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Le civisme européen : notes pour un « Petit Livre rouge » (été 1967)a

Les dictatures totalitaires modernes comme les théocraties antiques égyptiennes ou précolombiennes, par exemple, n’attendent de leurs sujets qu’une obéissance aveugle. Mais la démocratie exige pour fonctionner d’être prise en charge et comprise par la très grande majorité des citoyens. C’est pourquoi l’instruction publique est apparue vers le milieu du siècle passé, rendant possible la lecture des affiches et des journaux, donc le suffrage universel.

Une démocratie ne mérite son nom que dans la mesure où, soit par l’enseignement, soit par la famille, soit par d’autres moyens sociaux, partis, presse, mass médias, elle réussit à former des citoyens puis à les informer.

Comment former des citoyens et un civisme européens tant qu’il n’y a pas de Cité européenne ?

Inversement, comment fonder une Cité européenne, l’Europe unie, tant qu’il n’y a pas de civisme européen ?

Cercle vicieux pour ceux-là seuls qui ne demandent qu’à croire qu’ils y sont enfermés. Au-delà des impasses logiques, le désir bâtit la cité. Le désir d’habiter une ville, d’y circuler à l’aise et en sécurité, d’y échanger des propos et des produits et de participer à son gouvernement, le désir d’être citoyen pousse à construire la ville, qui à son tour formera des traditions civiques, et le besoin d’en changer.

Il s’agit donc pour nous, ici et maintenant, d’éveiller chez les jeunes de nos pays le désir d’habiter demain une grande Cité européenne : s’ils la veulent, ils la bâtiront.

Ni spontanée, ni fatale

L’union de l’Europe ne se fera pas toute seule par un processus mécanique, ou parce qu’elle se trouverait coïncider avec « le sens de l’Histoire » comme certains disent. Elle ne sera pas non plus l’œuvre d’un dictateur : Napoléon, Hitler ont échoué pour longtemps. Ni spontanée, ni fatale, ni imposée, elle ne peut être que choisie et voulue — exactement comme la démocratie — par une majorité de la population. Cette majorité sera suscitée et conduite par une minorité qui ne voudra pas forcer mais convaincre.

C’est dire qu’on ne fera pas l’Europe sans faire des Européens. Mais ceux-ci, qui les fera, sinon l’éducation ?

Or il faut bien avouer que jusqu’ici, l’éducation (enseignement, école primaire et secondaire, hautes écoles et télévision) dans la mesure où elle façonne les caractères et les esprits, ne fait pas des Européens. Quand elle fait quelque chose au niveau du civisme, elle ne fait en tout cas pas cela, et l’on peut être heureux si elle ne fait pas le contraire.

L’éducation du citoyen qui se pratique dans les écoles de nos pays est, aux dires de ses responsables1 généralement insuffisante (parfois inexistante) à l’échelon national, et souvent négative par rapport à l’Europe. Dans presque tous nos pays, l’enseignement civique se borne à décrire les institutions politiques prévues par la constitution.

C’est à peine si l’on parle de leur fonctionnement. Mais surtout, on ne dit rien des problèmes vivants et réels qui se posent à la cité et à l’État, et que le citoyen devra trancher quand il votera.

La plus ennuyeuse des leçons

La leçon d’instruction civique est généralement considérée comme la plus ennuyeuse de toutes. En un sens, c’est heureux, car si elle passionnait, les choses étant ce qu’elles sont, ce serait inévitablement au bénéfice du chauvinisme national.

Un remède pire que le mal serait de substituer à l’heure d’ennui civique national une heure d’ennui civique européen, qui aurait le défaut supplémentaire de parler d’une communauté encore inexistante, et d’institutions fragmentaires, limitées à une partie seulement du seul domaine économique, dans un tiers ou un quart de nos pays.

Dans l’un des derniers ouvrages consacrés [p. 11] à la question européenne, Europa zwischen Idéologie und Verwirklichung, du prof. Karl Schmid2 je lis ceci :

Il faut absolument éviter qu’aux yeux des jeunes Allemands, Italiens ou Français l’intégration de l’Europe apparaisse comme une matière scolaire… Le peu d’institutions européennes au sujet desquelles il serait bon de savoir quelque chose, ne compte pas au regard des problèmes réels — ceux qu’il ne s’agit pas de réciter par cœur mais de comprendre intimement.

Il faut cesser de croire qu’éducation civique signifie connaissance scolaire d’institutions et de constitutions dont on ignore le fonctionnement concret.

Il faut comprendre et proclamer que la seule préparation valable au civisme (à tous les degrés) consiste dans la connaissance des problèmes réels de la cité, dans l’apprentissage des moyens de participer à la vie de la cité, et dans l’éveil du désir d’y tenir son rôle de citoyen. (« Cité » signifiant ici toute communauté sociale effective : commune, région, nation, Europe…)

Les problèmes vivants et réels de l’Europe, telle qu’elle est aujourd’hui désunie et telle qu’elle pourrait être unie demain, n’apparaissent pas souvent dans les discours des militants européistes, des ministres invoquant des idéaux abstraits pour obtenir des taux préférentiels, des philanthropes, managers et trustees qui suggèrent des échanges de cartes postales, de sourires officiels, de vœux pieux et jumelés.


Ces problèmes se révèlent au contraire dans leurs vraies dimensions et leur urgence — et alors nul besoin d’insister sur la nécessité de faire l’Europe — à l’étude des réalités déterminantes de la vie de nos pays et de l’existence sociale dans l’Europe de la seconde moitié du xxe siècle.

Quand on a vu de quoi la vie de l’Europe est faite, on voit aussi sans discussion possible, sans adjurations pathétiques, sans propagande, qu’il faut unir l’Europe [p. 12] pour la sauver mais aussi pour servir le Monde.

La connaissance des réalités contemporaines constitue la seule propagande absolument honnête pour l’union : c’est aussi la plus efficace.

Les réalités à enseigner

Liste abrégée des réalités à enseigner (décrire, définir, illustrer) :

a) Les éléments de communauté et les facteurs de différenciation qui font de l’Europe dans l’histoire une unité caractérisée par sa diversité : Ou encore : — connaître nos problèmes communs, l’un des plus réels étant que nous sommes tous différents, et que nous y tenons ;

b) Problèmes économiques, en tant qu’ils relèvent de l’initiative privée, de la commune, de la région, d’un plan national, de groupes de régions supranationaux, de conventions passées à l’échelle mondiale ;

c) Problèmes sociaux, démographiques et culturels, en tant qu’ils relèvent de la patrie locale, de la région, de la nation, de l’Europe unie, ou de communautés électives (non natives) universelles par définition ou ambition ;

d) Fonction de l’Europe dans le monde décolonisé, et conditions nécessaires à son exercice ;

e) Idéaux directeurs (religieux, humanistes, sociaux, scientifiques) de l’humanité européenne à travers les âges, antérieurs, postérieurs, ou supérieurs à nos diversités nationales.

Il convient d’écarter résolument la solution de facilité qui consisterait à préconiser l’utilisation d’une heure hebdomadaire de « réalités européennes » (Europakunde) dans l’enseignement secondaire. Les programmes sont déjà trop chargés. L’ennui qui s’attache à l’instruction civique nationale contaminerait très vite sa version européenne.

Et d’ailleurs, il serait absurde d’essayer de substituer l’une à l’autre : car l’Europe se fera au-delà des nations mais pas contre elles, ni sans elles. (La Suisse s’est faite au-delà de ses cantons, mais pour sauver ce qu’on pouvait de leur autonomie, précisément : sans l’union, cette autonomie s’évanouissait dans l’une ou l’autre des nations voisines.)

Sensibiliser l’esprit des jeunes

Le but de la Campagne d’éducation civique européenne3 n’est donc pas d’instaurer une branche de plus dans l’enseignement déjà pléthorique du second degré, mais bien de sensibiliser l’esprit des jeunes aux réalités et aux problèmes civiques de la communauté européenne, et cela, à la faveur d’exemples qui ne peuvent manquer de se présenter dans chaque leçon d’histoire, de géographie et d’économie, de langues et de littérature prévue par le programme.

Mais pour qu’il saisisse ces occasions et en tire le meilleur parti, il faut que le professeur ait été lui-même sensibilisé aux réalités de l’Europe encore désunie, aux problèmes et aux possibilités de son union prochaine.

Dire que tout dépend de l’éducation, c’est dire que tout dépend des éducateurs et de leur formation. L’avenir de l’Europe unie va se jouer dans les écoles normales. En attendant que celles-ci prennent conscience de leurs responsabilités européennes, et pour les y pousser, il importe d’agir sans délai sur des groupes forcément restreints d’éducateurs, capables à leur tour d’agir sur leurs collègues. C’est l’objectif précis et immédiat de la Campagne d’éducation civique européenne : de multiplier l’effort de formation des formateurs.

Je le dis tout crûment comme je le crois : aussi longtemps que la Campagne (ou quelque chose d’équivalent) n’aura pas fait sentir ses effets dans l’enseignement secondaire de nos pays, les bases mêmes de l’union européenne se déroberont sous les pas des hommes politiques et des économistes. Car avant de « faire l’Europe », il faut « faire de l’Europe ». Et cela se passera d’abord dans les esprits : sans « révolution culturelle » préalable, aucune révolution dans les institutions politico-sociales n’aboutira, ou ne prendra vraiment le départ.

Est-ce dire que l’Europe attend son « petit livre rouge » à distribuer aux dizaines de millions d’écoliers de nos pays ?

Oui, mais ce sera le livre des questions réelles éveillant le sens critique et le besoin d’invention, tandis que l’autre, que j’ai sous les yeux, n’est qu’un recueil de réponses toutes faites, unifor­mément optimistes et propres à stériliser toute tentative de réflexion ou de création personnelle. Je n’y trouve en tout que deux points d’interrogation sur 340 pages ; encore sont-ils de pure rhétorique et destinés à supprimer plutôt qu’à poser la question4.

Voici en revanche notre pari d’européistes : notre « Petit livre rouge » posera toutes les questions qui résultent de l’examen objectif de la situation, et nous sommes bien certains qu’il révélera de la sorte la nécessité de l’union, et même les formes spécifiques que celle-ci devra prendre, et pourra prendre. Il fourmillera de points d’interrogation ! Il ne dira jamais : « Right or wrong, our Europe ! » mais il fera voir que l’Europe serait détruite par ce qui tue l’esprit critique, déprime le goût de la liberté, étouffe le cri de la justice, plus sûrement que par ceux qui attaquent notre culture démocratique au nom des idéaux qu’elle seule leur enseigna.