De l’État-nation aux régions fédérées (1968)a
Il y a vingt-et-un ans, dans cette même Université, avec une poignante éloquence, Winston Churchill appelait la création de quelque chose qui, disait-il, « s’appellerait — peut-être — les États-Unis d’Europe » et il s’écriait : « Je dois vous donner un avertissement. Le temps presse. Si nous devons constituer les États-Unis d’Europe, sous quelque nom que ce soit, il faut commencer maintenant… Debout l’Europe ! »
Il y a vingt-et-un ans de cela. L’Europe n’est toujours pas debout. Sans corps constitué, sans tête, comment pourrait-elle donc répondre à l’appel pathétique du célèbre homme d’État ? Un appel ne pouvait suffire à la créer… Au lieu d’une Europe qui se fait, nous entendons aujourd’hui des déclarations inquiétantes, comme celle d’André Malraux le mois dernier à un journal suisse :
Les nations sont redevenues le phénomène fondamental du siècle. L’évolution a joué et joue incontestablement dans le sens de la nation.1
Il est vrai que le même André Malraux quelques jours plus tard, interrogé par des jeunes gens à la radio, répond :
Faire l’Europe est la seule chose véritablement importante de notre temps.2
Mais qui ne voit que ceci s’oppose à cela, dramatiquement, — que cette « réalité fondamentale du siècle » que serait la nation, est précisément celle qui fait obstacle à cette « seule chose véritablement importante de notre temps » ? Qui ne voit que si l’Europe qu’appelait Winston Churchill n’est pas faite, c’est parce que les nations qu’exalte le ministre d’État du [p. 108] général de Gaulle s’y opposent encore irréductiblement, de tout leur être de nations « souveraines » ?
Quand on nous affirme que le xxe siècle ne sera pas celui du triomphe de l’internationale, comme Marx l’avait dit, ni le siècle des fédérations, comme Proudhon l’avait prévu, mais bien le siècle des nations, est-ce qu’on s’en félicite, ou bien est-ce qu’on dit cela comme on dirait de telle année : — C’était l’année de ma pneumonie ? Autre chose est de constater que la réalité politique de notre temps est encore la nation, autre chose est de s’en féliciter, d’affirmer qu’on ne peut rien y changer, que c’est là-dessus qu’il faut bâtir, et d’appeler ça du réalisme. Le cancer et les maladies mentales sont aussi des réalités importantes de notre temps, mais je ne pense pas que le réalisme consiste à le proclamer avec fierté. Il ne consiste pas non plus à les nier, mais bien à faire en sorte qu’elles cessent d’être réelles.
Que les nations soient encore bien réelles et très fortes à quelques égards, l’impossibilité d’unir l’Europe le démontre avec une évidence presque écrasante.
Que les nations soient en même temps mal adaptées (pour dire le moins) à l’évolution de notre société, la preuve incontestable en est fournie par les deux guerres mondiales, résultant du nationalisme et de l’État totalitaire, — par le besoin d’union au-delà des nations, partout ressenti et déclaré, et qui a donné naissance au Marché commun notamment, enfin par l’existence d’un problème chaque année plus aigu, celui du sous-développement de certaines régions de nos plus grands pays, contrepartie de l’engorgement déjà presque intolérable de leurs capitales. Tous ces symptômes révèlent une inadaptation morbide de l’État-nation aux réalités politiques, économiques, techniques et démographiques de notre temps. Ils ne me semblent pas confirmer que « l’évolution joue dans le sens de la nation », mais bien plutôt que nous atteignons le stade de crise finale d’une forme d’association qui a dominé et animé l’Europe du xixe siècle, mais qui ne pourrait que tuer [p. 109] l’Europe du xxe siècle si elle n’est pas surmontée et remplacée à temps.
La grande force de l’État-nation, c’est que les hommes et les femmes d’aujourd’hui qui ont passé par l’école et croient savoir l’histoire s’imaginent qu’il y a toujours eu des États, que les nations sont immortelles (en tout cas la leur !), que rien d’autre n’est donc possible, et que d’ailleurs l’État, ou la nation, c’est l’aboutissement final, logique, normal et inévitable du Progrès.
Pour dissiper cette illusion, il faudrait enseigner dans nos écoles un minimum d’histoire générale de l’humanité et des formes politiques, assez pour rappeler d’où viennent la nation, l’État, et l’État-nation qui est né de leur collusion moderne. Il faudrait rappeler qu’après la préhistoire qui ne connaissait que les tribus et leurs clans, l’histoire commence avec les grands empires réunissant et fixant d’innombrables tribus : empires d’Égypte, de Sumer et d’Akkad, plus tard de la Chine et de l’Inde, puis d’Alexandre, puis de Rome et de Byzance, et enfin, en Europe, empire de Charlemagne, puis Saint-Empire.
Il faudrait montrer que les premiers États nationaux n’apparaissent qu’après tout cela, au cœur du Moyen Âge, et se forment aux dépens de l’Empire et de la papauté, voire même contre ces grands symboles de l’unité du globe, de l’universalité du genre humain. Et que la naissance de la première nation, la France, peut être datée de cette déclaration des légistes du Philippe de Bel : « Le Roy de France est empereur en son royaume », ce qui veut dire que le chef de l’État d’un domaine de moyenne grandeur centré sur l’Île-de-France ne se reconnaît plus de supérieur au monde, traite donc l’Empire de haut en bas (faute d’avoir pu se faire élire empereur !), fait gifler le pape, puis confisque la papauté elle-même, l’installe sous sa protection en Avignon, et puis réalise aux dépens des Juifs qu’il fait dépouiller et des chevaliers du Temple qu’il fait exécuter, une merveilleuse opération sur l’or ! (si l’on veut bien me passer ce léger anachronisme).
Cet exemple de rejet de toutes les instances universelles, [p. 110] — sauf celle que l’on peut contrôler — sera vite suivi par les rois d’Angleterre et d’Espagne, puis par les princes de l’Italie, de l’Europe de l’Est et du Nord, qui dès lors se déclarent eux aussi « souverains absolus », superiorem in terris non recognoscentes selon la formule du xive siècle.
Ce spectacle, qui est celui de la naissance des nations, remplit d’effroi les sages de l’époque. « Ô genre humain, tu es devenu un monstre aux multiples têtes ! » s’écrie Dante dans son traité de La Monarchie, appel désespéré, et qui restera vain, à l’Empire condamné et bafoué.
Les cinq siècles suivants verront se renforcer et se sacraliser de plus en plus l’idée fatale de la souveraineté absolue — idée qui est à peine supportable quand un prince l’incarne, s’il n’est pas un génie ou un saint, mais qui devient proprement révoltante — et par ailleurs massivement meurtrière — quand c’est un parti qui s’en empare au nom du peuple, comme ce fut le cas des jacobins et des « démocraties » plébiscitaires et totalitaires du xxe siècle.
La confiscation de l’idéal national par l’appareil étatique, qui est l’œuvre de Napoléon, la nationalisation de l’État royal et l’étatisation de la nation révolutionnaire, c’est cela qui va créer dans la première décennie du xixe siècle le modèle de l’État-nation, bientôt imité dans toute l’Europe monarchique autant que républicaine, et au xxe siècle, dans le reste du monde.
Qu’est-ce en somme que l’État-nation de modèle napoléonien ? C’est le résultat d’une volonté abstraite, peut-être folle, qui entend faire coïncider à tout prix dans les mêmes limites imposées du territoire hérité ou conquis, déclarées frontières naturelles, les réalités les plus hétérogènes, langues parlées dans les villes et richesses du sous-sol, monnaie et programmes scolaires, politique et industrie, et les régir à partir d’un centre unique de décision, par le moyen de bureaux où se concentrent tous les pouvoirs administratifs, civils et militaires, fiscaux [p. 111] et policiers, mais aussi ecclésiastiques, scolaires, universitaires, et plus tard économiques, sous l’hégémonie d’une seule ethnie. Modèle monstrueux, si l’on y réfléchit, mais c’est précisément ce que l’on ne fait pas, parce que l’État-nation est devenu sacré, intangible dans nos esprits, qui résistent à l’idée qu’il pourrait n’être après tout qu’une forme transitoire, comme tant d’autres. On enseigne son catéchisme dans ses écoles, on célèbre son culte, on vénère ses statues sur toutes les places. « Il faut une religion pour le peuple » assure-t-on, et comme ce n’est plus guère le christianisme, ce sera donc le nationalisme, le culte de la patrie étatisée, seul Absolu auquel tout s’ordonne, et au nom duquel les maîtres de l’État peuvent mettre à mort leurs hérétiques, ce que ne peuvent plus faire les Églises, Dieu merci. L’État-nation centralisé et unifié s’arroge ainsi tous les pouvoirs des grands empires traditionnels jusqu’au Saint-Empire médiéval, bien qu’il n’en ait ni la pluralité ethnique et linguistique, ni le caractère d’universalité. Il se rêve et se veut fermé, complet, suffisant en lui-même tant pour sa culture que pour son économie, et seul juge non seulement de ses intérêts mais de ceux des autres3. C’est donc une partie qui se veut aussi grande que le tout. L’État-nation moderne, unitaire et absolu n’est enfin qu’un empire manqué. Voilà la vérité fondamentale du xxe siècle des nations.
Et il faut souligner à ce propos une constatation des plus paradoxales : c’est que, si tous les États-nations unitaires ont été et sont des empires manqués, à commencer par celui de Napoléon, les seuls empires réussis de notre temps se trouvent être des fédérations : les USA et l’URSS.
Regardons maintenant ces États-nations unitaires tels qu’ils sont dans leur être et leur agir concret, non plus dans leurs prétentions. Nous verrons aussitôt que tous, sans exception, sont à la fois trop petits et trop grands. Ils sont trop petits si on les regarde à l’échelle mondiale. Ils sont trop grands si l’on [p. 112] en juge par leur incapacité d’animer leurs régions, et d’offrir à leurs citoyens une participation réelle à la vie politique.
Le problème du petit État dans le monde des grands (titre de la série dans laquelle s’inscrit ma conférence), c’est en vérité le problème de tous les États du monde, sauf trois, c’est-à-dire d’environ cent-trente petits États confrontés aux trois seuls vrais grands.
Ils sont trop petits « à l’échelle des moyens techniques modernes, à la mesure de l’Amérique et de la Russie aujourd’hui, de la Chine demain », écrivait dès 1954 Jean Monnet. (Lettre de démission de la CECA.)
Ils sont trop petits pour se défendre seuls, même avec l’aide d’une petite ou moyenne force de frappe, pratiquement annulée par les barrages antimissiles des deux grands.
Ils sont trop petits dans le domaine économique pour répondre au « défi américain » — cela n’a plus à être démontré4 — mais aussi pour répondre au défi du tiers-monde, c’est-à-dire de tous ces États-nations inconsidérément multipliés sur tous les continents par le retrait des puissances naguère coloniales.
Enfin, ils sont trop petits pour agir politiquement au niveau des empires véritables qui dominent notre monde, et surtout pour résister à la satellisation politique ou économique.
Mais en même temps, les États-nations unitaires sont tous trop grands, trop grands pour pouvoir assurer le développement de toutes leurs régions et communes, — trop grands pour que leurs citoyens puissent y exercer normalement leurs devoirs civiques, et participer effectivement à la vie de la cité ; donc trop grands pour être encore de vraies communautés humaines, et cela, c’est la plus grave maladie qui puisse miner un corps politique.
Telle étant la crise présente de l’État-nation, le régime à prescrire paraît facile à formuler :
Parce qu’ils sont trop petits, les États-nations devraient se [p. 113] fédérer à l’échelle continentale ; et parce qu’ils sont trop grands, ils devraient se fédéraliser à l’intérieur.
Facile à formuler, mais presque impossible à appliquer par nos États-nations, dirait-on.
En effet, l’existence des empires de l’Est et de l’Ouest leur pose un dilemme aussi simple qu’inexorable :
— ou bien ils se contentent de proclamer leur volonté farouche d’indépendance et leur souveraineté absolue, dont ils refusent de rien déléguer à une autorité supranationale, fédérale, et alors ils seront fatalement satellisés un à un ;
— ou bien ils font ce qu’il faut pour pouvoir résister, c’est-à-dire qu’ils décident de résister tous ensemble, et alors ils renoncent à leur souveraineté absolue au profit d’une fédération qui les protège.
C’est ce second parti qu’ont adopté en 1848 nos vingt-cinq petits États suisses et bien leur en a pris. Mais comme je le rappelais au début de cet exposé, nos États-nations européens en plus de vingt ans n’ont pas fait un seul pas effectif en direction de leur fédération politique. Force m’est donc de penser qu’il y a quelque chose d’essentiel dans leur nature même, quelque chose de constitutif qui les retient de s’unir. Et nous voyons mieux ce que c’est, maintenant que nous avons défini l’ambition profonde et constitutive de l’État-nation, sa volonté de souveraineté absolue, donc d’indépendance totale, donc d’autarcie, qui est son ambition proprement impériale. C’est donc par définition et par structure, non par méchanceté ou bêtise que les États-nations sont impropres à l’union. Leurs relations normales sont de rivalité non de coopération. Leur mode de contact normal n’est pas l’échange, mais le choc.
Bakounine l’avait déjà dit, il y a cent ans exactement, lorsqu’au congrès de la première Internationale à Genève, en 1867, il avait dénoncé l’impossibilité de constituer les États-Unis d’Europe sur les grandes nations étatistes.
Le problème de l’union de l’Europe à partir des États-nations [p. 114] paraissant insoluble en théorie autant qu’il le reste en pratique dans l’état actuel de ses données5, il va falloir ou bien renoncer à l’union et alors il n’y aura plus de problème, ou bien modifier les données mêmes du problème, c’est-à-dire chercher à fonder l’union sur autre chose que les États-nations.
Renoncer à résoudre le problème de l’union, c’est faire, en somme, ce que l’on fait actuellement, c’est-à-dire laisser nos États continuer à prétendre à une indépendance de moins en moins croyable, et qui se borne en fait à la liberté (souvent illusoire) de choisir les dépendances les plus profitables.
Mais changer les données mêmes du problème de l’union pour le rendre soluble, c’est d’abord accepter de remettre en question radicalement le sacro-saint État-nation, accepter l’idée de renoncer éventuellement à cette formule périmée, en faire autant avec la notion sacro-sainte de souveraineté ; et c’est ensuite trouver les éléments nouveaux qui rendraient l’union praticable.
Parlant de la mise en place progressive de structures fédérales en Europe, Louis Armand formulait récemment une règle d’or qui trouve ici son application majeure :
Développons en commun ce qui est neuf. Laissons de côté les héritages du passé dont l’unification prendrait trop de temps, demanderait trop d’énergie, et soulèverait trop d’oppositions.6
Bien avant d’avoir lu ces lignes, j’écrivais de mon côté :
L’union, pour deux États-nations, n’est jamais qu’une mesure de fortune, voire un expédient désespéré (comme par exemple l’union de la Grande-Bretagne et de la France proposée par Churchill en juin 1940), autrement dit : ce n’est jamais qu’une concession douloureuse à la nécessité, quand on se sent trop faible soit [p. 115] pour subsister seul, soit pour dominer et absorber les voisins.
Si l’on veut unir l’Europe, il faut partir d’autre chose que de ses facteurs de division, il faut bâtir sur autre chose que sur les obstacles à l’union ; opérer sur un autre plan que celui-là, précisément, où le problème se révèle insoluble. Il faut se fonder sur ce qui est destiné à devenir demain la vraie réalité de notre société, et je vais désigner par là une unité d’un type nouveau, à la fois plus grande et plus complexe que la cnté antique, mais plus dense, mieux structurée et offrant un meilleur milieu de participation civique que la nation telle que nous l’a léguée le siècle dernier : — la région.7
Il n’est rien dont les jeunes sociologues s’occupent avec plus de passion en Europe. C’est qu’en effet, il s’agit là d’un phénomène complexe et neuf, que nous voyons lentement prendre forme au seuil de ce dernier tiers de notre siècle, comme un visage dont les traits se composent et s’illuminent peu à peu sur le fond chaotique de la société que le xixe siècle a laissé se faire au petit bonheur, la société stato-nationaliste et industrielle. Sur ce continuum, sans ordre ni structure, d’anarchie arbitrairement quadrillée par l’administration et la police, se détachent maintenant les régions, réalités absolument modernes. Ce ne sont pas les provinces de l’Ancien Régime, effacées, encore moins les départements découpés par Napoléon, ni les « Länder » allemands, trop grands, ni les cantons suisses, trop petits, ni les nationalités de la Double-Monarchie d’antan ou de l’URSS d’aujourd’hui, ni les « States » de l’Amérique du Nord. Ce sont vraiment des créations de notre temps, des organismes en train de naître de la combinaison de forces les plus diverses, qu’il s’agit de capter et d’harmoniser, dont les principales sont : l’explosion démographique, l’urbanisation galopante, la mobilité des industries, et par suite les nouvelles concentrations de ressources intellectuelles, techniques et bancaires autour des ressources matérielles et naturelles, [p. 116] la densité des réseaux de communications et de transports, et enfin l’unité géographique, cette dernière n’étant d’ailleurs plus définie primairement par une frontière marquée sur le terrain à l’aide de bornes ou de réseaux de barbelés et sur les cartes en pointillés méticuleux, mais au contraire par la force de rayonnement de ce qu’on appelle une « métropole », grande ville ou complexe de villes moyennes formant le cœur, le foyer dynamique d’un pays d’une population minimum d’un à deux millions et maximum de six millions. Ce qui donnerait, par exemple, neuf régions pour la France, une dizaine pour l’Italie, deux ou trois pour la Hollande, quinze à vingt pour l’Allemagne fédérale.
Pour tenter de faire sentir le concret du problème tel que je l’ai découvert, voici un exemple vécu.
Il y a quelques années, je fus invité à un colloque qui allait se tenir à Aix-en-Provence sur le thème suivant : création d’une « métropole régionale » basée sur le complexe Marseille-Aix-Étang de Berre, c’est-à-dire une grande ville portuaire et commerçante, une vieille cité universitaire et culturelle, dotée d’un célèbre festival de musique, et une zone d’intense production industrielle, où sont venues s’implanter les plus importantes usines atomiques françaises. Parmi les quelque soixante personnalités participantes : professeurs et industriels, présidents de chambres de commerce, députés et préfets, éditeurs et animateurs sociaux, je me trouvais le seul non-Français : j’en conclus que j’étais censé représenter dans le colloque l’idée européenne. Invité à parler tout au début, j’improvisais donc sur le thème que voici :
Il peut sembler curieux, Messieurs, qu’à l’âge de l’union des nations et des intégrations continentales, vous vous préoccupiez d’abord de créer dans votre nation une région plus ou moins autonome. L’effort d’union et votre effort, qu’on soupçonnera de vouloir la division, peuvent sembler logiquement contradictoires. Mais en fait, je les vois complémentaires. Car au fur et à mesure que se dévalorisent les frontières de nos [p. 117] États-nations, les régions vont se mettre à vivre et respirer de plus en plus librement. Les États-nations les maintenaient dans le cadre rigide de frontières identiquement imposées aux réalités les plus hétérogènes, comme par exemple la langue, l’économie, l’état civil et les richesses minières. Ainsi l’on coupait en deux le bassin de la Ruhr-Moselle qui est d’un seul tenant quant au sous-sol, sous prétexte qu’à la surface les gens parlaient allemand d’un côté, français de l’autre. La CECA, puis la CEE ont permis de surmonter cette absurdité manifeste, et plusieurs autres. Dans l’Europe de demain, libérée de la tyrannie des frontières d’état civil imposées aux réalités économiques, les régions vont très rapidement se dessiner, s’organiser et s’affirmer. Et comme elles seront jeunes et souples, pleines de vitalité, ouvertes sur le monde, elles noueront entre elles des relations d’échanges aussi nombreuses et fréquentes que possible. Elles seront amenées à se grouper selon leurs affinités, selon leur voisinage, selon les réalités nouvelles qui les auront formées, par-dessus les anciennes frontières nationales désormais réduites au rôle mineur et invisible à l’œil nu que jouent les délimitations entre les cantons suisses : simples commodités pour le cadastre, l’état civil et la gendarmerie. Et c’est sur ces régions, Messieurs, que nous bâtirons l’Europe, non sur les cadres en bonne partie vidés des vieilles nations.
Ces paroles éveillèrent un écho pour moi des plus inattendus : c’est qu’elles venaient à la rencontre non seulement des souhaits des organisateurs du colloque, qui connaissaient les besoins de leur région, mais de tout un mouvement de pensée politique, déjà beaucoup plus large et solidement fondé que je n’osais l’espérer. Au cours de ces dernières années, on a vu se multiplier les recherches scientifiques, les articles de journaux, les volumes et les congrès sur la régionalisation des États européens. Le concept de région a pris une place considérable non seulement dans les préoccupations des sociologues, et chez les Six, qui dès 1961 réunissaient à Bruxelles [p. 118] un important colloque sur ce problème8, mais encore dans les milieux dirigeants du pays le plus centralisé du continent et le plus allergique, semblait-il, au fédéralisme à base régionale : j’entends la République française une et indivisible.
La bibliographie des ouvrages consacrés en France aux problèmes de la région moderne comporte déjà une quarantaine de volumes, et une bonne centaine d’études substantielles dues à des professeurs de sociologie, à des politologues, à des économistes, à des juristes, mais aussi à des responsables du Plan, à des hommes politiques comme Mendès-France, Pleven, Debré. Parmi les titres caractéristiques, je citerai : Décoloniser la province, La France des minorités, La Gauche et les régions, Paris et le désert français (ce fut le début), et enfin la Révolution régionaliste.
Au-delà de ce considérable effort de recherche scientifique et de renouvellement des conceptions de base se développe un véritable mouvement de revendications politiques. Les candidats de l’opposition et un parti au moins, le PSU, demandent déjà des assemblées régionales élues, la promotion d’une citoyenneté régionale, la mise en place d’exécutifs régionaux, — toutes propositions qui étaient proprement impensables pour un esprit français il y a dix ou vingt ans encore.
Je viens de recevoir le manifeste d’un nouveau mouvement politique « pour le fédéralisme et le progrès social », où je lis ces quelques phrases :
Nous proclamons la nécessité de la Révolution fédéraliste et progressiste française pour la construction d’une VIe République.
Nous réclamons la création d’États régionaux français. Ces États régionaux disposeront de pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires comparables à ceux qui existent, par exemple, pour les États-Unis d’Amérique.
[p. 119] Les États régionaux français délégueront partie de leur souveraineté à l’État fédéral français.
La lutte pour notre indépendance nationale ne peut être menée que dans le cadre de l’Europe unie, laquelle sera fédéraliste ou ne sera pas. Dans cette Europe unie la représentation du peuple français sera assurée par l’État fédéral français.
Parmi les plus graves méfaits des bureaucrates et technocrates parisiens et parmi les plus lourdes conséquences de l’exploitation abusive de la province par le centralisme parisien, on compte le sous-développement de plus en plus accentué de vastes régions de France. La nation doit réparation du tort ainsi causé.
On n’est pas loin de l’agitation populaire et de l’action directe.
Dans un hebdomadaire de gauche, je lis ceci :
Sur les murs des villes bretonnes, des affichettes jaunes clament : « La Bretagne crève ! Pas d’emplois nouveaux, fermeture d’usines, émigration des jeunes et des cadres… » Le dépérissement régional n’est pas particulier à la Bretagne. Mais la crise y est si aiguë, la conscience de la crise si vive et l’oppression quasi coloniale de la région si ancienne que Saint-Brieuc était l’endroit tout indiqué pour tenir le premier colloque socialiste régional sur le thème : « Décolonisez la province ! »
Tout cela est intéressant, me disent certains augures, mais n’allez pas y attacher trop d’importance. L’État français ne sera pas si aisément ébranlé. Son chef le tient très bien en main, et quelques excités de la région ne l’impressionnent pas.
À quoi je répondrai deux choses :
1° De Gaulle lui-même ne peut tenir en main… que son État. Or la souveraineté de l’État est devenue tout illusoire, quand elle n’est pas toute négative, ne consiste pas à dire non, ou à consentir un abandon. Ainsi, elle permet aux États de procéder à leur désarmement tarifaire, de renoncer aux droits de douane, ou au contraire elle leur sert de prétextes à refuser, ici ou là, les mesures nécessaires à l’union. Mais elle ne peut [p. 120] rien faire de plus. On l’a bien vu lors de la Première Guerre de Suez…
2° Derrière l’agitation régionaliste naissante, il y a bien autre chose qu’un mécontentement accidentel, il y a de sérieuses nécessités, appelant des réformes de structure qui, de proche en proche, mèneront très loin…
Ce sont ces nécessités qui expliquent que le Marché commun ait cru devoir convoquer le très important colloque de Bruxelles sur les économies régionales, et que ses six États-nations membres y aient pris part.
C’est l’arriération, le sous-développement de nombreuses régions de la France, de l’Italie, ou même de l’Allemagne qui a obligé les gouvernements de ces pays à étudier très sérieusement le problème de la régionalisation du territoire. On s’est aperçu que ce sous-développement provenait directement de la structure de l’État unitaire, voire, comme le disent plusieurs auteurs, de l’exploitation des régions par l’État central. On s’est intéressé très spécialement aux régions périphériques, les plus négligées par la capitale, et cela a conduit à envisager la possibilité révolutionnaire de régions chevauchant des frontières, d’unités socioéconomiques plurinationales.
Prenez la région lilloise, qui touche la Belgique. Vue de Paris, Lille est une gare terminus, et Roubaix-Tourcoing un cul-de-sac dans un coin de l’Hexagone9.
Mais dans l’optique du Marché commun de demain, tout change : effacée la frontière qui depuis cent-cinquante ans coupait la région de son aire d’expansion naturelle, Lille devient avec ses cités satellites la métropole de près d’un million d’habitants d’une région s’étendant sur la France et la Belgique, et au surplus liée au sud de l’Angleterre.
Or Lille n’est qu’un exemple entre bien d’autres : nous avons, tout près d’ici, celui de la Regio Basiliensis rayonnant sur trois pays.
[p. 121] Imaginez maintenant que dans ces métropoles, peu à peu, se forment ces centres de décision régionaux dont tout le monde parle, et qu’ils acquièrent de la force : lorsqu’ils auront pris en fait (sinon en droit) plus d’importance économique et culturelle que les capitales anciennes, la révolution régionale sera faite, et du même coup la fédération de l’Europe se révélera immédiatement possible. Il se peut que cette évolution exige bien plus de temps que les pionniers de l’Europe unie ne l’exigeaient et ne l’annonçaient dans l’enthousiasme des premiers congrès fédéralistes, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Du moins, cette fédération de régions « immédiates à l’Europe » — comme les communes libres médiévales étaient « immédiates à l’Empire » et tiraient de là leurs libertés — sera-t-elle fondée sur des réalités en plein essor, non sur des vieilles carcasses historiques et des mythes vidés de leur pouvoir. Un des meilleurs sociologues français d’aujourd’hui, spécialiste de la prospective, Jean Fourastié, disait il y a un an devant un colloque réunissant tous les préfets de la République :
L’Europe peut nous tomber sur la tête un beau matin… vers 1985. La région dans le cadre européen, est une unité géographique beaucoup plus opérationnelle que le département et même que la nation.
Qu’une telle déclaration ait pu être faite en France, et cela précisément devant le corps des fonctionnaires institués par Napoléon pour effacer jusqu’au souvenir des autonomies régionales, voilà qui nous donne à penser que la révolution régionaliste, condition de l’Europe unie, est bien plus avancée que nous n’osions l’espérer.
Toutefois, ne nous y trompons pas : le processus sera très long, et il nous paraîtra nécessairement très lent, au jour le jour. Nous n’en sommes encore, aujourd’hui, qu’au stade de la prise de conscience du phénomène région et des motifs de son apparition en ce moment précis de notre histoire et de l’évolution de notre société occidentale. À peine avons-nous [p. 122] pris la mesure des perspectives qu’il nous invite à explorer, notamment institutionnelles. Des réalisations à ce niveau ne sauraient être décrétées sans transition. Il est normal qu’elles exigent une longue période de mise en place silencieuse des réalités de la région, puis d’expériences concertées, et celles-ci connaîtront forcément des échecs. Organiser, structurer, animer des régions, et finalement les doter d’institutions autonomes, ce sera la tâche au moins d’une génération, vingt à trente ans, en admettant que tout se passe bien plus vite de nos jours qu’à l’aube grecque de notre Histoire.
Je ne cite pas la Grèce par hasard. Car je tiens la région pour une forme de communauté aussi nouvelle dans notre civilisation que le fut au vie siècle avant notre ère l’apparition de la polis, dans la société grecque archaïque. Et l’on sait que la polis devint en moins d’un siècle l’unité de base de toute vie sociale et publique en Grèce. Elle donna même son nom à cette forme d’activité : la politique !
De même que la polis — avec ses autorités collégiales et son régime de participation civique intense — s’opposa durant des siècles à la monarchie autoritaire et belliqueuse — créant ainsi la première civilisation européenne — de même la région va s’opposer aux faux comme aux vrais empires centralistes et monopolisateurs qui prétendent aujourd’hui se partager le monde.
Nous n’en sommes encore qu’à la petite aube de la formation des régions en tant qu’éléments de base de l’Europe fédérale à venir, mais en revanche nous touchons déjà au crépuscule de la période des États-nations. Ce qui empêche la plupart des hommes d’aujourd’hui de le voir, ou d’en croire leurs yeux quand ils le voient, c’est le dogme inculqué dans les esprits pendant plusieurs générations par les soins de l’école, de la presse, et de l’éloquence politique, le dogme de l’immortalité non seulement de ma nation, mais de la forme nationale en général.
Bien sûr, un coup d’œil sur l’histoire suffit à réfuter cette [p. 123] croyance. Bien sûr, dès la fin du siècle dernier, Ernest Renan s’était écrié dans un discours célèbre à la Sorbonne :
Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront.
Et il ajoutait :
La confédération européenne, probablement, les remplacera.10
Mais tout le monde n’a pas lu Renan, de nos jours…
Et cette succession qu’il annonce, ce remplacement des États-nations par la fédération, cela ne se fera point par le jeu spontané du fameux « mouvement de l’Histoire ».
Il faudra que la succession, le remplacement s’opèrent dans les esprits d’abord, par la révolution la plus difficile à accomplir, celle des catégories de pensée dans lesquelles ont vécu tous nos ancêtres depuis des siècles, et que nous ont inculquées tous les classiques de la philosophie politique. Catégories de pensée non seulement invétérées jusqu’à se confondre avec une sorte d’instinct, non seulement chargées d’histoire assimilée par l’inconscient, mais encore chargées d’une extrême affectivité, irritabilité, résultant du souvenir de tant de guerres récentes, de cent ans de propagande des nationalismes, et de cette religion civique dont je vous disais qu’elle s’était substituée à la foi chrétienne dans l’esprit des masses.
Je voudrais vous donner quelques exemples de ces mutations de concepts et de catégories politiques qu’exige la prise de conscience du phénomène régional opposé au stato-national.
Et d’abord, un changement dans le vocabulaire — tout commence toujours par là. Vous le sentirez tout de suite en entendant cette définition de la région que j’emprunte aux travaux du colloque de Bruxelles :
L’activité économique suscite dans l’espace des formes de polarisation qui naissent de relations d’interdépendance et de complémentarité géographique, économique et sociale […] un certain nombre d’unités territoriales réunissant des activités [p. 124] économiques complémentaires et fortement liées, gravitant autour de centres urbains où se localisent d’importantes fonctions économiques, en particulier les fonctions de décisions. En outre, ces centres jouent presque toujours un rôle très important du point de vue intellectuel et culturel. Ces agglomérations ont dès lors une importance essentielle pour l’identification d’une unité territoriale dont, en première approximation, les limites correspondent à celles des aires d’influence de son ou de ses agglomérations principales.
Si on exagère leur taille, les régions tendent ou bien à se confondre avec les unités nationales ou bien à perdre leur signification comme unités fonctionnelles. Si on les prend trop petites, le nombre et l’importance des fonctions économiques et sociales diminuent dans l’unité territoriale considérée, de sorte que celle-ci tend à se confondre avec la simple unité locale.
Mais entre ces limites supérieure et inférieure la possibilité peut exister de plusieurs solutions intermédiaires entre lesquelles le choix peut dépendre de considérations contingentes et même comporter une part de subjectivité dans l’appréciation.
En ce qui concerne l’emplacement exact des limites, une certaine indétermination existe manifestement entre régions contiguës de taille donnée, en sorte que ces limites doivent être tracées avec une certaine liberté de jugement.11
Ainsi : — là où, dans le monde stato-national, on parlait d’abord de territoires et de superficies, on parle ici d’abord de pôles, de polarisations ; là où l’on parlait frontières, on parle d’ajustements variables définis par des aires d’influence ; là où l’on insistait sur la taille des domaines et sur des chiffres absolus de la population, on se préoccupe de fonctions, de potentiels et de densités. Tout se passe comme si l’évolution moderne venait subitement de nous faire sortir de l’ère néolithique, celle [p. 125] qui a été marquée par la fixation des tribus nomades sur des territoires cultivés, celle qui a donc été dominée pendant douze à quinze millénaires par les notions de terre sacrée, de bornes sacrées, d’attachement au sol, bref par les réalités et les valeurs de la paysannerie, — qui brusquement font place aux réalités et aux valeurs de la société industrielle, scientifico-technique, essentiellement urbaine et mobile. Le terme même d’État indique très bien ses origines agricoles : status, State, Staat, État, c’est stabilité, statisme, fermes assises, délimitation par des cadres invariables, et c’est aussi un symbole de durée. La région au contraire se définit par des dynamismes combinés, par leurs résultantes variables, par la densité des échanges et des transports, toutes choses mobiles, indépendantes du sol. Pour la première fois dans l’histoire, la cité se détache du territoire, elle « décolle » ; une unité politique se définit non plus en termes de limites, mais en termes de rayonnement, non plus par son indépendance mais par la nature et la structure de ses relations d’interdépendance.
D’ailleurs, le terme même d’indépendance est en train de perdre son sens ancien, stato-national, majestueux et volontiers ombrageux. Louis Armand remarque que « la notion d’indépendance économique a changé complètement de contenu. Le mot “indépendance” a perdu son sens simpliste d’autrefois. C’est maintenant une question d’échanges, de “flux” diraient les scientifiques : “il faut chercher à être aussi indispensables aux autres que les autres nous sont indispensables.12” » Je proposerais, pour ma part, que l’on substitue au terme d’indépendance celui d’autonomie, qui a l’avantage de rappeler le gouvernement des cités par elles-mêmes, et aussi, par sa sobriété, de ne pas réveiller les illusions de l’absolutisme, les délires de la souveraineté sans limites. L’autonomie est une notion relative et très précise, quand on parle par exemple de l’autonomie de vol d’un appareil, ou de l’autonomie de décision [p. 126] d’un échelon administratif. Préférons, dans le monde régional, cette liberté modeste mais bien réelle, aux ivresses de l’indépendance absolue mais illusoire dont se vantaient les États-nations.
Enfin, il est une grande notion que les régions nous amèneront à mettre en lumière, c’est celle de la pluralité des allégeances soit d’une personne, soit d’un groupe ou d’une région.
Au lieu que l’État-nation voulait tout faire coïncider dans le même cadre : culture, ethnie, religion, existence économique, loyauté envers le Prince maître de tout, et d’autant plus qu’il devenait anonyme et sans visage — dans le monde régional, la liberté de chacun et l’efficacité de son action seront garanties par la possibilité de se rattacher et de donner son allégeance à des ensembles différents par la nature et par les dimensions, cité locale, idéologie nationale, culture continentale, religion universelle, domiciles multiples, associations et clubs lointains ou proches.
Mais ceci, qui est très nouveau et presque révolutionnaire pour les citoyens des États unitaires et surtout totalitaires, nous est très familier en Suisse…
Et à ce propos, je voudrais terminer par quelques remarques sur le rôle spécifique de la Suisse dans la révolution régionaliste qui vient, et qui verra, en cas de succès, le triomphe du fédéralisme intégral.
Depuis qu’il est question d’une entrée éventuelle de la Suisse dans le Marché commun, j’entends répéter qu’elle y perdrait sa souveraineté, qu’elle s’y perdrait. Et si je parle d’une fédération basée sur les régions, on me répond que ce serait pire encore, et que la Confédération dans ce cas serait « dissociée ».
Je réponds qu’il est temps, qu’il est grand temps que nous cessions d’opposer un refus quasi automatique à toutes les propositions d’union un peu hardies, sous le double prétexte « qu’on n’est pas sûr qu’elles réussiront », ou bien « qu’on n’est pas sûr que cela servirait nos intérêts ». Assez de cette politique fondée en fait sur la morale à courte vue qu’illustre [p. 127] l’anecdote du patriarche vaudois : il réunit ses fils autour de son lit de mort et il leur dit : « Le secret de ma réussite tient à ce que j’ai fondé ma vie sur deux principes : Méfiance ! Méfiance ! » Politique bien typique de la paysannerie, et qui d’ailleurs a contribué à la réduire un peu partout au sort d’assistée de l’État.
Face au projet régionaliste, je voudrais que nous disions : Travaillons dans ce sens, car c’est celui de nos traditions fédéralistes.
Les régions de demain seront les petits États que nous avons toujours voulu défendre, et à raison. Tout ce qui s’est fait de grand dans notre monde, s’est fait par les petits ; de sublime, par les infimes ; et de divin par un bébé qu’on ne savait trop comment déclarer…
Les régions de demain seront en même temps les éléments de la grandeur requise dans beaucoup de domaines bien définis : car les régions, à la différence des États, sont faites pour s’unir et pour coopérer, comme l’ont fait nos cantons, quand ils ont vu que l’union fédérale était la condition de leur survie individuelle. Les régions combinent ainsi les avantages du petit État (culturels, ethniques, économiques, civiques) qu’avaient effacés nos nations écrasant toute diversité, et les avantages des grandes dimensions procurés par cette fédération dont les États-nations se révèlent incapables.
Acceptons donc l’hypothèse de travail régionaliste : on verra bien ce qu’elle donne pour nous, quand nous aurons aidé au succès de l’entreprise.
Si, au pire, certaines de nos villes et leur hinterland en venaient à nouer des liens économiques et sociaux avec les pays voisins, à s’intégrer dans des régions polynationales, ce ne serait pas encore « la fin de la Confédération », la perte de son identité et de sa vocation, car ces deux choses existent à un autre niveau, du moins je l’espère. Belle raison d’être nationale que celle qui dépendrait des seuls douaniers et qui serait à la merci d’un accord tarifaire ! Si Genève, par exemple, supprimait [p. 128] ses frontières avec la Savoie et l’Ain, s’intégrait au complexe nommé Rhône-Alpes, qui est sa région naturelle, croit-on vraiment que cela lui ferait perdre son caractère de cité suisse plus que ne le font sa population étrangère et les institutions internationales qu’elle est fière d’accueillir ? Non, même « dissociée » économiquement, rien n’empêcherait la Suisse de cultiver sa vocation particulière, qui est d’ordre politique et culturel, rien ne pourrait empêcher les Suisses de toutes les régions de continuer à se rattacher politiquement à l’idéal fédéraliste — s’ils y tiennent vraiment — et de maintenir leur association.
Nous sommes le seul pays européen qui n’ait jamais été tenté de devenir un État-nation unitaire, d’uniformiser tous ses éléments constitutifs, ethniques, religieux, linguistiques, sociaux ; le seul en somme qui soit une vraie fédération et qui ait une expérience séculaire de l’existence fédérale. Cela nous indique, me semble-t-il, notre responsabilité propre vis-à-vis de l’Europe.
Je ne crois pas que nous ayons mission de préconiser urbi et orbi la transposition pure et simple de notre fédéralisme, à l’échelle du continent. Car ce fédéralisme date un peu : c’est un fédéralisme d’États plus que de fonction, de défense plus que de coopération. Aujourd’hui, le fédéralisme doit se détacher, comme j’ai tenté de vous le montrer, des États, des territoires, des cadres fixes ; il doit « décoller » du sol, pour devenir de plus en plus une méthode de résolution de chaque problème selon ses dimensions et à son niveau. Et à cet égard, les sociologues français — la France, une fois de plus, va fournir le modèle ! — sont en train d’élaborer une théorie qui me paraît mieux adaptée à notre société industrielle et mobile. Mais le fédéralisme est aussi un esprit, une forme de pensée et de sentiment, un style de vie, une expérience et une morale. Or j’observe chez beaucoup de nos concitoyens une sorte d’habitus fédéraliste, qui les fait dépasser en pratique ce qu’il y a de périmé en doctrine dans la Constitution de 1848. Voilà [p. 129] sans doute ce que les Suisses peuvent donner de meilleur à l’Europe qui se fait : non pas seulement une grande idée qui est capable d’ouvrir les voies de l’avenir politique pour l’Europe et le monde, mais mieux que cela : un exemple vécu.