L’idée européenne en Suisse (1964)a
Avant le Pacte secret de 1291, la bataille de Morgarten et le Pacte public de Brunnen en 1315, il n’y avait pas de Suisse, ni sur les cartes, ni dans les chartes. Le nom même était inconnu. La Suisse s’est formée peu à peu, du xive au xvie siècle, dans le Saint-Empire et par lui. En effet, si les Waldstätten reçoivent les lettres d’immédiateté qui garantissent leurs « libertés » et les dégagent de la tutelle des grands dynastes voisins, c’est à cause de leur position particulière de grand-garde du col du Gothard ; et c’est l’empereur qui leur accorde ces franchises, dans les intérêts de l’Empire entier — de même que la Confédération recevra en 1815 la garantie de son indépendance et même de sa neutralité « dans les intérêts de l’Europe entière ». Si les Ligues suisses se détachent peu à peu du Saint-Empire, de cette première Europe dont elles sont nées, c’est parce que l’Empire lui-même se dénature, se dissout en États souverains et devient finalement un État comme les autres. Du moins les Ligues conservent-elles le principe même de l’Empire d’Occident, l’idée d’union sans unification, qui deviendra l’idée fédéraliste.
Lorsque plus tard les nations s’absolutisent et que leurs guerres font rage sur tout le continent, des voix suisses vont s’élever au nom de ce principe, pour rappeler que la paix, la prospérité et les libertés de l’Europe ne seront rétablies que par cette union-là.
C’est comme « citoyen de Genève » que Rousseau signe ses fameux exposés critiques (l’Extrait de 1761 et le Jugement, posthume) du projet de paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre, puis sa Considération sur le gouvernement de Pologne (1772), moins connue mais d’un intérêt considérable pour le lecteur d’aujourd’hui. Comme dans le Contrat social, il s’y fait l’avocat d’une confédération de nos pays inspirée de celle du « corps germanique », ou Saint-Empire, des états généraux de Hollande, et de la « Ligue helvétique ». L’Europe unie qu’il appelle de ses vœux ne serait nullement unifiée par un despote ou par une idéologie, elle devrait être en somme une Europe des cités (ou des communes), formée de très petits États « où tous les citoyens se connaissent mutuellement », mais qu’unissent les liens d’une « commune législation… et subordination au corps de la république ». C’est une Europe intégralement fédéraliste qu’il préconise, et son [p. 177] module (élément type) se révèle, en dernière analyse, n’être rien d’autre que la cité de Genève !
Un peu plus tard, le Schaffhousois Jean de Müller, dans sa Vue générale de l’histoire du genre humain (1797) annonce comme Rousseau que « tous les États de l’Europe courent à leur ruine » faute d’un principe d’union, et que si leurs divisions persistent, l’avenir appartiendra « soit à la Russie soit à l’Amérique ».
Germaine de Staël est suisse dans la mesure où elle ouvre des perspectives européennes, soit par son action personnelle à Coppet, où les meilleurs esprits de nos diverses nations se lient d’amitié, soit par des livres comme De l’Allemagne, qui rétablissent la circulation internationale des idées, malgré les jacobins et le Premier Empire.
Benjamin Constant n’est pas seulement l’auteur de l’Esprit de conquête, pamphlet classique contre l’esprit d’hégémonie et de centralisme national, mais c’est lui qui rédige, pendant les Cent-Jours, le projet de fédération européenne1 que va signer Napoléon, — hélas trop tard. Et son fédéralisme européen préfigure le régime qui triomphera, en 1848, à l’échelle suisse : « La variété, c’est de l’organisation : l’uniformité, c’est du mécanisme. La variété, c’est la vie : l’uniformité, c’est la mort. »
Au même moment, la Sainte-Alliance des rois donne une base et une finalité expressément européenne à la neutralité de la Suisse indépendante. Et tandis que se forment dans le reste de l’Europe des nations unitaires sur le modèle français, promises aux guerres nationalistes et coloniales, seule la Suisse réussit à unir ses cantons selon la maxime impériale, fédéraliste, européenne, de l’union dans la diversité.
C’est en Suisse que Mazzini publie en 1836 le manifeste et les journaux de la « Jeune Europe », et que le général Garibaldi préside un Congrès de la paix par l’unité européenne, auquel Hugo envoie un message enflammé (Genève, 1864). Proudhon s’est peut-être souvenu de son passage à Neuchâtel (où il fut un temps typographe) en écrivant son grand livre posthume, Du Principe fédératif ; mais il est bien certain qu’un de ses contemporains, J. C. Bluntschli, célèbre professeur à Heidelberg, s’est inspiré directement de l’expérience fédéraliste suisse en rédigeant son Organisation d’une société d’États européens (1879). Auteur du Code civil de son canton natal, Zurich, Bluntschli connaît les mécanismes de notre vie confédérale : il n’hésite pas à les proposer en modèle pour l’édification de l’Europe. Selon lui, [p. 178] la « nationalité suisse possède au plus haut degré un caractère très international », et c’est ce type d’union pluraliste, antiunitaire, authentiquement fédéraliste, qui lui paraît destiné à assurer un jour la paix en Europe. « Si cet idéal de l’avenir se réalise un jour, écrit-il en 1875, la nationalité suisse devra s’incorporer à la communauté de la Grande Europe. De cette façon, elle n’aura pas vécu en vain ni sans gloire2. » Pratiquement ignoré de nos jours par les fédéralistes européens, le projet très précis du juriste zurichois reste une des hypothèses de travail les plus fécondes dont les constituants de l’Europe à venir puissent tenir compte.
Au xxe siècle, c’est encore en Suisse, dans les années 1930, que le premier mouvement de militants fédéralistes européens voit le jour : l’Europa-Union ; et c’est lui qui convoque la première rencontre internationale au lendemain de la guerre. À Hertenstein, en septembre 1946, des militants issus de la Résistance de plusieurs pays, réunis avec les dirigeants d’Europa-Union, rédigent une déclaration qui va servir de base à la création de l’Union européenne des fédéralistes. Celle-ci, qui groupe rapidement une vingtaine de mouvements nationaux, et plus de 100 000 membres, tient son premier congrès à Montreux, en septembre 1947. Cette date peut être considérée comme le point de départ de l’action politique européenne. En effet, c’est au cours du congrès de Montreux que germe l’idée de réunir des états généraux de l’Europe sous la présidence de Churchill, — dont le discours appelant les peuples du continent à former « une sorte de lien fédéral » a été prononcé à Zurich un an plus tôt. Cette idée aussitôt adoptée par les leaders de l’UEF conduit à la convocation du Congrès de l’Europe, qui se tient à La Haye au mois de mai 1948. De La Haye naît le Mouvement européen, qui propose et obtient en neuf mois la création du Conseil de l’Europe. L’impulsion est donnée, l’opinion se réveille, les hommes d’État le sentent, et le reste va s’en suivre : plan Schuman, Communauté du charbon et de l’acier, tentative avortée d’une communauté de défense, puis réussite du Marché commun des Six et réplique des Sept de l’AELE, essor de l’économie européenne, discussion généralisée sur les formes que devra prendre l’union politique de l’Europe…
Impossible d’omettre, dans ce bref historique, les aspects culturels du mouvement et le rôle qu’y joue notre pays. Le congrès de La Haye ayant préconisé la création d’un Centre européen de la culture, celui-ci [p. 179] s’organise à Genève et convoque aussitôt une grande conférence qui se tient à Lausanne, au mois de décembre 1949. De la conférence de Lausanne et de l’action du Centre à Genève, jusqu’à ce jour, vont naître successivement le Laboratoire européen de recherches nucléaires ou CERN, la Fondation européenne de la culture, et une série d’initiatives groupant des instituts universitaires, des festivals de musique, des éditeurs, éducateurs, historiens, sociologues, économistes, spécialistes des cultures d’outre-mer, etc. La première « chaire européenne » a été créée en 1957 par l’Université de Lausanne et un centre de recherches lui a été adjoint tôt après. Genève a suivi en ouvrant un Institut d’études européennes en 1963. Une nouvelle conférence européenne de la culture, sur le thème « L’Europe et le monde » doit se tenir à Bâle (fin septembre 1964) sous le haut patronage du Conseil fédéral.
Ainsi l’idée européenne semble avoir trouvé parmi nous un climat favorable et un terrain fertile. Rousseau, Benjamin Constant, Jean de Müller, déjà cités, mais aussi Jakob Burckhardt et son petit-neveu Carl J. Burckhardt, Robert de Traz auteur de l’Esprit de Genève, et Gonzague de Reynold auteur de Formation de l’Europe, méritent une place de choix dans toute anthologie de l’idée européenne. C’est en Suisse que le fondateur du mouvement paneuropéen, le comte Coudenhove-Kalergi, établit son quartier général. C’est en Suisse que Churchill choisit de parler de l’Europe, et que la même année 1946, les premières Rencontres internationales de Genève prennent pour thème l’Esprit européen. Et j’ai marqué la filiation — trop mal connue — qui va de Hertenstein au congrès de Montreux, du congrès de Montreux à celui de La Haye, puis à Strasbourg, d’où l’on débouche sur l’ensemble complexe, en plein mouvement, du grand projet européen.
Mais tout cela, c’est la Suisse idéale, réputée « microcosme de l’Europe », et ce sont quelques Suisses entreprenants qui l’ont permis. Qu’a fait, pendant ce même temps, la Suisse légale ? Et que pensaient les Suisses moyens ?
Des lendemains de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux environs de 1960, il faut reconnaître que nos autorités et notre presse ont été dans l’ensemble pour le moins « réservées » et que notre peuple l’est peut-être plus encore, s’agissant de l’idée européenne. Le scepticisme dominait, et comme on tient pour « réaliste » en politique les partis pris de la [p. 180] majorité, le projet d’union de l’Europe passait généralement pour chimérique. « Fumeux idéalisme ! Subversion de nos vieilles coutumes ! Temps perdu ! Ça ne se fera jamais ! » Je me souviens d’un débat devant le micro en février 1953, au cours duquel un de nos plus célèbres professeurs de sciences politiques déclara au sujet du « pool charbon-acier », comme on appelait à l’époque la CECA : 1° qu’il n’était pas réalisable, 2° qu’il serait néfaste pour la Suisse, à cause de ses incidences sur nos transports, notamment. Je me vis dans l’obligation un peu gênante de rappeler que le premier passage à la frontière franco-allemande d’un train de charbon libre de droits de douane était fixé au lendemain matin… Bien d’autres faits, non moins patents, devaient réduire l’une après l’autre les objections du scepticisme invétéré (ou faut-il dire traditionnel ?) qui tendait à paralyser non seulement toute initiative de la Suisse, mais aussi l’imagination et la faculté de prévision de ceux qui faisaient notre opinion. L’union de l’Europe s’avérait bel et bien réalisable, puisqu’elle devenait réalité, mais elle nous prenait par surprise, et chaque démarche de nos gouvernants pour rejoindre l’histoire en train de se faire, semblait prématurée aux yeux de nos sages et de nos experts, quoique trop tardive aux yeux du reste de l’Europe. Notre entrée à l’OECE fut accueillie avec méfiance par la presse moyenne de la Suisse allemande : elle relevait en effet des affaires « étrangères », plutôt mal vues à cause de l’adjectif. Notre demande d’association au Marché commun prit pour certains une allure de Canossa sans agenouillement, donc sans pardon. Et notre arrivée tardive au Conseil de l’Europe n’a jamais été « justifiée », — comme disaient mes instituteurs.
Qu’en est-il de la seconde objection que je citais : « Si cela se fait, par impossible, ce sera néfaste pour la Suisse » ?
Quatre groupes d’arguments sont invoqués par les partisans de l’abstention.
Arguments politiques. — La neutralité intégrale reste la base de notre indépendance et « l’étoile fixe sur laquelle se règle la politique étrangère de la Confédération »3. Adhérer à l’union européenne serait [p. 181] contraire à cette neutralité. La Suisse recevrait des ordres d’un pouvoir extérieur, et c’en serait fait du « rôle particulier » qu’elle se réserve d’invoquer plus souvent encore que d’autres nations, au nom de son action philanthropique par exemple (Croix-Rouge) ou diplomatique (représentations des intérêts d’autres pays en conflit, bons offices lors de la guerre d’Algérie, etc.). Il n’est donc pas question que la Suisse prenne la moindre initiative visant à l’union européenne au plan politique. Elle ne pourrait qu’y perdre son prestige international.
Arguments constitutionnels. — Si la Suisse adhérait à une union supranationale, le pouvoir fédéral serait amené à promulguer des décisions qui sont actuellement du ressort des cantons. Le droit d’établissement, la législation du travail, le régime fiscal — par exemple — devraient être uniformisés selon des directives « européennes ». Ce serait contraire à notre Constitution. Ce serait même la fin de notre fédéralisme et de la démocratie directe, n’hésitent pas à déclarer de nombreux politiciens et journalistes.
Arguments économiques. — La Suisse a très bien réussi jusqu’ici sans subordonner son économie à celle d’un groupe de nations européennes. Elle tient à garder libres ses échanges avec le monde au-delà de l’Europe. En s’associant au Marché commun, par exemple, elle perdrait de nombreux avantages, bancaires notamment, et son agriculture serait gravement menacée. L’adhésion au Marché commun ne serait donc pas payante.
Arguments traditionalistes. — Des représentants de l’industrie, et quelquefois de la culture, croient distinguer dans les projets d’Europe unie « une politique d’unification qui vise à mêler les peuples d’Europe pour éliminer peu à peu les caractéristiques nationales et les remplacer par un sentiment européen », ainsi que le déclarait le 3 mai 1962 M. Homberger, délégué du Vorort de l’Union suisse pour l’industrie et le commerce.
Résumons maintenant les arguments inverses qu’invoquent les partisans de l’entrée de la Suisse dans une Europe unie ou fédérée.
Arguments politiques. — La neutralité suisse a été garantie « dans les intérêts de l’Europe entière ». Or c’est l’union qui est aujourd’hui dans l’intérêt de tous les peuples de l’Europe. Si notre neutralité s’oppose à l’union, il faut en réviser les termes, comme d’ailleurs la Suisse l’a fait maintes fois, depuis qu’au xvie siècle ses circonstances politiques [p. 182] intérieures l’ont contrainte à se retirer du jeu des puissances militaires. La neutralité n’a jamais été qu’un moyen au service de notre indépendance ; « elle ne fait pas partie de l’essence de la Confédération » (prof. Henri Miéville4). Adhérer au Marché commun économique en refusant son « prolongement politique » — pour rester neutres à tout prix — serait « illusoire » (F. Wahlen, président de la Confédération, février 1961). « La situation internationale actuelle, économique, politique et militaire a, en fait, complètement transformé le sens, la portée et la réalité de notre neutralité5. » Cette dernière est devenue en partie fictive. La Suisse doit donc tendre à participer « sans réserve et de plein droit » à l’édification de l’Europe unie. Sinon, l’Europe qui se fera sans elle, risque bien de se faire contre elle, — c’est-à-dire contre son essence fédéraliste ; mais nous aurons perdu le droit de nous en plaindre.
À quoi l’on pourrait ajouter : 1° que s’il est vrai que notre neutralité a permis les interventions de la Croix-Rouge lors des conflits européens et celles de la diplomatie suisse lors de la guerre d’Algérie, l’existence d’une Europe unie eût peut-être été capable, elle, de prévenir ces crises, et elle diminuerait très fortement les chances de leur retour à l’avenir ; 2° que la neutralité suisse, en s’absolutisant jusqu’à devenir tabou — traître est celui qui ose la discuter — a changé de nature et de finalité. Isolée de l’Histoire, en quelque sorte, elle n’est plus celle que les Puissances garantirent en 1815. Si elle en vient un jour à s’opposer aux intérêts de l’Europe entière, on s’apercevra qu’elle a perdu ses bases contractuelles. Déclarer par exemple que la Suisse se devrait de rester neutre, même en cas de conflit entre l’Europe d’une part, et l’URSS ou la Chine de l’autre, c’est d’abord opérer un coup d’État contre notre statut présent de neutralité, et c’est absurde : car la Suisse fait partie de l’Europe, qu’elle le veuille ou non, et rester neutre entre l’Europe et ses ennemis, ce serait vouloir rester neutre entre nos ennemis, et nous-mêmes. On ne voit guère quelles considérations [p. 183] philanthropiques pourraient être opposées sincèrement à cette thèse de simple bon sens.
Arguments constitutionnels. — Le prof. Paul Guggenheim a démontré d’une manière magistrale que l’adhésion de la Suisse à une organisation européenne telle que la CEE ne serait pas incompatible avec la Constitution actuelle. Si, dit-il, la Suisse se refuse à entrer sans réserve dans le Marché commun, elle ne saurait justifier ce refus par des motifs juridiques et des prétextes tirés de la « démocratie directe », mais uniquement par des motifs politiques, qu’elle reste libre d’avancer6. Et ceci nous renvoie au groupe d’arguments précédent.
Arguments économiques. — La Suisse est située au cœur du Marché commun. Ce n’est évidemment pas avec le reste du monde (sans cesse invoqué par les abstentionnistes) qu’elle commerce le plus, mais avec les Six. Les chiffres globaux sont connus. En mai 1963, par exemple, nos importations proviennent pour 65,3 % des Six, pour 13,4 % des Sept, pour 21,3 % du reste du monde. De nos exportations, deux tiers vont à l’Europe. Il est vrai que notre balance commerciale reste déficitaire avec l’Europe (de 447 millions), tandis qu’elle est bénéficiaire (de 51 millions) avec l’outre-mer. Mais il faut avouer que ces chiffres ne suffisent pas à justifier notre refus de participer au Marché commun, et encore moins notre participation à l’AELE ! La Suisse est si peu indépendante de l’Europe que l’immigration de main-d’œuvre européenne nécessaire à l’expansion de notre économie a dû passer de 90 000 personnes en 1950 a plus de 800 000 en 1963. Que peuvent bien signifier, dans une telle conjoncture, les rêveries des experts fédéraux qui, sans oser prôner une autarcie plus impossible encore chez nous qu’ailleurs, n’en affirment pas moins que s’il le faut un jour, la Suisse fara da se et saura bien se défendre ? Nous ne sommes plus au défilé de Morgarten. Ce n’est pas avec des longues piques, des crampons de fer aux pieds et une résolution farouche, que nous pourrons faire face à une Europe unie, — j’entends unie sans nous et malgré nous.
Arguments traditionalistes. — Il est clair qu’une Europe « une et indivisible » serait une catastrophe pour la Suisse. Mais personne ne la préconise, en réalité. Il est clair, en revanche, qu’une Europe fédérée, donc respectueuse de ses diversités comme nous des nôtres, s’accorderait avec la vocation traditionnelle de la Suisse. Mais se fera-t-elle ? Voilà qui dépend de nous aussi. C’est à nous de faire valoir dans les [p. 184] conseils qui élaborent l’Europe future les avantages de la formule fédéraliste. Prétendre en conserver les bénéfices pour nous seuls, c’est le plus sûr moyen de les perdre.
Il n’est pas vrai, d’ailleurs, que l’union de l’Europe menace d’effacer nos « caractéristiques nationales ». L’union de la Suisse, depuis 1848, n’a pas effacé nos caractéristiques cantonales. Et il est pour le moins bizarre qu’un porte-parole des industriels suisses accuse la « politique d’unification » de vouloir « mêler les peuples d’Europe ». Je rappelais tout à l’heure qu’il y a aujourd’hui plus de 800 000 travailleurs étrangers en Suisse : Italiens, Espagnols, Grecs et Turcs. (Cela ferait 7 millions en France, 8 en Allemagne.) Mais ce n’est pas le Marché commun qui les amène. C’est l’expansion de l’industrie suisse, aux destinées de laquelle le délégué du Vorort n’est pas tout à fait étranger. Si M. Homberger croit vraiment que le mélange des peuples est un danger majeur pour son pays, il n’a pas le droit d’en conclure au refus du Marché commun, mais il a le devoir de freiner l’expansion de l’industrie suisse, cause directe du « mal » en question, si c’en est un.
Mais il y a plus. Les traits typiques de ce pays ont changé avec les époques, et surtout par l’effet de la technique, laquelle n’a pas été créée que l’on sache par le mouvement d’union européenne. De nos jours encore, à l’étranger, le nom de la Suisse évoque des vaches et des vachers, des fromages, des yodleurs et de gras pâturages. En fait, cette « caractéristique nationale » n’en est plus une depuis longtemps. Vers 1900 déjà, les Suisses vivant de l’agriculture ne représentaient plus qu’un tiers de la population totale. En 1963, c’est 10,5 %. On peut le déplorer, non le nier. On peut redouter que le contact vivant avec les traditions de l’ancienne Suisse, déjà rendu bien rare et difficile pour les habitants de nos grandes villes, soit définitivement interrompu pour ceux de la Mégalopolis qui menace de couvrir le Plateau, de Genève à Romanshorn, avant la fin du siècle, quand la population aura doublé. Mais que la Suisse entre ou non dans le Marché commun n’y changera rien. (À moins que notre isolement n’entraîne un retour à la misère naturelle du pays ?) Bref, ce n’est pas la Suisse de Morgarten, de Marignan, ou du xviiie siècle, ni même celle de 1848 qu’il s’agit de sauver aujourd’hui, mais bien la Suisse réelle de la seconde moitié du xxe siècle. Refuser de coopérer à l’édification de l’Europe unie, sous prétexte de sauvegarder des « caractéristiques » déjà perdues, c’est probablement refuser au nom d’un mythe passéiste le seul moyen de sauver la Suisse réelle. Ou c’est courir à l’aventure certaine, au nom [p. 185] d’une prudence aveugle, et sous le prétexte d’une « indépendance » dont notre peuple n’est pas disposé plus qu’un autre à payer le prix exorbitant.
Tels étant les termes du débat que l’idée européenne suscite chez nous — et l’on sait dans quel camp j’ai toujours milité — il faut bien reconnaître que des deux côtés, une sorte de gêne empêche d’aller en toute franchise au bout des arguments, au fond des choses. Elle s’explique peut-être en partie par nos coutumes fédéralistes de tolérance calculée et d’empirisme, qui supposent qu’on ne pousse pas sa pointe à fond et qu’on ne se laisse pas entraîner par une verve logique ou polémique qui risquerait de paraître peu réaliste, voire peu suisse. Mais je sens deux autres motifs à cette espèce d’embarras. Ceux qui se réclament très haut de nos traditions savent bien que chacun sait qu’il s’agit d’intérêts ; et quant aux enthousiastes de l’Europe, ils savent qu’ils n’ont aucune espèce de chances d’être écoutés s’ils proposent de renoncer à la neutralité : c’est devenu, dans la Suisse moderne, un crime de lèse-majesté. Personne n’ose donc crier trop fort, et c’est peut-être mieux ainsi. Mais notre peuple comprend mal ce qui est en jeu.
Je ne suis d’accord, pour ma part, ni avec ceux qui refusent l’Europe au nom de notre neutralité, ni avec ceux (beaucoup plus rares d’ailleurs) qui voudraient que la Suisse renonce sans condition à toute idée de neutralité. Mon idéal très clair — mon utopie — est que la Suisse adhère un jour à une union européenne de type expressément fédéraliste, qui renoncerait à la guerre comme moyen politique. Une telle Europe reprendrait à son compte ce qui demeure valable et même indispensable dans la neutralité d’une fédération.
Mais il n’y a aucune chance qu’on nous offre cela, si nous fédéralistes ne l’exigeons pas.
Tout le débat sur l’idée européenne paraît tourner chez nous autour de la défense des intérêts particuliers de la Suisse. Je diffère dans ce domaine de la majorité. Certes, je crois qu’une Europe fédérée sauverait seule à long terme nos chères diversités et nos intérêts bien compris, et qu’il est dangereusement irréaliste de raisonner comme s’il était possible de dissocier durablement notre salut de celui de l’ensemble européen. Mais quand j’aurais tort sur ce point, un autre aspect non [p. 186] moins important du problème resterait posé hic et nunc : celui de notre responsabilité européenne et même mondiale en tant que Suisses, et comme État qui entend garder une raison d’être. Il s’agit de savoir et de dire ce que nous avons à donner, et non pas seulement à sauver ; ce que l’Europe est en droit d’attendre d’une Suisse qui fait partie de sa communauté et qui en est bénéficiaire, et pas seulement ce que nous attendons et surtout redoutons de l’action des autres.
Situés au cœur géographique et historique du continent européen, nous avons réussi beaucoup mieux que cette fameuse neutralité, — nécessité subie, à l’origine et dont nous fîmes peu à peu vertu à partir du xixe siècle ; nous avons réussi notre fédéralisme ! Contrairement à la neutralité, il tient à l’essence même de notre État. C’est notre création majeure. Il nous oblige. Et en son nom, nous nous devons dorénavant de prendre des initiatives. Initiatives pacifiques, je dis bien, dans l’esprit qui est devenu celui de la Suisse moderne, laquelle ne saurait croire à la seule force comme accoucheuse des sociétés, et gardera toujours un œil sur la neutralité étendue à l’Europe.
Aux deux solutions en présence, à l’échelle du continent : sacrifier les patries à l’union, ou sacrifier l’union aux égoïsmes qu’on déguise en patriotismes, la Suisse peut et doit opposer la solution fédéraliste, qui maintient les patries et l’union. Et cela non seulement parce que cette solution se trouve être la sienne, mais surtout parce que c’est la meilleure pour l’Europe. Or, si la Suisse ne la propose pas, qui le fera ? Notre fédéralisme est peu connu, ou très mal connu hors de Suisse ; notre neutralité n’y est que trop connue. Pourquoi parler toujours de cette neutralité, vertu qui ennuie et pratique négative, quand nous avons à proposer une expérience passionnante, remarquablement positive et tellement opportune à l’échelle mondiale ? Pourquoi cette timidité ? L’histoire n’est pas faite par des gens qui défendent leur position, mais bien par ceux qui créent des positions nouvelles. Ce que l’Europe et le monde attendent de nous, ce n’est pas l’exposé lassant des raisons de notre « réserve » devant tout ce que d’autres proposent, mais c’est un plan d’union qui nous convienne et auquel nous puissions adhérer « sans réserve et de plein droit ».
Devant l’évolution inéluctable vers les plus grands marchés, les plus grandes unions, l’interdépendance des pays et les échanges intensifiés, la Suisse doit enfin déclarer une attitude constructive, au-delà du philanthropisme en fin de compte intéressé dont elle a fait la « ligne Maginot » de sa défense. Et cela, non seulement parce que l’attaque est [p. 187] toujours la meilleure défense, mais parce que nous avons quelque chose à donner.
Je veux le croire avec Victor Hugo :
La Suisse dans l’histoire aura le dernier mot.
Mais encore faut-il qu’elle le dise !