[p. 13]

L’Exode des cerveaux [débat] (1968)a

M. de Rougemont : Je voudrais apporter une légère correction à ce qu’a dit M. Mach tout à l’heure, à savoir qu’il était le seul chercheur autour de cette table. Je me considère moi aussi comme un chercheur et je le serai jusqu’à la fin de mes jours. Simplement, je ne suis pas un chercheur scientifique. Je voudrais m’élever contre la hiérarchie des valeurs qu’on est en train d’instaurer. M. Mach se plaignait qu’on n’accorde pas un respect suffisant aux chercheurs scientifiques. Il me semble au contraire qu’on leur accorde un respect presque exclusif. Pourquoi ? Parce qu’ils sont très utiles à l’économie, au commerce, à l’industrie, au PNB, produit national brut. Je voudrais qu’on fasse aussi une petite place — comme l’a demandé M. Lalive tout à l’heure — aux chercheurs non purement scientifiques. C’est en tant que tel que je suis désireux d’élargir ce débat.

Au risque de vous scandaliser, je vais m’inscrire en faveur d’un exode généralisé des cerveaux ! Je crois que la santé de la culture a toujours consisté dans ses échanges, dans son régime de circulation, son métabolisme. Les échanges se composent d’importations et d’exportations, entre lesquels on cherche à établir une certaine balance, balance des paiements, balance commerciale. Pourquoi ne pas introduire la notion de balance des paiements intellectuels ? Je vous donnerai tout de suite un exemple de ce qu’on peut entendre par là. J’ai eu la curiosité de regarder quelle était la composition du groupe des 14 Suisses — de passeport ou de naissance — qui ont reçu le prix Nobel, depuis 1901, date où il fut créé. Il y a 6 chercheurs nés Suisses et qui le sont restés, et 5 non Suisses de naissance, mais naturalisés et qui ont reçu le prix une fois devenus suisses et après des travaux poursuivis en Suisse. Parmi eux, Einstein et Pauli, ou en littérature, Hermann Hesse.

En revanche, la Suisse a envoyé à l’étranger, où ils ont reçu le prix Nobel, deux chercheurs, peut-être trois, qui étaient nés suisses. Je ne suis pas tout à fait sûr de Charles Édouard Guillaume, mentionné dans beaucoup de dictionnaires comme français, peut-être l’est-il devenu ? Les deux autres sont Félix Bloch et Daniel Bovet, l’un devenu américain et l’autre italien.

[p. 14] Vous voyez par ce petit exemple qu’une certaine balance des échanges intellectuels peut nous être parfaitement favorable. (D’ailleurs, si elle ne l’était pas, ce serait le même prix !)

Quand je vous dis que les échanges, c’est la santé de la culture, je pense aussi aux universités. La plus célèbre des anciennes universités, c’est la Sorbonne. Eh bien, je me rappelle le professeur Étienne Gilson nous expliquant, au Congrès de l’Europe à La Haye, qu’une certaine année, au milieu du xiie siècle, il n’y avait à la Sorbonne pas un seul professeur français. Les grands maîtres d’alors — ce devait être dans les années 1250 à 1260, je ne me rappelle plus exactement — s’appelaient Thomas d’Aquin, qui était napolitain, Bonaventure, qui venait de Pise, Roger Bacon, qui était anglais, Siger de Brabant, qui était brabançon, et Albert le Grand, qui était souabe.

Maintenant, pour nous en tenir aux exemples suisses, qu’y a-t-il eu comme importation et exportation des cerveaux en Suisse ? Comment notre culture s’est-elle faite ? D’abord par la conquête romaine, qui nous a apporté une civilisation dont nous n’avions pas la moindre idée par nous-mêmes. Ensuite, par un exode de cerveaux irlandais : c’est Colomban et Gall qui ont apporté le christianisme en Suisse. Ensuite, il y a eu un exode de cerveaux picards, sous la forme de Calvin qui a apporté la Réforme et qui a fait Genève. À peu près en même temps, il y eut Érasme, Hollandais exilé à Bâle, qui a fait l’humanisme et qui a fait Bâle. Beaucoup plus près de nous, on peut citer Nietzsche, qui a été professeur à Bâle lui aussi et qui a beaucoup vécu en Suisse, en Engadine. On peut citer Stravinsky, qui a créé en Suisse la meilleure œuvre musicale « de chez nous », L’Histoire du soldat. On peut citer les prix Nobel que je vous disais tout à l’heure, qui sont venus de l’étranger. On pourrait allonger facilement cette liste.

Du côté exportation, qu’avons-nous fait en Suisse ? Il y a d’abord eu le service étranger. Ce n’était pas exactement une exportation de cerveaux, mais sur la masse, sur les dizaines de milliers, les centaines de milliers de Suisses qui ont été dans les armées étrangères, il y eut des centaines de généraux qui avaient un peu de cervelle, quelquefois ; et il y avait même des amiraux. Je ne vous dis pas cela pour vous faire rire : la célèbre plaisanterie sur les amiraux suisses, c’était vrai. Le créateur de la flotte russe et son premier grand amiral était un Genevois, Lefort, et le chef de la flotte de guerre américaine, entre les deux guerres, était l’amiral Eberlé, qui venait tout droit de Suisse allemande. Dans le domaine des mathématiques, vous savez que les Suisses ont été de grands exportateurs. Les Bernoulli de Bâle, Leonhard Euler, les plus grands mathématiciens [p. 15] du xviiie siècle, ont fondé les mathématiques en Russie, dans les Pays-Bas. Ensuite, Agassiz, qui était un savant neuchâtelois, a fondé les sciences naturelles aux États-Unis.

Les architectes suisses — voilà un grand chapitre de l’exportation suisse. Tous les grands architectes de la Renaissance qui ont fait la Rome baroque étaient tessinois. Les Borromini, Maderno, Fontana, ont fondé une grande tradition d’architectes suisses exportés qui a abouti à Le Corbusier, plus près de nous. Parmi les ingénieurs, vous avez des hommes comme Chevrolet par exemple, qui, ne pouvant pas faire de voitures en Suisse, a été les faire en Amérique avec le succès que vous savez. L’ingénieur Ammann a été faire des ponts, aux États-Unis, qui sont les plus grands du monde. Et on pourrait multiplier ces exemples : en théologie nous avons exporté Karl Barth pendant longtemps ; en composition musicale, nous avons exporté Honegger ; en littérature, nous avons exporté Blaise Cendrars ; et dans le cinéma, nous avons exporté Jean-Luc Godard.

M. Nordmann : Il y a tout de même un moment où cette exportation, dont vous venez de citer de longs exemples, de positive devient négative, c’est-à-dire qu’il y a un moment où cette exportation devient ce que nous avons appelé l’exode des cerveaux.

M. de Rougemont : Oui, et il faudrait donc essayer de trouver des critères pour déterminer à quel moment ce que j’appelle des échanges — et qui est la santé même — devient un exode qu’il faudrait déplorer ou arrêter si on le peut.

Je crois qu’il faut considérer là-dedans les dimensions des activités en jeu, et les dimensions des communautés qui peuvent les prendre en charge. Étant donné la nature, les conditions et les finalités propres d’une certaine activité, quel est le type de communauté qui lui correspond le mieux par ses moyens et par ses dimensions ? Voilà à peu près la formule d’analyse que je propose. Une analyse nationaliste consisterait à dire — à dire sans analyse d’ailleurs : je veux tout pour ma nation, qu’elle soit grande ou petite, et que tout soit fait dans ses limites. Il lui faut une industrie automobile, une industrie aéronautique, il lui faut des ordinateurs, il lui faut un synchrocyclotron et tout. Ça, c’est le point de vue nationaliste.

Le point de vue que je viens de vous proposer, c’est celui que j’appelle fédéraliste, qui consiste à répartir les tâches d’après leur nature et d’après les grandeurs, les dimensions, les moyens des communautés qui [p. 16] peuvent s’en occuper. Autrement dit, du point de vue fédéraliste, on se demandera à partir de quelle dimension une communauté a le droit de se plaindre d’un exode de ses fils qui vont exercer leur activité ailleurs. Prenez un village suisse quelconque ; si un de ses enfants devient professeur d’université, on ne va pas dire que c’est un exode de cerveau, puisque le village n’a pas les dimensions nécessaires à l’université. Mais prenez maintenant cette université qui est bien à la taille du canton (l’activité et la communauté étant de tailles correspondantes) : si à ce moment-là, une grande puissance quelconque vient acheter tout le corps professoral, comme cela se faisait en Italie pendant le Moyen Âge où une ville achetait toute l’université d’une autre ville, ou toute une faculté, ou un studium — professeurs et étudiants ensemble — à tel point que, à Bologne, on dût faire des lois terribles contre les « voleurs d’universités » : ils étaient punis de mort — alors là, il s’agira bel et bien d’un « exode des cerveaux ».

Je reviens à deux des exemples que je vous ai cités tout à l’heure. Celui de Blaise Cendrars d’abord. Blaise Cendrars est né à La Chaux-de-Fonds, mais il était originaire d’un petit village de l’Oberland bernois qui s’appelle Sigriswil. Si Blaise Cendrars n’était pas parti à 17 ans pour le vaste monde, qu’est-ce qui se serait passé ? Croyez-vous que La Chaux-de-Fonds se serait plainte d’avoir perdu un cerveau ? Pas du tout ! Il serait resté à La Chaux-de-Fonds et nous n’en aurions rien su ; il aurait continué à s’appeler Fritz Sauser. Mais il est parti dans le vaste monde qui en a fait Blaise Cendrars, puis il est allé à Paris qui en a fait un grand écrivain et c’est seulement quand nous avons su qu’il y avait un grand écrivain qui s’appelait Blaise Cendrars que nous avons découvert qu’il était suisse !

De même l’ingénieur Ammann, qui a fait ces immenses ponts, le Washington Bridge à New York, qui a plus d’un kilomètre, et le Golden Gate à San Francisco qui a 2750 mètres de long : qu’eût-il fait, ce malheureux, s’il était resté en Suisse ? Il n’aurait pas trouvé assez de place pour ses ponts, simplement. Nos dimensions ne sont pas suffisantes. On aurait pu lui offrir, me direz-vous, de construire un pont enjambant la rade de Genève, mais les crédits n’ont pas encore été votés, depuis quarante ans.

Et puis, il y a un cas particulier, qui a déjà été évoqué tout à l’heure par M. Renold. C’est celui du CERN. Un chercheur suisse va travailler au CERN : nous ne pouvons pas parler d’exode dans ce cas-là. Pourquoi ? Parce que la recherche atomique n’est pas aux dimensions d’un pays comme la Suisse, ni d’ailleurs d’aucun de nos pays d’Europe : elle est de dimensions continentales. C’est pourquoi, lors de la Conférence européenne [p. 17] de la culture à Lausanne en 1949, nous avons proposé la création d’un grand laboratoire européen de recherche nucléaire. C’est un message du Prince Louis de Broglie qui a formulé cette idée, que nous avons fait aboutir ensuite, via l’Unesco, de manière à pouvoir retenir en Europe un certain nombre de savants qu’il était important de garder pour la communauté continentale, vu les finalités (qui n’étaient pas toutes de recherche pure) qu’il y avait dans la science atomique à ce moment-là. Vous voyez de quoi je veux parler… De sorte que l’on peut dire à un pays comme la Suisse par exemple, mais aussi à un pays comme la France : si vous voulez garder, en partie tout au moins, le bénéfice de la préparation de vos chercheurs atomiques, favorisez par tous les moyens la création d’une fédération européenne qui permettra de multiplier les organismes dont le CERN est le prototype.

Quant aux Suisses qui vont à l’Unesco ou dans d’autres organismes de l’ONU, on ne peut pas dire non plus qu’il s’agit là d’une perte, d’un exode. Simplement, la Suisse prend sa part de ses obligations internationales ; car après tout, elle fait partie, elle aussi, de la communauté internationale.

Je crois vous avoir donné ainsi le moyen méthodique d’organisation, comme disait M. Renold, qui permet de fixer les différents niveaux de communautés qui doivent prendre en charge telle ou telle activité.

M. Nordmann : J’aimerais faire remarquer que, entre ce qui a été dit sur une politique d’option, et ce qui vient d’être dit sur une politique de dimension, il est facile de retrouver des éléments d’unité. Ce sont là des notions qui se recouvrent.

Avant de passer à la discussion générale, je voudrais poser une dernière question à M. de Rougemont. Vous avez parlé de l’exode dont une part est un échange, mais aussi une part est dommageable. La question est celle-ci : quelles mesures prendre pour empêcher l’exode quand il n’a pas le caractère d’échange mais qu’il sanctionne un manque d’organisation ou de structure qui incite les chercheurs à aller ailleurs ?

M. de Rougemont : Votre question revient à savoir que faire pour empêcher cet échange à sens unique que l’on appelle exode par rapport à une certaine communauté et dans une certaine conjoncture.

Il y a un premier choix à faire : je suis personnellement contre toute mesure négative, contre tout barrage qui consisterait à empêcher les gens de s’en aller, ou bien qui consisterait à les racheter un peu plus cher que ce que le concurrent offre. C’est un moyen d’essayer de pallier les [p. 18] effets sans toucher les causes. Si on estime qu’un certain échange devient un exode dommageable, je suis d’avis qu’on essaie d’y remédier en renversant le flux, c’est-à-dire en créant des pôles d’attraction à l’endroit d’où les gens s’en vont. Donc, pas par des barrages, pas d’une manière restrictive, négative ou coercitive, mais uniquement en développant des pôles et des climats intellectuels qui attirent.

Ce n’est pas uniquement une question financière. Naturellement, la question financière constitue un préalable. Si vous ne payez pas les gens suffisamment, il ne faut pas vous étonner qu’ils aillent ailleurs plutôt que de crever de faim.

Mais ce préalable étant acquis, comment renverser le flux, c’est-à-dire comment créer des pôles d’attraction ? On y fait allusion déjà. Il s’agit de concentrer les ressources intellectuelles sur certains points. On a parlé tout à l’heure de Schwerpunkte. Par exemple, à Genève, nous disposons d’un certain nombre de points forts : les études internationales, les recherches atomiques à cause de la proximité du CERN — ça, c’est presque un accident — et les recherches psychologiques. Il y a là de quoi constituer un point fort, un pôle d’attraction, au lieu de répartir de manière égalitaire — et donc partout inadéquate — ces ressources et les subventions qui doivent y être attachées sur tout le territoire de la Confédération. S’il ne s’agit pas purement de choses financières, il ne s’agit pas non plus de questions d’emploi, ou pas uniquement. Il s’agit de créer un climat intellectuel. Je ne vais pas vous en donner la recette. Créer un climat intellectuel, c’est aussi difficile à faire et à définir qu’une œuvre d’art, parce que c’en est une ! Une œuvre d’art, il faut la faire, comme dit l’autre, ce n’est pas le tout de la décrire.

Tout ce que je puis proposer ici, ce sont quelques conditions qui me paraissent requises pour qu’il y ait une vie intellectuelle, un climat attirant, et pas seulement pour des musiciens ou des artistes, mais aussi pour les chercheurs scientifiques dont parlait M. Mach tout à l’heure. Je peux très bien imaginer qu’un physicien, ou un médecin, ou un dentiste, soit retenu à Genève, même s’il y est moins payé qu’ailleurs, parce qu’il n’est pas uniquement physicien, il n’est pas uniquement médecin, et s’il trouve un bon orchestre, un bon quatuor qui joue de la musique moderne, cela pourra peut-être le retenir ici. La presse, la radio et la télévision pourraient faire énormément dans ce sens. Elles font déjà beaucoup ; elles ont fait ces dernières années un effort considérable pour intéresser l’ensemble de la population à certains problèmes assez difficiles — comme ceux dont nous parlons ce soir, par exemple. Elles pourraient peut-être faire encore plus en faisant davantage confiance à la partie la plus éveillée, [p. 19] la plus curieuse du public. On se base souvent, à la radio et à la télévision, sur des enquêtes rapides relatives à l’intérêt que les gens ont ou n’ont pas pour certaines émissions, et l’on transforme la qualité de ces émissions selon la quantité des réponses. Je crois que c’est faux. Il faudrait que la télévision et la radio aient l’héroïsme, pendant deux ou trois ans, d’aller à contre-courant. Je crois que ce serait payant assez vite.

Il y aurait beaucoup à dire là-dessus, mais je ne vais pas allonger trop. Je voudrais dire encore un mot sur le rôle de l’Université, des universités dans la création de ces pôles d’attraction, de ce climat intellectuel. Il me semble que l’Université est mieux placée que n’importe quel autre corps ou profession ou ensemble de professions, comme l’édition par exemple, pour contribuer à cette création intellectuelle. À condition que l’Université ne soit pas uniquement la juxtaposition de quelques écoles de formation professionnelle. Elle doit être aussi cela ; bien entendu, il ne s’agit pas de la transformer de fond en comble du jour au lendemain, mais il ne faut pas qu’elle soit uniquement cela : quelques écoles de formation professionnelle juxtaposées, sans lien organique et sans rien à se dire entre elles. Il faudrait que l’Université devienne ou redevienne le lieu vivant de création intellectuelle et de débats sur le fond. Je vais lâcher le mot : il faut que l’Université redevienne le lieu de contestation.

Mais attention : contestation n’est pas un mot inventé par Cohn-Bendit, ni même par Sartre. Contestation, c’est un terme qui est lié à l’Université depuis sa création, au xiie siècle. Voilà une chose qu’on oublie complètement aujourd’hui. La méthode d’enseignement, de recherche, de discussion, à la Sorbonne par exemple, c’était la méthode introduite par Abélard qui s’appelait le « sic et non », le oui et le non. La discussion dans les groupes d’étudiants et de professeurs — un tel groupe s’appelait un « studium » — la discussion, souvent violente, à laquelle tout le monde participait sur le même plan — simplement le professeur, ayant plus d’expérience, dirigeait la discussion — c’était essentiellement une contestation. On a même défini la méthode scolastique comme étant essentiellement une discussion libre et ouverte où s’opposaient le pour et le contre, systématiquement, sur tous les sujets abordés. Et je vous prierai de croire que ce n’était pas toujours des sujets purement techniques ou de grammaire. La grande lutte qui a opposé Siger de Brabant et saint Thomas d’Aquin était une lutte concernant vraiment les fondements de la société de l’époque.

Donc : contestation. Université engagée si vous voulez, pour prendre un autre mot qui a été à la mode lui aussi. Ces notions-là ont repris une [p. 20] vie très intense depuis quelques années, comme vous l’avez vu. D’abord aux États-Unis à Berkeley, ensuite ça a fait une traînée dans toute l’Europe, de Varsovie à Madrid, de Berlin à Belgrade ces jours-ci, à Paris bien entendu, et même un tout petit peu à Genève, ai-je entendu dire. Moi, je trouve cela admirable et merveilleux ! Jamais depuis le Moyen Âge, on ne s’était autant occupé des universités que depuis qu’on a découvert qu’il fallait les réformer. Je souhaite que la réforme universitaire dont on parle depuis des années, aboutisse vite, mais surtout je souhaite qu’on ne s’en tienne pas là. Car l’Université, à mon sens, a été, doit redevenir et doit rester le lieu par excellence de la contestation fondamentale, vitale de notre société, le lieu de la discussion des finalités de notre société, de la hiérarchie de ses options. Une contestation qui ne se fasse pas — ce sera mon dernier mot — en dehors de l’Université et contre elle, mais dans les cours — je ne dis pas dans tous les cours, il faut préserver l’élément de formation professionnelle — mais dans certains cours. Il faudrait qu’il soit admis que la substance même de ces cours soit la remise en question permanente des buts, des hiérarchies, des finalités de notre société, dont je refuse absolument que ce soit simplement l’industrie qui les fixe.


[p. 26] […] M. de Rougemont : Je voudrais répondre quelques mots très brefs à ce qui m’a été dit autour de cette table. Tout d’abord, M. Renold. Je crois que nous sommes presque entièrement d’accord. J’ai peut-être un peu forcé parce qu’il faut simplifier quand on aborde une quantité de sujets importants comme nous le faisons ce soir, en parlant d’œuvre d’art. Simplement, c’est une manière de simplifier les choses. Vous avez peut-être aussi un peu trop simplifié dans votre sens, en disant que, pour vous, le climat, c’est « un financement + une organisation ». Je répète : le financement, c’est un préalable, on ne fait rien sans ça. L’organisation aussi. Mais croire qu’un climat, c’est un financement + une organisation, ça c’est croire ce que croient les Américains. Eh bien, j’estime que l’Europe se doit d’apporter quelque chose de plus. Ce plus, c’est ce que j’appelle « œuvre d’art », faute de pouvoir traiter cet immense sujet sur lequel il faudrait revenir une autre année. L’Europe doit ajouter à tout le reste un certain sens de la vie, une certaine saveur, ce qui fait que, moi, je suis rentré en Europe, par exemple. Ce n’est pas du tout que j’aie été racheté par l’État de Genève (n’est-ce pas M. Lalive ?) je n’ai pas été rapatrié.

M. Lalive : Ah ! vous me rassurez !

M. de Rougemont : Je suis venu ici parce que j’y trouvais quelque chose que je ne trouvais pas en Amérique, quelque chose qu’il m’est difficile de vous décrire, et si vous voulez en avoir une bonne description, adressez-vous aux Américains qui disent qu’ils voudraient vivre en Europe. Ils vous expliqueront cela très bien.

Sur le même sujet des États-Unis, M. Lalive disait tout à l’heure : Je n’ai pas vu de génies américains qui viennent en Europe en échange de nos Félix Bloch, Agassiz, Ammann et tout cela.

M. Lalive : Vous n’en avez pas cité.

M. de Rougemont : Ce n’est pas tellement étonnant, vu que l’effort culturel des Américains n’est pas porté vers la création de génies individuels. [p. 22] C’est un effort beaucoup plus collectif, par team, c’est un effort qui est porté sur la préparation du terrain. D’ailleurs, nous ne pouvons pas dire en Suisse que nous soyons complètement indemnes de toute influence américaine. Il y en a tout de même, ne fût-ce que le jazz. Nous avons pris aux États-Unis beaucoup de choses très importantes pour la Suisse. Nous avons pris une partie de notre Constitution, le bicaméralisme, importé des États-Unis.

Ce qu’a dit M. Mach m’a paru un peu curieux. Il a parlé de mon optimisme béat. Je ne vois pas du tout à quel moment j’ai pu tomber dans ce penchant vicieux. J’ai proposé une méthode d’analyse des situations pour savoir quand il y a lieu de se plaindre d’un exode, quand — je me répète — les échanges qui sont normaux et bénéfiques, tendent à devenir un exode qui est une perte, qui est défavorable. Cette méthode peut être discutée ; il s’agit surtout de l’appliquer, mais je refuse absolument de prendre une position, par principe optimiste — ou pessimiste d’ailleurs. Je crois que vous avez parfaitement raison dans tout ce que vous avez dit sur votre domaine de recherche scientifique. J’avais pris soin de le dire en commençant. Dans ce domaine, je ne conteste rien du tout. Mais je vous signale le danger, qui serait un danger un peu américain, qu’il y aurait à isoler complètement votre recherche scientifique de tout l’ensemble d’une culture. Ça peut marcher pendant quelque temps, quelques années, mais à la longue ce n’est pas payant, même pour la recherche scientifique. Je défends ici une conception profondément européenne, si vous voulez, mais je persiste à penser que c’est cela que nous devons au monde, et notamment aux Américains qui nous le demandent. La culture, c’est un tout, c’est un ensemble dont toutes les parties sont en interaction. On peut citer mille cas. Toutes les créations culturelles d’aujourd’hui sont nées au carrefour de plusieurs disciplines très différentes, souvent très éloignées les unes des autres. Alors, ne tombons pas dans le travers américain. Rapatrions nos idéaux.