Penser dangereusement (juin 1932)a
« L’esprit désintéressé est mort. » C’en est fait, les clercs ont trahi, et les cris de M. Benda sont couverts par la rumeur de la place. Dans toute la jeune génération littéraire et philosophique, c’est en vain que l’on chercherait un « esprit libre » selon le vœu de ce prêtre de l’abstentionnisme et du célibat spirituel. Ils ont tous épousé une cause, une de ces causes qui engagent bien plus que l’adhésion des idées, une de ces causes qui doivent être gagnées. Chose étrange, et que l’on eût difficilement prévue au lendemain de la guerre, c’est sur la notion — et la pratique — du service nécessaire que se fait l’unanimité de la nouvelle génération. Quels que soient par ailleurs les antagonismes qui la divisent — bien plus extrêmes que ceux qui divisèrent les précédentes — elle éprouve son unité, elle connaît une fraternité en ceci : que la pensée n’est plus pour elle une justification idéale de l’égoïsme ou de l’indifférence, mais une obligation urgente à se risquer en faveur des hommes, un acte, un combat. Fin de l’esprit désintéressé, cela signifierait pour les clercs, selon M. Benda, la fin de l’esprit. Et pour nous, cela signifie : le renouveau, le sacrifice salutaire et l’unique justification de la pensée.
Une telle évolution peut paraître favorable à la pensée chrétienne. La pensée protestante, en particulier, s’est toujours montrée soucieuse avant tout de réalisation personnelle, d’action éthique. Il n’a pas échappé à M. Benda que « le clerc moderne » (en tant qu’il se montre [p. 479] préoccupé des conséquences nécessaires de la pensée dans l’ordre pratique) « est protestant ». Mais, d’autre part, cette soif d’action directe et de service peut porter aussi bien, par exemple, à militer en faveur du marxisme, philosophie antichrétienne dans son essence, et par suite, dans l’action qu’elle commande à des millions de nos contemporains.
Il y a aussi ceux qui se bornent à affirmer la nécessité d’une pensée active, mais qui n’ont pas vu — qui n’ont pas encore vu — tout ce que cela implique. Ils voient bien le vice de la « pensée désintéressée », et qu’il faut s’affranchir d’une « liberté » stérilisante. Ils ne voient pas à quel prix cet affranchissement devient possible ; ils ne voient pas encore qu’il faut choisir. Or, notre temps ne comporte qu’un choix profond : christianisme ou marxisme. Ce qui revient à dire que seuls les chrétiens, en tant que chrétiens, non pas en tant que bourgeois, s’ils le sont, ont des raisons réelles et valables de récuser une pensée et une action tout entières dirigées vers l’organisation et l’utilisation des biens matériels.
Arrêtons-nous aujourd’hui à deux livres caractéristiques de ce double péril qui menace une génération : péril de gauche et péril de droite, pourrait-on dire, afin de simplifier.
M. Thierry Maulnier vient de réunir en volume une suite d’études parues pour la plupart dans les pages de l’Action française, mais qui, marquons-le tout de suite, ne comportent nulle allusion à la position politique de ce journal. Le titre : La Crise est dans l’homme1, s’oppose d’emblée aux thèses des économistes bourgeois ou marxistes, pour lesquels la crise est dans les institutions. Il paraît supposer une rénovation intérieure, celle précisément que postule le christianisme. Mais c’est en vain que le lecteur cherchera la réalité constructive et absolue sur quoi se fonderait cette rénovation. M. Maulnier critique un monde qui selon lui tend à la suppression de la personne humaine. Sa critique nous paraît pertinente, mais elle serait plus efficace si on la sentait inspirée par un principe spirituel capable de rendre une force offensive à cette personne humaine. Le choix des sujets abordés dans son livre montre un esprit averti [p. 480] des vraies valeurs de ce temps. Il réfute MM. Berl et Guéhenno, sur la question de la culture dans ses rapports avec le peuple. Il discute M. Malraux et son goût désespéré de l’action pour elle-même. Il condamne le populisme de M. Thérive, il condamne le pacifisme de M. Thomas Mann, il condamne l’Amérique de Ford et la Russie de Staline ; il adopte enfin une position assez voisine de celle de MM. Aron et Dandieu, sans aller jusqu’à prôner comme ils le font « la révolution nécessaire ». Certes, on ne saurait demander à un recueil d’essais réunis après coup de fournir une doctrine. Mais il est inquiétant d’entendre M. Maulnier, dans sa préface, se déclarer satisfait d’indiquer « des positions de résistance », une « ligne de retranchement ». Ce négativisme m’apparaît caractéristique de la pensée dite « de droite », et c’est par là surtout que M. Thierry Maulnier révèle ses origines politiques, et peut-être aussi sa jeunesse.
Il critique des erreurs au nom d’une vérité toute statique, au nom de valeurs tout intemporelles qui, n’étant pas religieuses, sont donc abstraites. Il ne suffit pas de dire à ses contemporains qu’ils ont tort de penser ceci ou cela avec passion. Il faut encore leur donner d’autres objets de passion. Ou bien il faut leur rappeler des vérités d’un ordre tel que leur seule existence — si elles existent — rende vaines les passions égarées, rende visible l’origine de l’égarement, rende efficace et créatrice la critique de tout cela qui agite le cœur des hommes. Ce n’est pas une férule : c’est un bon outil qu’il nous faut.
Ce n’est pas son pessimisme que je reproche à M. Thierry Maulnier. (Il serait fou de ne pas le partager.) Je lui reproche de manquer d’exigence vis-à-vis de l’homme ; de se borner à sa défense ; de ne pas voir que la vraie défense, c’est l’attaque. Nous avons moins besoin d’idées justes que d’idées efficacement justes ; moins besoin de notions « correctes » que de notions dynamiques. Nietzsche réclamait une « philosophie à coups de marteau ». Ce peut être le marteau du constructeur, aussi bien que celui du démolisseur.
M. Paul Nizan, lui, critique moins à coups de marteau qu’à coups d’épingle. Ce qu’il veut dégonfler, c’est la philosophie avec grand P, la doctrine officielle de la Sorbonne, cette pensée fabriquée [p. 481] par des bourgeois, pour des bourgeois, destinée à défendre et illustrer la notion bourgeoise de la vie, et payée — en la personne de ses grands maîtres — par l’État bourgeois. Les Chiens de garde2, tel est le titre de son pamphlet — ce sont les philosophes de la Troisième République.
On peut recommander la lecture de ce livre, parce qu’il a le mérite de poser simplement, brutalement, une de ces grandes questions que la pensée moderne a convenu d’appeler « naïves », parce qu’elles sont trop gênantes.
Le livre est mal composé. Ses phrases courtes se pressent en paragraphes hachés, sur un ton uniformément péremptoire, ironique et hargneux. Elles redisent trois ou quatre fois de suite la même chose, sans ajouter aucune clarté au dessein général. Mais celui-ci, par bonheur, est très simple :
Il n’y a point de questions plus grossières que celles qui sont posées ici, qui sont retournées ici. La philosophie présente qui dit et croit qu’elle se déroule au profit de l’homme, est-elle dirigée réellement, et non plus en discours et croyances, en faveur des hommes concrets ? À quoi sert cette philosophie ? Que fait-elle pour les hommes ? Que fait-elle contre eux ?
Selon M. Nizan, la philosophie régnante est caractérisée par son refus d’aborder les questions dites vulgaires, qui conduiraient à des conclusions dangereuses pour l’ordre établi. « Nous vivons dans un temps où les philosophes s’abstiennent. Ils vivent dans un état de scandaleuse absence. Il existe un scandaleux écart, une scandaleuse distance entre ce qu’énonce la philosophie et ce qui arrive aux hommes en dépit de sa promesse. » M. Brunschvicg fait un cours sur la technique du passage à l’absolu, parle de noumènes, d’immanence, de contingence, et l’on ne voit pas, dit M. Nizan, « comment ces produits tératologiques de la méditation pourraient expliquer aux hommes vulgaires … la tuberculose de leurs filles, les colères de leurs femmes, leur service militaire et ses humiliations, leur travail, leur chômage, leurs vacances, les guerres, les grèves, les pourritures de leurs parlements et l’insolence des pouvoirs ; on ne voit pas à quoi mène la philosophie sans matière, la philosophie sans rime ni raison » … « Il n’y a aucune raison d’écarter ce genre [p. 482] de questions. Il n’y a aucune raison de ne pas leur donner de réponses ».
Au fond, M. Nizan reproche à nos philosophes d’exclure de leurs recherches tout ce qui intéresse chaque homme et tout l’homme, et de déclarer « non philosophique » tout ce qui ne tombe pas sous le coup de leurs techniques.
On dira sans doute que l’auteur exagère quand il dénonce le péril d’une pensée que l’on peut bien appeler scolastique, pensée purement conceptuelle et dépourvue d’intérêt humain concret. On lui dira que ce n’est pas si grave, que le monde n’est plus mené par les philosophes, qu’il accorde à leur activité une importance qu’elle ne saurait avoir et lui fait par suite des reproches démesurés. Certes3. Mais dans la mesure, si faible soit-elle, où la philosophie actuelle exerce une action, ne fût-ce que sur les étudiants forcés de s’y intéresser au lieu de s’intéresser à notre situation concrète, M. Nizan a tellement raison que son entreprise est suffisamment justifiée. Pour le reste, c’est la politique, et dans un sens plus vaste, la religion, que cela regarde.
M. Nizan demande inlassablement ce que les philosophes bourgeois font et comptent faire pour les hommes. Très bien. Nous le demandons aussi. (Nous avons même un scepticisme plus profond que le sien à l’endroit des résultats « humains » de toute philosophie.) Mais ensuite, et à notre tour, nous demanderons : que fait, que compte faire M. Nizan pour les hommes ? — Il compte leur apporter le marxisme.
Or, s’il est clair que le marxisme prétend travailler pour l’homme en général, il n’est pas moins clair qu’il tombe par là même sous le coup d’une critique semblable à celle que M. Nizan adresse à M. Brunschvicg. L’homme en général, même si on l’appelle avec Marx, l’homme concret (ce qui n’est encore qu’une formule), l’homme au singulier des philosophes, on sait ce qu’en vaut l’aune : ce n’est qu’une extension orgueilleuse et démesurée du type d’homme qui intéresse tel groupe de philosophes, et qui vient se substituer à la réelle humanité. C’est, pour M. Brunschvicg, le bourgeois. C’est le prolétaire pour Marx. Il s’en faut de beaucoup que la notion du prolétaire marxiste, fondée sur des considérations aussi abstraites et discutables que la plus-value, recouvre la réalité de tel homme [p. 483] concret et réel que vous ou moi pouvons connaître. Mais, en vérité, la lecture du livre de M. Nizan n’inspire pas la certitude qu’il aime les hommes, qu’il aime aucun homme réel et concret. Au contraire, il en émane une sorte de mépris satisfait qui révèle un intellectuel déchaîné plus qu’un partisan convaincu. On sent bien que le triomphe de M. Nizan est dans l’insolence plus que dans le sacrifice à une cause. Je n’insisterais pas, si ces traits ne me paraissaient communs à beaucoup de jeunes intellectuels marxistes, en France particulièrement.
Les philosophes ne s’adressent jamais à tel homme dans telle situation quotidienne, répète M. Nizan. Et il propose Marx. Je demande en quoi Marx peut nous aider à vivre, à mourir. Je demande à M. Nizan, qui est marxiste, si la lecture et la pratique de Marx peut apporter une certitude intime, une réalité directe, une obligation de choisir à chaque instant, une humiliation rénovatrice, une joie au sein de la douleur, la force de supporter des souffrances physiques, la force et la joie d’envisager la mort comme une transfiguration tragique, la force et la joie d’envisager la vie comme un combat perpétuel dont l’enjeu est à chaque instant total, éternel et urgent. Je demande à M. Nizan si son appel à une philosophie vraiment humaine, dont les pensées concernent chaque homme dans chaque situation de sa vie de chaque jour, si cet appel n’a pas trouvé la seule réponse possible et réelle dans le message évangélique.
Et je demande maintenant aux chrétiens s’ils le savent eux-mêmes ; s’ils prouvent qu’ils le savent. S’ils n’ont pas trop souvent cherché auprès de philosophes secrètement avides de prêtrise, ou même prêtres, ou même canonisés, une sécurité spirituelle que la Parole de Dieu désigne comme une lâcheté. Car en présence de l’athéisme militant, nous n’avons plus à prouver vainement que Dieu est ; mais à prouver pratiquement que nous y croyons. Nous n’avons plus à argumenter à la manière des philosophes, mais à témoigner. Épreuve dangereuse et salutaire, germe de cette « révolution permanente » qui doit être l’état du chrétien vis-à-vis de lui-même et de son passé. C’est le danger qui nous purifiera. « Toute plante que n’a pas plantée mon Père céleste sera déracinée. » Et c’est en quoi, du point de vue chrétien, le marxisme radical constitue un progrès sur la libre-pensée : il force au choix, à la prise de conscience.
[p. 484] La révolution menaçante viendra comme le châtiment de ceux-là mêmes, de ceux-là justement qui refusèrent de « penser dangereusement ». Mais les marxistes n’y échapperont pas. Car celui qui refuse de penser le péché, refuse d’envisager l’ultime et le plus « grossier » des dangers inhérents à l’être concret. Seul l’Évangile — je ne dis pas les religions, ni leurs morales, ni leurs prêtres, ni tout leur appareil d’assurance dans le monde et contre Dieu —, seul l’Évangile est radicalement dangereux, — salutaire.