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Le fédéralisme suisse (1963)a

La Suisse ne saurait se targuer d’avoir donné à l’Europe et au monde une « culture nationale » bien caractérisée ; ni même d’avoir été la mère de grandes écoles d’art, de littérature ou de pensée, marquant leur temps ou propageant un style doté du nom de sa terre natale.

Il n’y eut jamais de peinture suisse, au sens où l’on a pu parler d’une peinture vénitienne ou hollandaise ; ni de musique suisse, comme on parle d’une musique flamande ou allemande ; ni de poésie, ou de dramaturgie, ou de roman suisses, comme il y eut un lyrisme languedocien, un théâtre élisabéthain, un roman russe. Non point que l’apport des Suisses en ces domaines, de la Renaissance à nos jours, ait été globalement inférieur à celui de toute autre région de dimensions à peu près analogues. (Le contraire me paraît probable.) Mais cet apport ne fut jamais typique et spécifique d’une unité bien évidente, à la fois culturelle et politique, comme le furent la Sérénissime, les états généraux de Hollande, l’Angleterre de la première Élisabeth, la France de Louis XIV, le Portugal manuélin, ou le grand-duché de Weimar.

C’est que l’ensemble suisse n’a jamais été défini par autre chose que par un système d’alliances, embrassant de multiples unités locales — vallées, cités, principautés et républiques — dont on sait la diversité non seulement de langue, de confession et de coutumes, mais de régime politique, pendant des siècles. C’est ce système, ou pour mieux dire, cette pratique séculaire de l’union dans les diversités jalousement préservées, qui constitue le véritable apport de la Suisse comme telle à l’Europe.

Pratique restée longtemps sans nom et sans doctrine — ou du moins, sans doctrine trop clairement formulée. Ce n’est guère qu’au xixe siècle qu’on se mit à parler de fédéralisme. Encore la chose était-elle entendue de manière assez différente par les Alémaniques et les Romands. Pour les premiers, fédération veut dire « communauté du Serment » (Eidgenossenschaft) ou « lien » (Bund). Pour les seconds, [p. 67] fédéralisme signifie surtout volonté de maintenir les autonomies locales et cantonales, contre les empiètements de l’autorité centrale. Rien d’étonnant si une telle pratique est mal connue ou mal comprise à l’extérieur, et notamment chez nos voisins français, épris de logique, disent-ils, et centralisateurs. Un Français cultivé et qui se demande quel est le « vrai » sens du mot fédéralisme, recourt à son Littré, où il trouve ceci :

Fédéralisme s.m. Néologisme. Système, doctrine du gouvernement fédératif. — « Le fédéralisme était une des formes politiques les plus communes employées par les sauvages. » Chateaubriand, Amérique, Gouvernement.

Pendant la révolution, projet attribué aux girondins de rompre l’unité nationale et de transformer la France en une fédération de petits États. « Aux jacobins, on agita gravement la question du fédéralisme, et on souleva mille fureurs contre les girondins. » Thiers, Histoire de la révolution, chap. I.

Pour un Français, la cause est entendue : fédéraliste égale sauvage, ou traître. Pour un Suisse, c’est Littré qui perd la face. Essayons d’expliquer ce qui peut l’être, en cette affaire où le sens concret du bien public a beaucoup plus à voir que l’idéologie.

Comme toutes les choses vivantes, organiques et intéressantes, le fédéralisme est plein de contradictions, d’oppositions et de tensions. On peut même dire qu’il est fait de contradictions, mais qu’à la différence de tous les autres systèmes politiques ou philosophiques, il ne cherche pas à les résoudre, à les neutraliser ou à les effacer par les moyens de la logique ou de la force, car il a pour passion maîtresse de les faire vivre ensemble, telles qu’elles sont.

Mais parce qu’il accepte les contradictions, les oppositions, les tensions, et cherche à les composer au sein d’un organisme vivant, n’allons pas croire que le fédéralisme soit une espèce d’éclectisme universel ou d’opportunisme lâche, qui tolère tout et ne s’oppose à rien. Le fédéralisme s’oppose en fait à deux tendances très puissantes dans le monde occidental moderne : le centralisme uniformisant, et le particularisme refermé sur lui-même.

Le fédéralisme refuse par principe et par définition l’uniformité imposée par un centre, qu’il s’agisse d’une capitale ou d’un parti, d’un [p. 68] pouvoir clérical ou politique. Il est donc le contraire absolu de tout régime totalitaire, de tout ordre géométrique simpliste, et par-là même tyrannique. (« La tyrannie est le souverain désordre », disait Vinet.) Le fédéralisme veut la diversité, la pluralité des forces en compétition, et loin de fuir devant la complexité du réel, il la respecte, il croit à ses vertus, il en épouse la loi, bref, il l’aime.

D’autre part, le fédéralisme refuse avec non moins de fermeté l’esprit de clocher, les particularismes régionaux ou locaux qui prétendraient vivre en autarcie, refermés sur eux-mêmes, hostiles à toute coopération, voir à tout échange avec le monde extérieur. Car le fédéralisme, s’il aime les diversités régionales, aime aussi leur santé, qui est celle de l’ensemble. C’est pourquoi il veut leur union, leur entraide, et même, dans certains cas bien définis, la mise en commun de leurs ressources.

Voulant donc le contraire de l’uniformité imposée par un centre, mais aussi le contraire des particularismes clos, le fédéralisme représenterait-il alors une sorte de moyen terme entre ces deux extrêmes ? Point du tout ! La santé n’est pas un moyen terme entre la peste et le choléra. Un homme qui boit de l’eau et qui se lave n’est pas à mi-chemin entre un homme qui meurt de soif et un homme qui se noie. De même, le fédéralisme n’est pas à mi-chemin entre la centralisation oppressive et l’esprit de clocher, à mi-chemin entre la dictature et l’anarchie. Il est sur un autre plan que ces deux erreurs, qui n’en sont peut-être qu’une seule. Il représente la seule attitude rigoureusement contraire à celle que les deux autres ont en commun ! On aurait bien tort, en effet, de s’imaginer que la volonté de centralisation totale d’une nation, et la volonté de la fragmenter en petites cellules locales jalousement closes, manifestent deux tendances incompatibles de l’esprit. Car en réalité, ceux qui n’admettent aucune diversité politique ou culturelle dans une nation manifestent le même état d’esprit que ceux qui n’admettent rien d’autre que leur manière de vivre locale, définie par la majorité locale, traitent tout le reste d’étranger, donc d’impur, et par suite, refusent de coopérer, de se lier par traités avec leurs voisins, de s’ouvrir aux échanges. Ce nationalisme local, ce chauvinisme cantonal (on l’appelle chez nous Kantönligeist) relève de la même mentalité que le totalitarisme, à l’échelle nationale. Il traduit le même manque d’imagination, de vitalité, de sens des proportions, d’ouverture d’esprit et d’amour du réel.

Mais l’attitude fédéraliste ne se borne pas à reconnaître d’une part [p. 69] la nécessité de l’union, d’autre part la légitimité des autonomies locales. Elle exige à la fois l’une et l’autre, en dépit de leur caractère logiquement antinomique et pratiquement antagoniste. L’attitude fédéraliste veut une maîtrise du divers, comme tout art. Elle est un art de la composition, qui requiert à la fois et en même temps la vivacité des contrastes et leur harmonisation. Prenons l’exemple d’une œuvre picturale : il n’y aurait pas d’harmonie possible dans un tableau sans contrastes de couleurs, et sans nuances complexes ; de même que sans une vision d’ensemble, celle de l’artiste, hors de l’unité du tableau, il n’y aurait pas de contrastes réels entre les tons, il n’y aurait que la simple juxtaposition de tubes de couleurs pures, bien mis en ordre dans leur boîte. Pour que la qualité particulière d’un rouge se manifeste et chante sa chanson, il faut que ce rouge soit contrasté et composé avec des verts, par exemple, dans l’unité globale d’une œuvre au sein de laquelle s’opèrent alors mille échanges d’une infinie complexité. Voilà ce que j’appelle une harmonie fédéraliste. Le totalitaire, lui, trouve plus simple et plus efficace de broyer mécaniquement toutes les couleurs, ce qui aboutit à une espèce de brun, celui des chemises brunes par exemple, de sinistre mémoire. Et voilà toute la différence entre l’harmonie fédérale, qui est la libre union dans la diversité, et l’unification totalitaire, centraliste, jacobine, qui est réduction forcée à l’uniforme, — dans tous les sens du mot.

Ces images, qui sont autant d’évidences, suffisent à définir le fédéralisme, art de composer en un ensemble animé des diversités vivantes, et fonctionnant chacune à sa manière.

La plupart des impasses dans lesquelles se fourvoie l’organisation politique du monde moderne proviennent du fait que l’on oublie ces évidences. Je n’en donnerai qu’un seul exemple : l’impasse à laquelle risquent d’aboutir les négociations entre la Suisse et l’Europe, représentée pour l’instant par le Marché commun. D’une part, on affirme une souveraineté globale, qui ne laisserait jouer qu’à regret, et à titre de concession, la diversité des fonctions nationales ; d’autre part, on se cramponne à une souveraineté nationale qui a peur de se laisser englober dans un plus grand corps. Les uns sont tentés d’oublier que la santé d’un corps exige le souple jeu d’organes bien différenciés ; et les autres sont tentés d’oublier qu’un organe bien différencié ne saurait vivre isolé du corps.

Quelle serait alors la solution fédéraliste ? J’en propose ici le principe : que l’Europe unie apprenne à respecter la diversité des petites [p. 70] nations qui la composent, sinon elle trahira sa mission dans le monde ; et qu’en même temps la Suisse apprenne à respecter, dans le cadre d’une Europe fédérée, les règles que chacun de ses cantons observe dans le cadre de la Confédération, sinon elle trahira sa raison d’être. Mais le fédéralisme n’est pas seulement un mode d’organisation politique, le seul « régime de coexistence » digne du nom. C’est aussi, et c’est même avant tout, une méthode de composition des valeurs diversifiées, — et voilà, me semble-t-il, du même coup, une assez bonne définition de la culture !

Pour qu’il y ait culture en général — au sens occidental et moderne du terme —, il faut une variété aussi riche que possible de créations humaines, un foisonnement d’œuvres, de langues, de moyens d’expression plastiques, de méthodes, de doctrines, d’écoles, etc. — et il faut quelque chose qui lie toutes ces œuvres variées, et qui leur offre une commune mesure ; sans quoi, nous ne saurions parler d’une culture, cohérente et vivante, de la culture. Il faut donc à la fois l’Un et le Divers, une très riche diversité se détachant sur un fond d’unité essentielle.

Quelle est donc, pour nous autres Suisses, l’unité de base, d’origine et de but, à laquelle nous nous référons implicitement dans toutes nos œuvres, le fond commun sur lequel se détache notre individualité, et dont elle tire ses nourritures élémentaires ? Ce ne peut être que l’Europe entière. L’Europe est la seule et véritable unité culturelle, organique et complète, à laquelle nous pouvons nous rattacher directement, nous qui n’avons pas eu la chance, ou le malheur, d’avoir une soi-disant « culture nationale », intermédiaire entre l’Europe et nos cités.

Je bute ici sur un concept aussi néfaste qu’invétéré, et qui me paraît exemplairement incompatible avec la réalité fédéraliste.

On nous répète depuis un siècle que les Suisses, selon la langue qu’ils parlent, se rattachent à l’une ou à l’autre des trois grandes cultures nationales voisines. Pour que cela soit vrai, il faudrait tout d’abord que le concept de « culture nationale » corresponde à des réalités culturelles. Or il ne correspond qu’à des prétentions nationales. L’idée qu’il y aurait en Europe un certain nombre de « cultures nationales » bien distinctes et autonomes dont l’addition constituerait la culture européenne est une pure et simple illusion d’optique scolaire. Elle [p. 71] se dissipe comme brume au soleil à la lumière de l’Histoire. La culture européenne n’est pas, n’a jamais été et ne sera jamais une addition de « cultures nationales ». Elle est l’œuvre de tous les Européens qui ont pensé et créé depuis 28 siècles, indépendamment des nations qui divisent aujourd’hui l’Europe, et dont la plupart n’ont même pas cent ans d’existence : il faut bien admettre que la culture s’était constituée avant elles et sans elles !

Je me contenterai, pour illustrer ce point, d’un seul exemple : celui de la musique, élément important et typiquement européen de notre culture. Dans ses grandes lignes, voici l’évolution de la musique en Europe : elle naît et se constitue entre les xiie et xive siècles dans un certain nombre de cités du Nord et du Centre de la péninsule italienne, en Provence, puis en Île-de-France. Des cités italiennes, elle se propage jusqu’aux cités flamandes, le long du grand axe commercial de la Renaissance, reliant Venise à Bruges. Une nouvelle école s’épanouit dans les Flandres. Elle influence bientôt la Bourgogne, et redescend vers l’Italie qu’elle enrichit de ses nombreuses découvertes. Plus tard, les Allemands (comme Schütz) viennent s’initier auprès des maîtres italiens. Bach copie avec application des œuvres de Vivaldi. Au xixe siècle, le centre de gravité de la musique européenne se déplace vers les régions germaniques, Hanovre, la Saxe, Vienne, Bayreuth. C’est alors auprès des maîtres allemands que les premiers compositeurs de Moscou et de Saint-Pétersbourg apprennent leur métier. Au début du xxe siècle, plusieurs Russes, tels que Stravinsky, influenceront à leur tour la musique occidentale, en imposant leurs œuvres à Paris… L’évolution de la peinture suit à peu de choses près les mêmes voies. Or ces voies, notons-le, traversent avec une glorieuse indifférence des dizaines de nos frontières nationales actuelles. Elles relient des cités, des foyers de création, des maîtres, et non pas des nations. Ce que l’on nomme parfois, pendant la Renaissance, la « nation » d’un musicien ou d’un peintre, c’est simplement l’école locale dans laquelle il s’est formé.

D’où vient alors cette illusion d’optique dont je parlais, cette croyance si rarement mise en doute depuis un siècle environ, en l’existence de « cultures nationales » ? C’est avant tout le fait de la langue qui l’entretient. Quand on dit que les Suisses romands se rattachent à la « culture française », on ne pense guère qu’à la langue française. Mais celle-ci n’est pas une propriété de la nation française actuelle, à l’ensemble de laquelle elle ne fut imposée que par un décret de [p. 72] François Ier, en 1543. On parle encore dans la France d’aujourd’hui sept ou huit langues différentes : l’allemand, le flamand, le breton, le basque, le catalan, le provençal, l’italien et — hier — l’arabe. Et l’on parle le français dans quatre autres nations. De même, l’allemand ne saurait définir une « culture nationale » étant la langue maternelle de populations qui vivent dans sept ou huit nations différentes.

Il faut donc commencer par faire violence aux réalités linguistiques pour les amener à coïncider approximativement avec les frontières d’une de nos nations modernes. Mais il y a plus. La langue ne saurait à elle seule définir une culture : elle n’est guère qu’un des éléments de la culture en général, si essentiel soit-il. Tous les autres éléments : la religion, la philosophie, la morale, les beaux-arts, le folklore, les sciences, la technique et l’architecture, sont largement ou même totalement indépendants des langues modernes, et ne sont, de toute évidence, pas réductibles à des cadres nationaux.

« Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » peut donc dire la culture européenne à chacun des 24 États-nations qui ont découpé et longtemps déchiré le corps de notre continent.

Or il se trouve que les Suisses sont, ou devraient être, préservés mieux que les autres de l’illusion des « cultures nationales », fût-ce du seul fait de la composition linguistique si variée de leur État. Nous sommes en mesure de savoir mieux que les autres que la vie culturelle de nos régions et de nos cités ne dépend pas de réalités nationales, mais se rattache directement à l’ensemble culturel européen : elle est « immédiate à l’Europe », comme les villes libres au Moyen Âge et nos trois cantons primitifs furent déclarés « immédiats à l’Empire », Reichs unmittelbar, et c’était là une garantie de liberté contre les princes de l’époque, — nous dirions aujourd’hui : contre les États-nations.

La véritable unité de base étant de la sorte identifiée, la question qui se pose est de savoir comment certaines cités ou certaines régions parviennent alors à se différencier, à s’individualiser sur cet arrière-fond commun.

Si je cherche pourquoi et en quoi les Suisses romands, par exemple, se différencient des Français, ou en tout cas de l’image convenue que l’École nous donne depuis cent ans de la « culture française », bien que nous parlions à peu près la même langue, je trouve ceci :

[p. 73] 1° la culture, dans nos cantons, n’est pas liée à l’État et n’a jamais été un moyen de puissance de l’État.

2° la culture vit chez nous dans de petits compartiments naturels ou historiques, qui n’ont jamais été unifiés, uniformisés par un pouvoir central, comme ce fut le cas des provinces françaises.

3° nous sommes de vieilles républiques — même Neuchâtel, en dépit de ses princes — fondées sur une large autonomie des communes.

4° le protestantisme est majoritaire en Suisse romande ; il a déterminé en grande partie nos mœurs, notre exigeant souci moral et notre méfiance pour les cérémonies, à moins que son adoption n’ait résulté de notre tempérament particulier, mais cela revient au même.

5° nous ne sommes pas seulement voisins du monde germanique : nous sommes en osmose avec lui, bien davantage que beaucoup d’entre nous n’en ont conscience ou ne voudraient l’admettre.

D’où résulte qu’un Suisse romand — et tout ce que je viens d’en dire vaut aussi, mutatis mutandis, pour le Suisse alémanique par rapport à l’Allemagne — dépend de plusieurs entités indépendantes et d’ordres divers, les unes plus petites que la Suisse et les autres beaucoup plus vastes. Par ses allégeances civiques, économiques et sociales, il se rattache à sa commune, à son canton, à la Confédération ; par son allégeance religieuse, à la Réforme ou à l’Église catholique, qui sont mondiales ; par sa langue, au domaine français, et par sa culture, aux sources variées de l’Europe antique, médiévale et moderne. Autant de réalités ou d’entités qui n’ont pas les mêmes frontières, qui ne se couvrent que très partiellement, et qui permettent un grand nombre de combinaisons originales. On ne saurait être moins conforme aux devises des États totalitaires (« Une Foi, une Loi, un Roi » sous Louis XIV. « Ein Volk, ein Reich, ein Führer » sous Hitler). On ne saurait être plus libre de se choisir, j’entends de se faire homme à sa manière, et non point à celle de l’État.

D’où la densité culturelle de ce petit coin de pays, — éducation, lettres et arts, sciences et techniques. Densité sans nul doute supérieure à celle d’une tranche quelconque d’un million et demi d’habitants, prise au hasard dans l’une des grandes nations voisines.

Qu’on m’entende bien : ce n’est pas un éloge de la petitesse en soi que je fais ici, ni des petites dimensions matérielles ou morales, mais au contraire de la pluralité des dimensions et de la variété des allégeances possibles, les unes locales ou régionales, et les autres universelles, — telles que le fédéralisme les implique et permet de les composer.

[p. 74] Et il est vrai que ce régime peut conduire moralement à la médiocrité dorée, politiquement au neutralisme de l’autruche, et dans le domaine culturel, à préférer les moyennes rassurantes aux œuvres fortes. Offrant un jeu de petites et de grandes dimensions à composer diversement, il satisfait trop facilement, dit-on, ceux qui choisissent de s’installer dans les petites. Mais la plupart des hommes veulent, et méritent sans doute, la sécurité avant tout. Ce phénomène n’est pas particulier à la Suisse, mais peut-être les Suisses moyens trouvent-ils dans les structures fédérales de leur pays une protection plus efficace de leur vie culturelle et civique, comme de leur paix. On voit mal ce qu’ils gagneraient à échanger cette paix — que l’on jalouse un peu tout en la couvrant de sarcasmes — contre les régimes prestigieux, épris de grandeur et d’idéologies, et qui aboutissent périodiquement à faire tuer quelques millions d’hommes au nom de principes réputés immortels, mais que les générations suivantes récusent…

Quant à ceux qui assument leurs plus grandes dimensions, il faut admettre qu’un régime fédéraliste et pluraliste leur ouvre de belles perspectives : qu’ils y entrent et qu’ils les explorent, ils s’y sentiront vite chez eux, sans avoir à renier leur clocher. Définition de la liberté fédéraliste.

Nos meilleurs auteurs (pour ne prendre que cet exemple, le plus délicat, puisqu’il est lié à la langue, laquelle ne pose pas de problèmes pour le savant, l’architecte ou le musicien) ont été nos meilleurs Européens : Rousseau, Constant, Mme de Staël dans le passé, et de nos jours, Robert de Traz, Charles-Albert Cingria, Gonzague de Reynold. Européens en ce sens qu’ils n’ont pas hésité à puiser aux sources les plus variées de la culture européenne, germanique et anglo-saxonne autant que française, sans s’arrêter à ces barrages ou à ces faux relais de paresse que représentent ailleurs les cultures soi-disant « nationales ».

Et n’est-ce pas à ce caractère « immédiatement européen » que l’on reconnaît le plus vite leur commun caractère de Suisses romands, si profondes qu’aient été leurs différences de doctrine, d’esthétique ou de tempérament ?

Certains citeront alors C. F. Ramuz, à titre d’argument massue contre ma thèse. Est-il besoin de rappeler que ce grand artiste s’est formé à l’école de Paris, mais aussi à l’école de Cézanne, puis des romanciers russes, enfin de Goethe ? Il se voulait un pur Vaudois, séparatiste (car c’était là le véritable sens de son fédéralisme étroit). Cette [p. 75] erreur l’a peut-être soutenu, en tant qu’artiste, comme il arrive ; elle n’en fut pas moins responsable de certaines limitations de son œuvre.


Mais la littérature n’est plus, de nos jours, cette espèce de critère privilégié du niveau de culture d’un peuple, qu’elle fut au temps de l’Europe classique puis romantique. Les sciences ont pris sa place, à cet égard. Or quel rang la Suisse y tient-elle ? « L’indice Nobel » peut nous l’apprendre : il donne le nombre de prix Nobel par million d’habitants d’un pays, de 1901 à 1960. Voici un extrait du tableau1 :


1. Suisse 2,62 7. Royaume-Uni 0,67
2. Danemark 1,43 8. États-Unis 0,41
3. Autriche 1,19 9. France 0,40
4. Pays-Bas 1,15
5. Suède 1,13
6. Allemagne 0,71 19. Russie et URSS 0,03

À la question de savoir ce que les Suisses peuvent apporter de meilleur à la culture, je réponds donc sans hésiter que c’est surtout leur sens fédéraliste, leur sentiment direct, leur expérience du fédéralisme vécu. Nous avons produit peu de génies du premier ordre, tels que Rousseau ou C. G. Jung, Léonard Euler ou Ferdinand de Saussure, mais beaucoup d’excellents ou même de grands esprits qui avaient ce sens, trop rare chez nos voisins.

Cet apport très typiquement suisse à la culture européenne revêt une importance particulière dans le monde de cette deuxième moitié du xxe siècle. Il symbolise et préfigure l’apport de l’Europe au tiers-monde, tout enfiévré par les virus nationalistes que la culture du dernier siècle et notre crise totalitaire ont propagés. L’apport suisse, aujourd’hui, se confond donc avec l’apport d’une Europe rajeunie, découvrant le fédéralisme, sa morale et sa philosophie, et surtout ses recettes pratiques, — celles de la paix.