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La technique, facteur de paix (6 mars 1965)a b

Je ne suis pas un technicien, ni au sens étroit du terme, sujet de récentes controverses et d’une votation fédérale, ni au sens noble d’un ingénieur diplômé, ou d’un savant de l’électronique ou de la science subnucléonique. Une prudence élémentaire m’incitera donc à ne point vous parler de la technique elle-même mais seulement de son rôle dans notre société, et non pas de ce que j’en sais, mais plutôt de ce que j’en puis faire comme usager moyen et homme qui réfléchit sur cet usage dans notre civilisation. Disons, symboliquement, que l’éclairage à l’électricité étant donné, je m’interroge sur ses avantages et ses défauts par rapport au confort quotidien, sans prétendre connaître la nature intime de l’électricité et de la lumière : j’ignore si elle est ondulatoire ou corpusculaire, ou les deux à la fois, mais je sais que j’aime bien y voir clair pendant la nuit.

I

Comme la très grande majorité des hommes de notre siècle, sur tous les continents, la technique me passionne et m’amuse, j’en voudrais tout savoir, et je voudrais pouvoir jouer de ses procédés et possibilités comme je peux jouer avec des mots ou des concepts, et en tirer quelques effets nouveaux ou justes. Faute de quoi, je me vois réduit à poser quelques grandes questions des plus naïves, et qui ne portent pas sur tel ou tel problème précis que se posent les techniciens, mais sur le phénomène technique en général.

Première question : Comment s’explique le fait patent que la technique moderne — mettons depuis le xviie siècle — ait été la création de l’Europe seule — et, par la suite, de ses filiales américaine et russe — alors que ni l’Afrique des tribus et des sorciers, ni l’Inde des castes et des sages, ni la Chine des mandarins et des paysans, n’avaient pu ou voulu produire de machines, de turbines ou même de canons, jusqu’à ces toutes [p. 54] dernières décennies, et n’y auraient pas songé d’elles-mêmes, sans l’exemple et le défi occidental ?

Que signifie l’effort technique des Européens, et quelles sont ses racines profondes dans la psyché occidentale ?

J’ai tenté de répondre à ces questions dans un livre intitulé L’Aventure occidentale de l’homme, et je me suis vu amené à établir une chaîne continue sinon de causes et d’effets, du moins d’attitudes spirituelles permettant et favorisant certaines recherches plutôt que d’autres, recherches qui à leur tour devaient conduire à certaines découvertes plutôt qu’à d’autres, — chaîne continue qui va des grands conciles des ive et ve siècles, comme ceux de Nicée et de Chalcédoine, jusqu’à la bombe atomique. Voilà qui peut surprendre, mais qui est en somme très simple : la religion prépondérante de l’Europe se fonde sur le dogme de l’Incarnation. Or qu’est-ce que l’Incarnation, sinon Dieu lui-même, l’Esprit pur, qui choisit de se rendre connaissable dans un corps d’homme. Il en résulte que le corps physique, et la matière du même coup, se trouvent fortement valorisés comme objet des recherches de l’esprit. Corps et matière sont bien réels aux yeux de l’Occidental christianisé, et ne sont pas une simple illusion, une partie du voile de Maya que tout l’effort spirituel doit tendre à dissiper, comme le veulent les religions brahmanique et bouddhiste. Le corps et la matière et toute la création, désormais, paraissent « dignes d’être contemplés », comme le dira Kepler, bien plus, d’être transformés par l’homme spirituel et sauvés, ainsi que l’avait déjà dit saint Paul, dont je rappelle ici une déclaration réellement fondamentale : « La création tout entière, dans une attente ardente, attend la révélation des fils de Dieu, avec l’espérance qu’elle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption… pour avoir part à la liberté de l’Esprit. » Il y a là un programme grandiose d’action sur le cosmos, qui s’offre à l’homme en tant que spirituel, précisément. Programme grandiose, pratiquement infini, ou qui ne finira qu’avec la fin des temps. Mais la croyance en un Dieu créateur et régulateur du cosmos le rend cependant concevable pour la foi.

Il faut voir là sinon l’origine immédiate de la science, du moins l’annonce de l’attitude fondamentale, de l’option de base qui va rendre la science possible et qui va donner bonne conscience à la recherche appliquée non plus à l’esprit seul, absolu et impersonnel, comme en Inde, ou aux esprits surnaturels, comme dans la magie africaine, mais aux corps et à la matière et à toute la Nature naturée — Nature à laquelle il ne s’agit plus de se conformer, mais qu’il faut au contraire transformer hardiment, illuminer el finalement sauver : c’est cela que la Nature attend de l’homme, une action qui la maîtrise et la libère, et non pas une révérence dévotieuse et craintive.

D’autre part, la religion judéo-chrétienne d’un Dieu incarné, qui appelle l’homme à la liberté dans sa condition concrète et non dans l’évasion mystique, se combine, peu à peu, non sans peine, avec le rationalisme critique de la Grèce et son exigence de vérité, voire de véracité contrôlée et mesurée. Cette synthèse, qui est l’œuvre du Moyen Âge, dès le xiiie siècle, produit ses effets à partir de la Renaissance, dans la création de la science moderne, et j’entends bien d’une science des corps et de la matière qui ne se veut pas seulement spéculative, mais transformatrice du réel. Ajoutez-y le goût du travail, vertu ou vice des populations nordiques, d’ailleurs approuvé par les ordres monastiques : laborare est orare ; et enfin, la nécessité de survivre dans un petit coin du monde peu favorisé par les dons gratuits de la Nature, — j’entends notre péninsule occidentale de l’Asie, et vous aurez les conditions enfin réunies de l’apparition de la technique en Europe : effort plus ascétique que magique, et plus rigoureux qu’hédoniste, de maîtrise et de transformation de la matière et de la Nature, effort de création d’un milieu artificiel, au service des fins propres de l’homme.

II

Mais ici se pose une deuxième question : les étapes de la technique ainsi définie dans ses motivations n’ont-elles pas coïncidé historiquement avec les guerres, c’est-à-dire avec des explosions de passions tout à fait naturelles et païennes, plutôt qu’avec les développements de la vie spirituelle en Occident ?

Et de fait, que ce soit la technique occidentale qui ait favorisé les guerres, ou l’inverse, ce que l’on observe à coup sûr, c’est un parallélisme ou une interaction constante entre le progrès de nos techniques et l’aggravation du pouvoir destructeur des guerres.

Le couteau de silex puis le glaive sont les armes du combat singulier entre chefs. L’arquebuse, les machines de siège, les lances et les cuirasses permettent d’armer de petits corps de troupe qui ne dépendent pour leurs fournitures de guerre que des forgerons et des menuisiers. Cet artisanat primitif correspond à la guerre entre communes et fiefs. Avec le canon puis le fusil apparaissent les guerres de peuple à peuple, puis de nation à nation. Ce type d’armement s’accroît quantitativement avec la première révolution industrielle, qui aboutit à la Materialschlacht de Verdun. La fin de la guerre de 14-18 voit intervenir un élément nouveau, fourni par la technique : le moteur (auto, char, avion). Mais le point final de la Deuxième Guerre mondiale, qui fut une guerre motorisée, est posé par la bombe d’Hiroshima, début d’une ère de fantastique accélération des sciences physiques et de la technique. Désormais, les dimensions de la guerre débordent largement la nation et deviennent continentales, voire mondiales.

Dans cette évolution, on peut se demander si l’élargissement de la guerre a vraiment résulté du progrès de la technique, ou si ce n’est pas plutôt la technique qui a bénéficié des commandes militaires.

Entre les deux guerres mondiales, Paul Valéry notait cette remarque désabusée : la science a su donner aux hommes des moyens de s’armer, mais non pas de désarmer. Et il est vrai que les armes nouvelles inventées par les techniciens n’ont guère fait que s’ajouter aux anciennes, curieusement appelées « conventionnelles », et que l’effort de la science, mobilisée au service des États, a dû se borner en fait à chercher des ripostes à l’emploi de ces armes, et non pas les moyens de les éliminer ou de les rendre inutiles.

Pourtant, il semble bien que l’excès même de la puissance des armes inventées par nos sciences ait tout d’un coup bloqué ce processus d’interaction conduisant à des destructions toujours plus étendues. La bombe A, puis la bombe H, n’ont certes pas amené le désarmement, ni même ralenti la production des armes conventionnelles, mais elles ont rendu leur emploi pratiquement [p. 55] impossible à grande échelle, depuis près d’une vingtaine d’années. L’immense utilité de la bombe H, c’est en somme qu’elle n’est pas utilisable. Elle se trouve interdire de la sorte, ou limiter rigoureusement, l’emploi des armes moins puissantes, simplement parce que cet emploi risquerait de nous jeter dans une guerre atomique qu’il semble bien qu’on ait décidé de ne pas faire.

On a donc atteint une limite, une sorte de point mort de la guerre, qui permet à la paix de durer tant bien que mal, et c’est ce que l’on a baptisé l’équilibre de la terreur. La prodigieuse réussite technique que représente la bombe H sert la paix en ceci qu’elle a suscité un sentiment encore plus violent que les passions nationalistes ou idéologiques, et qui neutralise ou refoule ces passions — la peur, commencement de la sagesse des nations. Encore faut-il s’entendre sur ce terme de peur. Je pense bien moins ici à la peur des masses et des individus dont on parle tant, peur d’une espèce de fin du monde qu’entraînerait la guerre atomique, et que j’avoue ne pas ressentir très fortement ni en moi, ni autour de moi, tant il est vrai que l’idée d’un malheur universel et définitif agit peu sur l’imagination : malheur de tous, malheur de personne en particulier. Je n’ai pu observer la peur de la menace atomique qu’aux États-Unis, il y a trois ans, à une époque où toute la presse parlait de la construction d’abris antiatomiques familiaux : si quelques-uns avaient des chances d’échapper, alors la menace devenait beaucoup plus sensible aux autres… L’équilibre de la terreur repose bien moins sur une angoisse panique des peuples qui s’opposerait — on ne sait comment — à un conflit atomique, que sur une crainte bien raisonnée, basée sur des informations précises, qui retient les gouvernants de peser sur le bouton rouge, crainte plus forte que toute autre passion, conviction ou ambition, et qui de la sorte dévalorise les enjeux idéologiques et démystifie les passions politiques.

C’est donc bien à la technique, en dernière analyse, que nous devons ce blocage de la guerre en Europe et au sein du plus grand Occident. Sur notre continent, la technique a créé des réseaux si serrés d’interdépendance économique et industrielle, qu’un conflit armé entre deux de nos nations paraît devenu impraticable. Le charbon et l’acier, l’énergie électrique, les oléoducs, les matières fissiles une fois mis en commun — c’est en bon train de se faire — avec quoi se battrait-on, au bout de quelques semaines ? Avec des bâtons, des couteaux. Les bombes atomiques ne seraient guère utilisables de nation à nation, en Europe : nous sommes trop près les uns des autres, et celui qui en lancerait une risquerait d’en recevoir dans l’heure suivante les retombées mortelles. J’entendais débattre cette question, l’autre jour, aux Rencontres de Genève, et je songeais que ces armes d’une puissance folle nous laissent en fait à la merci d’une saute de vent.

Mais si l’on peut admettre que la technique a réussi à pacifier l’Europe en désarmant et jugulant pratiquement ses passions nationalistes, sources des guerres les plus atroces de l’Histoire, et, si l’on constate d’autre part que la menace atomique tient en respect les deux empires occidentaux de l’Est et de l’Ouest, malgré les conflits idéologiques qui semblaient devoir les opposer irréductiblement, quels ont été les effets de l’expansion technique dans le reste du monde ? Ici, le tableau change à vue.

C’est la technique née en Europe, dans le contexte spirituel et culturel que j’évoquais tout à l’heure, qui a mis en relation les divers continents et qui a révélé à leurs peuples l’existence d’autres civilisations, à certains égards plus développées, en tout cas plus prospères. C’est la technique qui a fait voir l’Occident aux peuples de l’Afrique, du monde arabe, de l’Inde et de l’Extrême-Orient. Au temps de la colonisation, les peuples du tiers-monde ne connaissaient de nous que d’assez rares exemplaires de colons et de soldats, qui n’avaient rien de bien attirant. Mais aujourd’hui, le cinéma leur fait voir de leurs yeux et comme à bout portant nos villes, nos mœurs, le cadre de nos vies et notre luxe matériel quelque peu idéalisé. Désormais la comparaison entre leur sort précaire et notre sort prospère s’impose à eux et suscite leur envie, leur jalousie. Ils prennent conscience d’une misère relative, qui autrefois leur paraissait normale ou en tout cas inévitable, dans l’ignorance où ils étaient de la simple possibilité d’une vie meilleure ou différente, plus affranchie des dures nécessités et limitations naturelles. Ils voient cela, et ils exigent nos machines, mais ils ne voient pas, hélas, ce qui les a rendues possibles. Ils croient qu’ils pourraient acheter ces beaux objets (ou plutôt se les faire donner) et en user mais sans payer leurs frais d’investissement humains et culturels : le travail de nos masses ouvrières et leurs sacrifices, le sens de l’exactitude rigoureuse, de la véracité, et d’une sorte d’ascèse disciplinée, dont ils n’ont guère la notion, et encore moins le goût.

Mais la technique occidentale fait bien plus que leur révéler cette misère relative : dans une mesure sans cesse croissante, elle la crée. Il a suffi de leur communiquer les rudiments de notre hygiène pour provoquer chez eux un accroissement démographique vertigineux, et qui dépasse de très loin l’accroissement de leurs ressources dans le même temps : or ces dernières étaient déjà beaucoup trop faibles… Voilà le drame, et la menace plus grave que celle de la bombe H.

Ainsi le contact avec l’Occident non seulement persuade le tiers-monde de sa misère, mais l’aggrave et augmente le déséquilibre entre eux et nous. Tout le monde sent bien qu’un tel déséquilibre peut devenir un jour facteur de guerres planétaires ; non pas demain, car ils sont encore faibles et démunis, mais après-demain, si une grande nation ayant la bombe les regroupe et se met à leur tête. Que peut faire l’Occident, pour éviter ce désastre qui serait bien pire que tout ce que nous faisait redouter la guerre froide au temps de Staline ? Il semble hors de question que l’Occident puisse nourrir les milliards d’affamés qui se multiplient sans frein dans le tiers-monde. Les philanthropes qui nous adjurent de nous priver de notre superflu pour apaiser la faim du monde sont hélas en pleine utopie. Ils entretiennent notre mauvaise conscience sans fournir les moyens de nous en délivrer par une action concrète, réalisable. Tous nos surplus alimentaires et les investissements les plus massifs de nos capitaux réunis arriveraient peut-être à couvrir au maximum un sixième de la demande actuelle du tiers-monde, et cette demande aura au moins doublé d’ici vingt ans. À supposer même que notre science découvre les moyens de créer des aliments synthétiques, tirés de l’air et de l’eau, et qu’elle réussisse à nourrir des dizaines de milliards d’humains, ceux-ci seront obligés de manger debout — [p. 56] selon les prévisions de nos démographes. On ne peut pas agrandir la terre.

Il faut donc que notre technique, qui a créé sans le vouloir ce problème gigantesque, branché sur des passions fondamentales comme la faim, le racisme et le sentiment d’infériorité, crée maintenant les moyens de le résoudre : et cela suppose un effort immédiat d’éducation qui permettra seul au tiers-monde de freiner l’accroissement de sa population et en même temps de développer lui-même les ressources nécessaires, que d’ailleurs il possède matériellement. Si un peu de technique a créé la famine, beaucoup plus de technique assimilée par un effort éducatif et culturel peut seule permettre de la surmonter. (Ce sont là d’énormes problèmes, qu’une conférence prochaine, à Bâle, sur le thème « L’Europe et le monde », essaiera de poser clairement, sinon de résoudre.)

Je suis donc amené à formuler la thèse suivante : la technique, en principe, n’est pas plus un facteur de paix qu’un facteur de guerre. Elle fournit aux armées des moyens de faire la guerre, mais ce n’est pas elle qui cause les guerres, ce sont au contraire les passions, qui utilisent la technique comme instrument. C’est l’explosion des nationalismes en 1914 qui a déclenché la Première Guerre mondiale, et non pas la mitrailleuse, ou ces avions biplans qui volaient tout juste assez vite pour ne pas tomber. (« Vole aussi bas que possible et surtout pas trop vite », écrivait une mère angoissée à son fils aviateur en 1915.) Mais de cette Première Guerre mondiale sont issus très rapidement le bulldozer et l’avion de ligne. Et ce n’est pas la maîtrise de l’énergie nucléaire, dont les principes et les brevets étaient déposés dès 1939 par l’équipe Joliot-Curie, mais restaient ignorés par les gouvernements, qui a déclenché la Deuxième Guerre mondiale, mais au contraire, c’est sa réalisation par Fermi et Oppenheimer qui a mis fin à cette guerre le 5 août 1945, à Hiroshima.

Voilà donc la technique exonérée historiquement, et de la manière la plus précise, du reproche populaire d’être fauteuse de guerre.

Par rapport à la guerre et à la paix, la technique n’est pas un facteur indifférent, mais bien ambivalent : pas de guerre possible sans elle, mais si elle bénéficie des guerres, c’est elle aussi qui leur met fin, et aujourd’hui les freine ou même les bloque.

III

Ceci dit, reconnaissons que la guerre bloquée, ce n’est pas encore la vraie paix. Celle-ci ne peut naître qu’à la faveur d’un équilibre qui ne soit pas celui de la terreur, mais des diverses facultés humaines développées dans la liberté et une certaine mesure d’harmonie : harmonie entre l’homme et la Nature, entre la personne et la communauté, entre les communautés nationales, et enfin, entre les cultures différentes.

La technique peut-elle contribuer à établir et enrichir cet équilibre ? Ou au contraire, comme on a tendance à le croire dans nos élites humanistes, serait-elle un facteur de déshumanisation, qui ne substituerait aux explosions belliqueuses qu’une sorte d’implosion des énergies humaines, domestiquées, mécanisées, canalisées du berceau à la tombe, et soumises aux seules lois de la production de série, conditionnant un bonheur tout fait et uniforme, une sorte de bonheur objectif ? (horribile dictu !) C’est la dernière question que je voudrais non pas traiter, le temps me manque, mais évoquer par trois exemples.

Sur la question de savoir si la technique favorise ou non l’équilibre entre les différentes cultures qui se partagent aujourd’hui la planète, je viens de vous donner une réponse ambiguë : d’une part la technique a révélé et accentué des disparités intolérables, d’autre part elle pourrait les réduire, à condition de concerter ses plans avec ceux des éducateurs et des élites culturelles du tiers-monde autant que de l’Europe, et j’entends d’une Europe agissant comme un tout et non plus comme un concert discordant de nationalismes séniles.

Sur la question de savoir si la technique favorise ou tend à détruire l’équilibre entre l’homme et la Nature, ma réponse est également double. Certes, et je l’ai dit en débutant, le progrès technique a consisté dès les origines les plus reculées non pas à inventer des gadgets, mais à transformer la Nature pour la mettre au service de l’homme et de ses fins propres, pour surmonter la peur, la faim, le froid, la faiblesse physique et la fatigue, au moyen d’outils puis de machines centuplant la force de nos bras, et reculant presque à l’infini cosmique et microscopique les limites de perception de nos sens. Cet effort, après cent-mille ans de progrès lents, marqués par la maîtrise du feu, l’invention de la roue, et la métallurgie, a subitement abouti, en Occident, au machinisme, aux produits synthétiques, aux anesthésiques et antibiotiques, à la victoire sur la distance géographique et à la vision instantanée de tout ce qui arrive d’important sur la terre. Déjà nous vivons dans un cadre plus qu’à moitié artificiel. J’ai habité quelques années à New York dans un paysage urbain d’une grande complexité, où la Nature n’était plus représentée que par des pans de ciel abstrait entre les parois des gratte-ciel, un coin de l’East River canalisée, entre deux ponts, et quelques mouettes sur un îlot rocheux. Coupés du contact quotidien avec la terre et la végétation, en partie libérés des rythmes de la vie animale et même des saisons, les citadins du xxe siècle seraient-ils des monstres, pâles victimes d’une technique qui les enferme dans un milieu de brique et de ciment, d’air pollué et de vacarme révoltant ? C’était vrai au xixe siècle et ce l’est encore en partie pour le prolétariat des villes industrielles. C’est de moins en moins vrai dans une époque où Paris, grâce aux trains, à l’auto, à l’avion, se vide à moitié sur les plages pendant l’été. Et je mets en fait que la jeunesse qui ne parle, dit-on, que de marques d’autos, connaît mieux les forêts, les montagnes et les plages de plusieurs régions de l’Europe que ses ancêtres en redingote, qui ne parlaient que de politique. Un peu de technique industrielle rudimentaire nous avait écartés de la nature, beaucoup de technique bien habituée et maîtrisée y ramène. La technique au xixe siècle signifiait fumée noire, murs noircis, travail à la chaîne et ouvriers esclaves de la machine ; elle peut et doit signifier dès demain usines de verre entourées d’arbres, automation qui libère l’ouvrier, loisirs accrus, intimité nouvelle avec une nature mieux protégée que nous n’avons su le faire dans cette génération.

Enfin, il y a la grande question de savoir si la technique enchaîne l’individu ou le libère, si nous sommes en réalité les esclaves de nos machines ou si elles nous servent, et surtout — cette question résumant toutes [p. 57] les autres — si l’humanité saura maîtriser la bombe atomique, ou si un jour, prochain peut-être, à la suite d’une erreur fatale commise au Pentagone ou au Kremlin, voire à l’Élysée, la bombe nous anéantira…

Ces questions sont très populaires, non seulement dans notre presse et chez les publicistes à grand tirage, mais chez les écrivains et philosophes les plus sérieux. Bernanos a écrit un livre plein de verve et d’indignation patriotique et prophétique intitulé : La France contre les robots. Et une littérature considérable produit depuis une cinquantaine d’années des variations sur le thème pessimiste de « la Technique contre l’humain ».

Eh bien, messieurs, tout cela repose en fin de compte sur une illusion enfantine : celle qui consiste à battre la table à laquelle on s’est heurté. La technique n’est pas une puissance indépendante de l’homme et qui pourrait se tourner subitement contre lui. La technique n’est pas matérialiste, seul l’homme peut l’être, quand il se laisse aller à ses instincts abâtardis ou quand il se laisse dominer par ses propres mécanismes psychologiques. La technique n’est pas davantage utilitariste, et je dirai plus : dans ses intentions primitives, dans sa genèse, elle n’est même pas utilitaire ! L’histoire des grandes inventions, de celle du feu à celle de la fusée spatiale, n’est pas l’histoire de « besoins » qui auraient existé avant elles, c’est plutôt l’histoire de nos rêves. L’hypothèse si longtemps admise sur l’origine utilitaire ou économique de la technique, aux premiers âges de l’homme, est aujourd’hui abandonnée au profit d’explications par la magie ou les rites religieux. D’une manière générale, et plus près de nous, les grandes inventions qui ont modifié nos vies — je ne parle pas de nos gadgets — ne sont pas nées pour satisfaire des besoins matériels que personne n’éprouvait avant elles, mais c’est généralement l’inverse qui s’est produit. Personne n’avait besoin d’autos quand il n’y en avait pas encore — à part quelques rêveurs un peu bizarres. C’est du rêve de voler qu’est né l’avion, et du rêve de partir au hasard sur les routes qu’est née l’auto : vous en trouverez le récit détaillé dans l’autobiographie de Henry Ford. Ce rêveur incurable, bricoleur sans culture ni génie, était obsédé par l’idée de construire une « locomotive routière », comme il l’appelait, c’est-à-dire un véhicule rapide qui ne fût pas astreint à suivre la loi rigide des « voies ferrées » et ses horaires, mais pût aller à l’aventure : phantasme typique de l’adolescence. Le jeune Ford le réalise en 1893, quelques années après que l’Allemand Otto eut inventé le moteur à explosion interne. On n’ignore pas d’ailleurs que des dizaines d’ingénieurs — en France surtout — avaient construit des prototypes variés d’automobiles avant Ford. Son invention, ou sa réinvention indépendante n’en demeure pas moins exemplaire, par ses motifs réels, d’ordre psychologique, autant ou plus que par ses succès ultérieurs. Aujourd’hui, l’on entend les belles âmes soupirer que l’homme est devenu l’esclave de sa voiture, et c’est vrai dans ce sens que l’homme moyen croit qu’il ne pourrait plus se passer de cet objet, mais le fautif n’est pas la voiture, c’est la publicité, la mode, la vie sociale — c’est donc l’homme et non pas la technique.

Je voudrais observer au surplus que s’il est bien certain que l’invention de Ford est née d’un rêve d’évasion hors des voies imposées de la civilisation, hors des « chemins de fer » au nom évocateur de dure contrainte, tandis que le préfixe « auto » évoque la liberté de l’individu, cette invention n’était certes pas la mieux adaptée à ses fins, ni la mieux calculée pour répondre à des besoins pratiques, utilitaires : on le voit bien aujourd’hui, dans nos villes embouteillées, et quand il faut payer les autoroutes. Si je veux être libre de rêver, c’est justement un train que je vais prendre. Dans mon wagon, je lis, je dors, je mange et je puis méditer à loisir. À mon volant, rien de pareil : tout ce que je peux lire, ce sont des chiffres, des ordres de police routière ; si je mange, ce n’est guère qu’un sandwich, si je rêvasse un klaxon me réveille brutalement, et si je m’endors, c’est pour toujours…

Cet exemple, entre mille, nous fait voir l’ambiguïté, l’ambivalence fondamentale non seulement des motifs et des buts de l’invention technique, mais de ses effets sur l’homme et sur la société.

Tout ce que j’avais à vous dire aujourd’hui se résume en propositions d’une extrême simplicité.

La technique est un instrument qui ne saurait être, en soi, mauvais ou bon. Tantôt révérée comme instance et compétence suprêmes, quand on invoque par exemple « les exigences techniques » pour trancher en dernier ressort de grands problèmes qui appelleraient en réalité des décisions politiques ou morales, tantôt mise en accusation parce qu’elle aurait produit le danger atomique ou voudrait nous réduire à l’état de robots, elle ne mérite en vérité ni cet excès d’honneur ni cette indignité. Elle n’est que le moyen de nos passions et de nos rêves, le moyen de nos vraies fins, que nous voulions ignorer, ou bien que nous avions perdu de vue ; et alors nous trichons, et nous nous persuadons que la technique n’est après tout qu’un ensemble de procédés ingénieux et utilitaires, destinés à nous faciliter la vie, mais voilà que tout d’un coup, par une inexplicable malice des choses, dont nous ne serions pas du tout responsables, elle menace au contraire d’anéantir toute espèce de vie sur la terre.

La technique n’est qu’un instrument, n’est qu’un moyen, soit de la guerre, soit de la paix, soit de la tyrannie des choses, soit de la liberté de notre action.

Mais surtout, par ses progrès mêmes, par les moyens de puissance toujours plus formidables et, en même temps, toujours plus facilement maniables qu’elle met entre nos mains — il suffit du plus petit geste, comme de presser sur un bouton pour produire les plus grands effets de toute l’histoire — la technique nous met au défi de prendre conscience de nos options réelles devant la vie.

Telle qu’elle est devenue de nos jours, obsédée d’efficacité immédiate et rentable à court terme, pour la défense militaire, l’économie, l’hygiène ou le simple confort, il n’est peut-être pas d’activité humaine qui paraisse moins métaphysique en soi que la technique. Mais en même temps, il n’en est pas qui nous contraigne davantage, et avec une urgence plus dramatique, dans le cas de la Bombe par exemple (mais aussi des techniques chimiques et biologiques) à nous interroger sur le meilleur usage des pouvoirs inouïs qui sont devenus les nôtres.

Ainsi, qu’on le veuille ou non, c’est la technique elle-même qui nous oblige à reconsidérer d’une manière tout à fait concrète la question des vraies fins de notre vie et de la vraie nature de l’homme. Ne serait-ce pas là, peut-être, son plus grand miracle ?