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Le personnalisme, la contestation, les hippies et… le fédéralisme (27 septembre 1969)a b

Denis de Rougemont, aux yeux du grand public, c’est l’auteur d’un livre « unique », d’une thèse retentissante, L’Amour et l’Occident. Cet ouvrage, qui démontrait que l’idée de passion amoureuse trouvait ses origines dans la poésie cathare, et qui nous faisait ensuite descendre les différents cercles de la passion, connaîtra plusieurs rééditions et sera traduit en plusieurs langues. Aujourd’hui, on le trouve en livre de poche. Ce livre, célèbre de par le monde devait avoir de nombreux prolongements. Ce sera, au fil des ans, Doctrine fabuleuse, Personne du drame [sic] et Les Mythes de l’amour.

C’est donc l’illustre théoricien de l’amour-passion qu’un public nombreux et enthousiaste était venu entendre jeudi soir à l’Université McGill. Le sujet de cette conférence, qui était placée sous les auspices du Département de français de l’Université McGill et du Consulat général de Suisse, répondait d’ailleurs on ne peut mieux aux vœux de l’assistance. Ne s’agissait-il pas en effet de « L’invention de l’amour en Occident » ?

Mais l’œuvre de M. de Rougemont ne se réduit pas à un seul titre : elle ne gravite pas uniquement autour de ce seul thème de l’amour-passion. La célébrité d’un ouvrage a malencontreusement relégué dans l’ombre l’action non moins importante de « l’écrivain engagé », du promoteur infatigable de l’idée fédéraliste en Europe, en faveur de laquelle il n’a cessé de militer depuis la fin de la guerre, c’est-à-dire depuis 1946.

On s’étonnera alors moins d’apprendre qu’après avoir reçu, en 1963, le Grand Prix littéraire de Monaco, qui couronnait de façon éclatante l’ensemble de son œuvre, on décerne aujourd’hui, à M. de Rougemont le Prix Schumann pour ses services rendus à la cause de l’unification de l’Europe. Ce prix, qui lui sera décerné officiellement à Bonn en février prochain, nous rappelle utilement cette autre thèse chère à M de Rougemont : celle du fédéralisme. Il l’a non seulement défendue par ses écrits, mais également par son action en tant que directeur du Centre européen de la culture, qu’il a fondé et qu’il dirige depuis 1949.

Si à ses nombreux titres on ajoutait celui qu’il s’apprête à recevoir aux États-Unis, après son séjour au Canada, je veux parler du prix Paul Tillich qui est, en quelque sorte, un prix de théologie, on aura, je crois, défini les différents pôles autour desquels se meut la pensée et l’action de M de Rougemont.

Le personnalisme

« Mais qui est donc M Denis de Rougemont ? », se demandait-on au lendemain de l’attribution du Grand Prix littéraire de Monaco. La question, on le voit reste toujours d’actualité. Nous avons donc profité de cette première visite de M. de Rougemont à Montréal pour essayer de cerner un peu mieux, d’un peu plus près, ce personnage énigmatique.

D’entrée de jeu, il tient à nous mettre en garde.

Ce que je voudrais bien marquer, nous dit-il, c’est que pour moi il n’y a aucune séparation entre L’Amour et l’Occident et les ouvrages que je suis en train d’écrire ou que j’ai déjà écrit sur le fédéralisme. Il n’y a jamais eu en moi deux activités distinctes, mais au contraire osmose complète entre mon action politique et mes livres.

Au-delà, donc, de cette diversité des thèmes, il y a continuité de pensée. C’est ce que nous explique M. de Rougemont.

Mon ami Jacques de Bourbon-Busset m’a dit, un jour, qu’il se considérait comme mon disciple en érotique personnaliste et qu’il exigeait que je lui montre cette cohérence entre mon érotique du mariage, du couple et mes théories fédéralistes. À quoi je lui ai répondu que rien n’était plus facile. Car pour moi, le couple est une espèce de banc d’essai du fédéralisme, c’est-à-dire du système d’aménagement qui permet à des natures diverses de vivre ensemble, de coexister en tension, sans se subordonner l’une à l’autre, sans se mélanger, en restant donc parfaitement distincte.

Il y a donc une ressemblance profonde entre le problème de l’homme et de la femme dans le mariage, et celui des autonomies locales et de l’union dans une fédération, où il s’agit précisément de respecter complètement les droits et de l’autonomie locale et de l’union, ceci au bénéfice des deux, naturellement.

Je me réfère toujours, poursuit-il, aux définitions des conciles du ive au vie siècle qui ont défini la personne à propos des personnes de la Trinité. Le concile de Chalcédoine dit, en substance, que les deux natures, l’homme et Dieu, dans le Christ sont simultanément présentes, complètes chacune d’entre elles, sans séparation mais sans confusion et sans subordination de l’une à l’autre, et que de plus, leur union, loin d’évacuer les différences, ne fait que les renforcer et les confirmer.

Cette définition théologique, on la retrouve naturellement aussi bien dans le mariage, que dans le fédéralisme. Aussi chaque fois qu’il y a deux réalités contraires, mais qui sont bonnes l’une et l’autre, il ne faut pas s’empresser de s’en sortir en supprimant l’une des deux, ou en les mélangeant, ou encore en les subordonnant l’une à l’autre. Il faut, au contraire, œuvrer avec ces deux réalités.

C’est là, nous fait-il remarquer, le fondement de ce que j’appellerai ma philosophie.

Une philosophie qui s’est lentement élaborée, en réaction surtout contre « cette ignorance satisfaite des injustices établies ». Et là, deux dates cruciales marquent la biographie de M. de Rougemont. La première nous ramène à 1932. Denis de Rougemont a, alors, 26 ans. Il habite Paris. C’est là qu’il participera à la naissance de trois revues : L’Ordre nouveau, au côté d’Arnaud Dandieu et Robert Aron, Esprit avec Emmanuel Mounier et Georges Izard, et enfin sa propre revue Hic et Nunc qui regroupe autour de lui des écrivains, des philosophes et des théologiens protestants.

Mais, 1932 marque aussi la naissance du personnalisme à laquelle il devait participer. C’était la réponse à « la spoliation de l’identité profonde de l’homme ».

Il publiera d’ailleurs un ouvrage d’une importance capitale pour qui veut comprendre le personnalisme, ouvrage malheureusement assez mal connu, Politique de la personne. On peut y lire, en effet, un article qui avait déjà paru dans la revue Esprit et qui constitue, nous fait remarquer M. de Rougemont, « la seule définition de la personne qui ait jamais paru dans ces revues personnalistes ».

Cet article, « Définition de la personne », dont M. de Rougemont me montre le manuscrit portant les indications pour l’imprimerie de la main même de Mounier, fit l’objet de discussions approfondies auxquelles prirent part, entre autres, Berdiaev et Gabriel Marcel. On ne pouvait donc espérer de meilleur interlocuteur pour nous définir la « personne », telle que l’entendent naturellement les personnalistes.

Pour moi, nous dit-il, la personne n’est ni un individu refermé sur lui-même, ni la minuscule partie d’une masse, mais un homme ouvert aux idées, à la fois libre et responsable. C’est l’individu distingué de la masse par sa vocation, laquelle le remet en relation avec autrui, parce que la vocation est avant tout acte. Ainsi, la vocation est à la fois ce qui distingue l’homme et le relie à la communauté où il exerce.

Ce qui l’amena — avant Sartre, ce qu’on ignore généralement — à parler de l’« engagement » de l’écrivain. Car ce qu’il appelle engagement ce n’est rien moins que de tirer les conclusions pour la cité de ce qu’il appelle la personne, puisque celle-ci est définie par son acte. Ainsi se trouve fondée une certaine notion de la communauté qui postule l’engagement de l’individu.

Mais cet engagement, tient-il à nous faire remarquer, n’implique pas qu’on s’inscrive dans un parti ou qu’on accepte la discipline de ce parti.

C’est réaliser ce que l’on croit le plus intimement, que ce soit d’un point de vue religieux, politique ou philosophique.

La contestation

On ne peut manquer d’être frappé par la vigueur, par la modernité surtout de ses prises de position qui étaient formulées, rappelons-le, avant la guerre. Mais justement la contestation étudiante qui sévit aujourd’hui de Paris à Tokyo n’est-elle pas une contestation personnaliste ?

M. de Rougemont n’hésite pas à répondre par l’affirmative :

C’est, en effet, nous dit-il une contestation personnaliste qui s’ignore. Dans ces motivations, on retrouve plusieurs de celles qui furent à la base du mouvement personnaliste.

Ce que nous appelions en 1932 la révolution personnaliste et communautaire, c’était quelque chose qui se posait dans les termes d’aujourd’hui. Nous y avions peut-être un peu plus de mérite, car la situation extérieure n’était visiblement pas aussi grave que celle qui prévaut aujourd’hui.

Ce qui nous avait alors alerté et réveillé c’était l’exemple du nazisme et du communisme stalinien. Et puis il y a eu la montée de la guerre. On voulait nous faire croire qu’il y avait de grandes causes à défendre et nous ne voyions pas du tout lesquelles à ce moment-là.

Cette crise existentielle dont nous avions été les témoins stupéfaits lorsqu’elle éclata pour la première fois parmi les étudiants à Berkeley, M. de Rougemont l’avait déjà vécue.

Il désire néanmoins apporter une légère correction :

Je dois dire que j’ai souvent pu déceler dans la contestation qui s’est développée à Paris, à Berlin, et ailleurs quelque chose que je crois extrêmement dangereux, et qui ne ressemble pas du tout à notre réaction personnaliste et communautaire. Elle ressemble plus souvent à la réaction des jeunes fascistes italiens et nazis qui ne respectaient plus rien finalement que la force.

Quand on dit, il faut tout casser et après on verra bien, moi j’ai déjà vu ce qui va se passer : c’est la police qui arrive. Je ne suis donc pas du tout d’accord avec Sartre quand celui-ci prêche la destruction de l’Université et refuse de dire ce qu’il y mettra à la place. C’est de la démagogie facile et extrêmement dangereuse. Car, finalement cela ne fait que servir le fascisme.

Pour M. de Rougemont la seule contestation efficace, c’est celle qui est faite précisément au nom d’autre chose.

Je n’ai pas du tout varié en ce qui concerne la définition de la révolution que nous avions en 1932. Il s’agissait alors de substituer un nouvel ordre à ce que nous appelions le désordre établi. La contestation véritable, c’est celle qui conteste le désordre établi au nom d’un ordre plus réel. Ce qui paraît être, pour beaucoup de jeunes contestataires, une conception inacceptable. Mais je suis malheureusement certain qu’ils se trompent.

Et cela il le regrette profondément. Car, pour notre interlocuteur, la réaction des jeunes est fondamentalement saine.

C’est une réaction contre le monde de la technique, contre la discipline qu’exige la production industrielle de chacun de nous, discipline absolument sournoise qui se manifeste par la publicité, par la mode, par les feuilles d’impôt. Nous sommes pris, de plus en plus, par des réseaux de règles dont le fondement n’est absolument pas la dialectique de la personne, mais uniquement les questions de rendement industriel, ou de rentabilité. Les jeunes sentent cela, sans les analyser toujours exactement, mais ils le sentent et y réagissent instinctivement en anarchistes.

Les hippies

Je pense en particulier aux hippies. Je trouve leur réaction absolument normale et saine, même s’ils vont parfois trop loin, même s’il y a trop de drogues à l’appui. C’est une réaction vitale de leur part contre ce monde qui est en train de ruiner les bases mêmes de la passion. Car, finalement, si on arrive à supprimer tous les problèmes individuels on aboutira à un monde où la passion, la tentation de la passion n’aura plus aucun sens. Alors qu’avec le mouvement anarchisant des hippies qui essaient aussi de recréer une communauté véritable, tout redevient possible.

Mais jusqu’où cela ira-t-il ? M de Rougemont ne nous cache pas son pessimisme. Il ne pense pas que cela ira très loin. Il reste, néanmoins, que des rassemblements comme celui qui a eu lieu récemment à Bethel, près de New York, sont la démonstration éclatante de ce besoin qui existe d’une nouvelle communauté, d’un principe de communauté qui soit l’amour : un amour pas seulement sexuel, mais également spirituel.

Cette communauté nouvelle dont tout le monde aspire, mais que personne n’ose construire, M. de Rougemont s’est employé à la définir et à en propager l’idée de par le monde. Car 1946 marque cet autre tournant capital dans la vie de M de Rougemont. Après six ans d’exil en Amérique, il retourne en Europe, une Europe en paix certes, mais qu’il faut reconstruire.

Cette guerre qui vient de se terminer, M. de Rougemont a pu en mesurer toute l’absurdité puisque, de par sa nationalité, il était neutre.

Nous sommes ici à patauger, pouvons-nous lire dans son Journal des deux mondes, parce que nos voisins se font la guerre, et s’ils la font, c’est parce qu’ils n’ont pas su se fédérer progressivement, au lieu de s’unifier brutalement. Cette guerre marque la faillite retentissante des systèmes centralisateurs et du nationalisme étatisé. C’est la guerre la plus antisuisse de l’histoire. Maintenant, la preuve est faite, attestée par le sang, que la solution suisse et fédérale est seule capable de fonder la paix, puisque l’autre aboutit à la guerre.

Le fédéralisme

L’idée fédéraliste s’était donc imposée comme la seule solution valable pour la survie de l’Europe. Et depuis, il travaille sans relâche à la cause du fédéralisme. Il ne nous cache d’ailleurs pas qu’il désirait venir au Canada pour étudier le système fédéral canadien, mais avant de lui demander ses impressions sur le fédéralisme canadien, il nous paraissait nécessaire de lui demander comment il était passé de sa définition de la « personne » au fédéralisme.

Je vous avais dit que l’homme doit être à la fois libre et responsable, il en est de même pour chaque nation dans l’Europe fédérée que je préconise et qui n’est que la transposition à une échelle géante de la Confédération helvétique. Je ne souhaite ni une agglomération d’États soumis à un pouvoir unique et dictatorial ni une Europe des États, mais une association de républiques autonomes, libres de leur gestion intérieure et responsables les unes des autres devant le danger commun. Personnalisme et fédéralisme, c’est un tout.

Cette théorie fédéraliste nous amène, on l’aura remarqué, loin du fédéralisme canadien. M. de Rougemont nous confiera d’ailleurs ses impressions.

J’ai constaté qu’ici au Québec, on appelait fédéraliste la tendance unitaire par opposition aux libertés d’un Québec autonome. Or le fédéralisme, pour moi, est tout autre chose. Il consiste précisément à maintenir ces deux éléments en apparence contradictoires : l’union et l’autonomie ; l’union étant toujours au service de l’autonomie, et pas le contraire.

Un Québec séparé signifierait donc, pour M. de Rougemont, qu’on est retombé dans la vieille formule de l’État-nation du xixe siècle ; une conception qui ne s’accorde plus aux exigences de notre époque, car cet État serait à la fois trop grand et trop petit. Trop petit pour jouer un rôle international ; et trop grand parce que la vraie cité où l’homme peut participer à la vie publique, c’est quelque chose de beaucoup plus petit.

En d’autres termes, il s’agirait pour l’auteur de L’Amour et l’Occident de créer des autonomies au niveau de la commune, par la recréation de communauté de 5 à 20 mille habitants qu’on appelle, en urbanisme moderne, des unités d’habitation.

Ces autonomies, il faut donc aller les chercher très bas. On les regroupera alors suivant un modèle pyramidal, mais sans s’arrêter aux frontières du Québec ou même au niveau de la fédération canadienne. Il faut aller jusqu’au niveau mondial.

Mais revenons à l’Europe. Là-bas, il est bien certain qu’on n’arrivera jamais à unir ces États-nations. Il faut donc, nous répète M. de Rougemont, que ces États se dissolvent en régions, et alors, et ce n’est seulement qu’alors, qu’on arrivera à fédérer l’Europe, car ces régions n’auront aucune peine à s’entendre.

On arriverait ainsi à construire une Europe unie, faite de régions, mais qui seraient découpées différemment suivant qu’il s’agirait de régions économiques, politiques, culturelles. Cela paraît certes compliqué, mais le problème se résoudrait facilement si on les administrait séparément. Il y aurait ainsi, une Agence européenne des universités, une autre pour le charbon et l’acier, et ainsi de suite. Alors qu’un Conseil fédéral établira les grandes options politiques.

Si vous voulez avoir une vision fédéraliste du monde, nous dit M. de Rougemont, il vous faudra séparer tout ce qui peut être séparé, ou comme disait Proudhon, « ne rien laisser dans l’indivision ».

C’est là, me diriez-vous, vision de la plus pure utopie qu’affectionnent tout particulièrement les intellectuels. Que cette idée fédéraliste du monde soit utopique, M de Rougemont serait le premier à l’admettre. Mais « contre les risques qui se lèvent, l’esprit de risque est la seule assurance », lit-on dans Journal d’une époque. Et ailleurs : « il faut être absolument moderne. L’immobilisme, l’attentisme ne représentent-ils pas la ruine du monde ? » C’est la leçon en tout cas que nous rappelle M de Rougemont tout au long d’une œuvre qu’on découvre avec ravissement.