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La Suisse, maquette pour une Europe du bonheur (automne 1965)a

Robustes, bien glacées, aux couleurs franches et gaies, les cartes postales par millions déferlent de la Suisse sur le monde, répandant une image très sincère du pays où l’art du tourisme fut inventé par les Anglais. Un pays que tout le monde croit connaître même sans y avoir jamais été, car tout le monde sait qu’il est beau mais sérieux, très cossu mais égalitaire, petit mais tellement élevé et de sol si richement plissé que si l’on pouvait le repasser et l’aplanir, on verrait qu’il est bien aussi grand que la France… Cette Suisse des Alpes et des lacs, des quatre langues, des horlogers, des pédagogues et des jodleurs est un cliché mais juste et bien tiré. Il ne retient que certaines apparences, mais qui suffisent à remplir les hôtels. Pourtant la Suisse est autre chose, qu’on ne voit pas sur les cartes postales. On croit que c’est le pays le plus évident du monde, où tout est concerté, bien net et bien honnête, et pourvu de son mode d’emploi ; et puis on s’aperçoit en vivant cela de près que tout repose en réalité sur un tissu serré de contradictions théoriquement impraticables. Si cela marche tout de même — il faut en croire ses yeux — ce ne peut être qu’en vertu de certains secrets d’usage plusieurs fois séculaires.

Car enfin voici un pays que la Providence a privé d’absolument tous les facteurs classiques garantissant l’unité nationale : langue unique, religion dominante, dynastie unifiante, mœurs et conditions de vie plus ou moins uniformes. La Suisse n’a rien de tout cela, mais elle a le régime le plus stable de l’Europe. Ce pays le plus pauvre en matières premières — il n’a guère que l’eau des glaciers pour en tirer de l’énergie — est l’un des plus industrialisés de la planète : 10 % de paysans seulement.

Orson Welles prétend que les Suisses n’ont rien inventé à part la pendule à coucou mais c’est chez eux que l’on trouve la plus forte densité de prix Nobel des sciences, pour ne rien dire de cette galaxie de génies qui va de Paracelse à C. G. Jung, en passant par Euler, les Bernouilli, Rousseau, Burckhardt, F. de Saussure et Karl Barth, sans oublier Le Corbusier, Paul Klee, Honegger ou Giacometti. Quelle région de superficie et de population égales peut dire mieux, sur ce continent ?

Il n’empêche qu’à Paris, à Londres ou à Berlin, on se moque un peu des Suisses et on les jalouse un peu, comme si chaque Suisse bénéficiait du secret des banques mais sentait les vertus agricoles…

Le Suisse trait sa vache et vit paisiblement

disait Victor Hugo, il y a cent ans. Mais il a dit aussi, une autre fois :

La Suisse, dans l’histoire, aura le dernier mot.

Passer du premier vers au second, c’est passer du cliché à l’utopie, et de la patrie d’un Guillaume Tell qui n’exista jamais que dans le mythe à une Europe fédérée qui par malheur n’existe encore que dans l’espoir. Entre les deux, où est la vraie Suisse ?

Deux sondages d’opinion, dans plusieurs pays de l’Europe et aux États-Unis, ont révélé que les Suisses sont tout simplement les gens les plus heureux de la Terre. À la question : « D’une manière générale, diriez-vous que vous êtes très heureux, — plutôt heureux, — pas très heureux ? » 42 % répondent très heureux, 51 % plutôt heureux, et 6 % pas très heureux, ce qui ne laisse guère de place qu’à 1 % de révoltés ou de désespérés.

Ce phénomène mérite la plus grande attention. Voici, au cœur même de l’Europe et en plein milieu du xxe siècle, un peuple à peu près unanime à s’estimer et à se dire heureux. Mais de quoi se compose son bonheur ? Et ses recettes, si l’on peut les donner, seraient-elles applicables ailleurs ?

Le premier secret des Suisses, c’est la coopération. Non par idéalisme ou par philanthropie, mais par intérêt bien compris. Et cela se voit dès l’origine. Loin d’être née comme chacun le croit de la révolte de paysans démocrates [p. 58] contre un despote autrichien, la Suisse a commencé par une alliance conclue entre les chefs de trois « communes » ou « coopératives forestières » (les Waldstätten) en vue de garantir leurs privilèges. Les gens d’Uri, de Schwyz et d’Unterwald possédaient en franchise et collectivement les vallées traversées par la route du Gothard, que l’on venait d’ouvrir au xiiie siècle. C’était le seul col reliant d’un seul trait le nord et le sud du Saint-Empire. Il fallait le garder libre pour l’Europe, contre tous les seigneurs locaux, dont les Habsbourg, qui essayaient d’en prendre le contrôle. Et c’est pourquoi le grand empereur Frédéric II conféra aux communes du Gothard l’immédiateté impériale, qui signifiait le droit de se régir à leur manière, sans dépendre des comtes voisins. À cette première alliance — un traité en due forme qui ne fut certes pas rédigé par des pâtres, puisqu’il était en beau latin — s’agrégèrent au cours des siècles quantité de petites communautés formées de cités libres ou épiscopales et des campagnes qu’elles avaient soumises, entre les Alpes et le Jura. Et ce fut la période patricienne et guerrière des « ligues suisses ». Elle aboutit en 1815 à une espèce de confédération insuffisante. Privée de tout pouvoir supra-cantonal, elle ne sut pas empêcher, en 1847, une guerre civile opposant les cantons catholiques aux protestants. L’année suivante, une constitution fédérale fut rédigée, votée, et mise en vigueur en neuf mois, sans aucune mesure transitoire. Vingt-deux États « souverains » et qui le demeurent aux termes de la constitution, mettaient en commun certains attributs classiques de la souveraineté, les affaires étrangères, la défense, afin de sauvegarder leurs existences distinctes. On dit souvent que la Suisse illustre la formule de « l’union dans la diversité ». C’est mieux que cela : elle a fait son union précisément pour sauver ses diversités. Et ses vingt-deux petits États n’ont délégué à un pouvoir central une certaine part de leur indépendance que pour mieux assurer la part qu’ils en gardaient. Autrement, ils l’eussent toute perdue, car les empires voisins eussent eu vite fait de les gober l’un après l’autre.

Ainsi, le vrai secret de la Suisse n’est pas du tout celui des banques mais celui du fédéralisme, celui d’une solidarité garante des autonomies.

Autre secret, lié au premier : dans la liberté fédérale, les groupes et les communautés de toute nature se côtoient journellement, se mêlent et se combinent de toutes sortes de manières, sans pourtant perdre leur identité ni se confondre, et sans qu’aucun d’entre eux éprouve le besoin d’imposer aux voisins son mode de vie, sa langue, son credo ou son parti. Il n’en fut pas toujours ainsi, et les Suisses ont connu pendant des siècles de furieuses guerres civiles dites de religion, et autres manifestations d’impérialismes soit politiques soit culturels. Mais à partir de l’instauration d’une fédération véritable en 1848, les frontières des États sont devenues invisibles, et dès lors les communautés réelles ne sont plus définies par leurs cordons douaniers, mais par le libre choix et le degré d’attachement réel de leurs membres. On n’est plus obligatoirement protestant parce qu’on est né à Genève ou dans le canton de Berne, ni catholique parce que lucernois ou fribourgeois. On peut choisir ses allégeances et faire partie de dix communautés diverses, dont les aires géographiques ne se recouvrent pas et n’ont rien de comparable. Prenez mon cas : Français de langue, Européen par la culture mais du canton de Neuchâtel par la naissance et la tradition familiale, fils de la Réforme qui est un phénomène occidental au sens le plus large du terme, Suisse par le passeport et les obligations militaires, habitant au surplus près de Genève, où je dirige un institut à vocation internationale, ma liberté résulte et se nourrit de ces appartenances multiples ; elle réfute les devises totalitaires : une foi, une loi, [p. 59] un roi (sur un même territoire), et plus tard : ein Volk, ein Reich, ein Führer, devises de ces nationalismes qui ont risqué de faire de l’Europe au xxe siècle un fouillis d’autarcies barbelées et de camps de concentration.

Troisième secret du régime suisse : toutes ces communautés de nature ou librement instituées, tantôt juxtaposées, tantôt s’interpénétrant mais sans se confondre, n’allez pas croire qu’elles soient unies par je ne sais quelle ferveur sentimentale — oh ! non. Personne n’a jamais exigé que les Thurgoviens et les Vaudois ou les Grisons romanches et les Bâlois s’aiment d’amour tendre. On ne leur demande même pas de se connaître ! Un jodleur d’Appenzell avec son disque de laiton à l’oreille, sa piété catholique, son patois médiéval, s’il rencontrait un jour un banquier de Genève, avec son chic anglais, ses principes et ses complexes, ils n’auraient guère à se dire et pas de langage commun. Mais ils savent bien qu’ils font partie de cette même Suisse dont les institutions communes leur garantissent un droit fondamental : celui de vivre chacun selon son style et de se gouverner à sa façon. Cela suffit, c’est l’essentiel, le reste est idéologie.

Avec tout cela, je crois avoir plus qu’à moitié répondu à la seconde question, celle de savoir si les recettes du bonheur suisse sont applicables à l’échelle de l’Europe. En effet, si le problème européen est d’accorder quelque vingt-deux pays parlant des langues différentes, professant des credos religieux et politiques tenus pendant des siècles pour incompatibles, très inégalement industrialisés, pauvres ou riches, petits ou grands, bref, tout à fait semblables par leur variété même aux vingt-deux petits États suisses, je ne vois et ne puis imaginer une autre solution que l’helvétique. Et je ne vois pas de raison sérieuse qui empêcherait qu’on l’applique à l’échelle continentale. On me dira : la Suisse est petite, l’Europe est vaste et quelques-unes de ses nations sont grandes. Comment oseriez-vous les comparer à l’un de vos aimables cantons ? Eh bien, je n’ai pas ce courage, ou cette témérité. Je n’essaie pas d’égaler le médiocre à l’auguste. Je ne compare que des rapports et constate qu’entre la France par exemple et la Belgique ou l’Irlande, le rapport est analogue à celui qui existe entre les cantons de Zurich et de Zoug ou de Glaris. Et je me dis qu’un système qui peut harmoniser les relations entre des cantons inégaux à tant d’égards, pourrait rendre les mêmes services dans le cas de nations dont l’inégalité relative n’est pas moindre. Le fédéralisme est précisément l’art de composer en un ensemble vivant des organes bien différenciés et dont chacun exerce une fonction unique, incomparable. Or cette fonction reste la même qu’il s’agisse du corps d’un petit enfant ou de celui d’un colosse. Notez d’ailleurs que l’Europe actuelle est pratiquement plus petite que ne l’était la Suisse quand elle s’est fédérée. En 1848, il fallait deux ou trois jours à un député de Genève ou des Grisons pour se rendre à la Diète fédérale de Berne, et autant pour obtenir des instructions de son gouvernement. En 1965, un député de Stockholm ou d’Athènes est à quelques heures de Bruxelles ou de Strasbourg, et à portée de voix de ses ministres.

Oui, la Suisse est la seule maquette vivante de cette Europe fédérée dont rêvent tous les amis de la paix et tous les ennemis de l’uniformité. Pensez-y, quand vous traversez ce pays aux vingt-deux souverainetés bien unies, regardez-le d’un œil européen et prospectif : vous verrez que tout y correspond à quelque chose qui pourrait très bien être l’avenir commun de nos nations. Et quand vous en serez convaincu, essayez d’en convaincre les Suisses…