Mais si ton moi n’est pas à toi ? S’il est ta vocation reçue d’ailleurs, et si tu l’as reçue en vérité, tu n’as plus à choisir, ta mort est derrière toi, elle n’est plus ton affaire, elle n’est plus ton angoisse. Et surtout, elle n’est plus cette absurdité révoltante que rien au monde ne pourrait permettre d’accepter, quand le martyr reçoit sa mort avec une sorte de sobriété…
Le croyant seul agit, et seul il peut être sujet de son action, mais c’est qu’il est, dans l’autre sens du terme, « assujetti » à la Parole qui vit en lui. C’est dans ce sens que la formule de Kierkegaard est vraie. La sujétion totale est seule active.
Elle est aussi présence au monde. Dans ce temps de la masse, où nous vivons, le « solitaire devant Dieu » est aussi l’homme le plus réel, le plus présent. Parce qu’il sait qu’il existe un « ailleurs », et que l’éternité vient à lui, il peut réellement et jusqu’au bout accepter de vivre hic et nunc, quand la foule est ubiquité et fuite sans fin dans le passé ou l’avenir.
Un seul utile à tous
La phrase de Carlyle est connue, résumant l’utilitarisme de Bentham : « Étant donné un monde plein de coquins, [p. 619] montrer que la vertu est le résultat de leurs aspirations collectives. » Renversant ce rapport il ne resterait à montrer de Kierkegaard que sa « catégorie du solitaire » est le seul fondement pratique d’une collectivité vraiment vivante. Cependant, il vaut mieux se garder d’insister sur un tel rétablissement. Pour deux raisons, je crois. Qui, d’abord, parmi nous, oserait affirmer que cette « catégorie » lui soit si familière qu’il puisse la considérer, sans autre, comme donnée ? La tentation est forte, de passer d’une critique des collectivités mensongères de ce temps à l’utopie d’une communauté chrétienne, par l’artifice indispensable, mais peut-être aussi tout formel, de l’isolement devant Dieu. Et, d’autre part, l’acte du « solitaire » n’est pas de ceux dont nous ayons à développer les conséquences. Ou bien il est, et c’est l’acte de Dieu, ou bien je l’imagine, et mon discours est vain.
À qui pressent, dans sa réalité brutale, dans son sérieux dernier, et son risque absolu, ce qu’est la solitude dont Kierkegaard a témoigné, il n’apparaît plus nécessaire de réfuter les objections du « sens social ». Plusieurs ouvrages de Kierkegaard portent cette dédicace fameuse : « Au solitaire que j’appelle avec joie et reconnaissance : mon lecteur. » Kierkegaard savait bien que lorsqu’on parle à tous ou contre tous, chacun croit qu’il s’agit des autres, et personne ne se sent atteint, mais si l’on parle au solitaire de son angoisse, c’est de la mienne.
Kierkegaard s’adresse au chrétien, comme au seul responsable parmi nous. Il sait bien qu’en tous temps, le malheur de l’époque ne provient pas de ce qu’elle est « sans Dieu », car nul siècle, comme tel, ne fut jamais chrétien, mais bien plutôt de ce qu’elle est sans maîtres, c’est-à-dire sans martyrs pour l’enseigner. C’est au sel qu’il faut rendre sa saveur, c’est à lui seul que l’on peut reprocher d’être insipide. Rien ne sera jamais réel pour tous, si rien d’abord n’est réel pour un seul.
Maintenant, il faut être « l’impossible » : il faut être le solitaire. Kierkegaard peut-il nous aider ? (Un homme [p. 620] pourrait-il nous aider ?). Ou bien seulement nous a-t-il délivrés de nos derniers prétextes, de nos dernières incertitudes sur la nature et sur les exigences concrètes de l’esprit ? Mais ne fallait-il pas qu’il ait connu de grandes aides pour oser nous montrer la vanité de toutes les nôtres ? Somnium narrare vigilantis est. L’aveu total de notre désespoir témoigne seul de la consolation.