3.
Le problème de la guerre et l’essor des États (xvie siècle)
Trois événements majeurs, durant le xvie siècle, ont transformé l’image du monde et l’image des relations entre les peuples que pouvaient se faire les penseurs et les hommes politiques du temps : ce sont les grandes découvertes et les débuts du colonialisme, la Réforme, et l’échec de la grandiose tentative impériale de Charles-Quint. Leurs répercussions sur « l’image de l’Europe » ont été diverses et contradictoires.
Les grandes découvertes n’entraînent pas encore une prise de conscience nouvelle de la singularité de l’Europe dans le monde (il faut attendre le xviiie siècle pour la voir se manifester) ni, à plus forte raison, une mise en question de l’excellence de notre civilisation, qu’elles paraissent au contraire confirmer. Elles inaugurent l’ère d’un aventureux impérialisme économique au moment où sombre l’idée du Saint-Empire continental. Elles déplacent les foyers créateurs de notre civilisation vers les rivages atlantiques. Elles créent les bases du capitalisme et de la [p. 74] primauté de l’État. Mais ces transformations ne sont guère enregistrées que par les « Utopies » relatives au Nouveau Monde de Thomas More et de Campanella.
Pour les meilleurs esprits du temps, l’Europe ne pose pas de problème : elle va de soi, comme l’air que l’on respire. Ils la connaissent, ils y circulent librement, ils y entretiennent un commerce continuel d’idées, de colloques, de correspondances érudites, de polémiques nobles ou virulentes. « L’Europe en un seul corps », comme la décrit Guillaume Postel75, reste au centre du monde agrandi par les découvertes ibériques. Sa royauté universelle, incontestée, n’est menacée que par les Turcs à l’extérieur : eux seuls, parfois, réveillent le sens d’une certaine union nécessaire, mais celle-ci n’est imaginée que sous la forme d’une coalition des Souverains.
La crise profonde de la Réforme n’est pas ressentie comme divisant l’Europe, mais seulement la chrétienté. (Nos jugements modernes, sur ce point, sont donc frappés d’anachronisme.) Si l’on s’en tient aux témoignages du temps, on voit qu’en fait, jamais le concept d’Europe n’est invoqué par l’une ou l’autre des parties en présence, en faveur de sa thèse76. Calvin, Luther et Loyola sont de très grandes figures européennes, mais aucun n’a jamais parlé de l’Europe comme telle, encore moins de son unité.
Dans le domaine politique, au contraire, la conscience d’une Europe rassemblée sous la couronne du Saint-Empire paraît plus près que jamais de se traduire en une grandiose réalité. Charles-Quint, à son avènement, se trouve être à la fois le maître des Allemagnes, des Espagnes, des Pays-Bas, de Naples et de Milan, et d’une partie de la France actuelle, c’est-à-dire des trois quarts de l’Europe continentale, tandis que les conquistadores vont lui apporter les titres de souverain des Indes et de la Terre ferme de la mer Océane, et de dominateur de l’Afrique et de l’Asie. Et pourtant à sa mort, en 1558, que reste-t-il de ce grand rêve d’une monarchie universelle dont le foyer eût été l’Europe unie ? Tout s’est défait, dénaturé et disloqué. L’unité [p. 75] de l’Église est brisée pour des siècles, la France s’est alliée aux Turcs contre le reste de l’Europe, l’Espagne a perdu la plupart de ses anciennes libertés communales et régionales, la Bohême et la Hongrie ont été écrasées à Mohacs, Rome a été mise à sac et l’Italie asservie, les Allemagnes sont en pleine anarchie, et la « mise en valeur » du Nouveau Monde, qui eût pu devenir l’œuvre commune des grandes compagnies commerciales, des armateurs et des banquiers de toute l’Europe, fait place à une exploitation stérilisante sous le monopole ibérique. Échec immense aux yeux de l’Histoire plus qu’aux yeux des contemporains, qui ne semblent pas avoir mesuré son ampleur.
L’idéal impérial, idée platonicienne qui n’a cessé de fasciner les ambitions des grands monarques, de Charlemagne à Charles-Quint en passant par Othon III et Frédéric II, et qui, pour Dante, fondait la Paix chrétienne, entre dans une éclipse qui durera plusieurs siècles.
En revanche, l’essor des nations et les prétentions des États à la souveraineté absolue posent au premier plan le problème de la guerre et du droit de guerre ; tandis que l’expansion du commerce vers d’autres continents pose le problème d’un droit international qui sera fondé au début du xviie siècle par Hugo Grotius, à partir du droit maritime ; et le problème d’un droit des gens (jus gentium), à partir du drame des colonies : Francisco de Vitoria. L’unité du genre humain — idée métaphysique et religieuse, profondément européenne — est exaltée en nobles phrases ; mais l’union des Européens, mesure politique immédiate, n’est simplement pas mentionnée.
De Francisco de Vitoria (1580-1546), dominicain, professeur à Salamanque, l’un des fondateurs, avec Suárez, du droit des gens, célèbre auteur du De Indis, citons deux pages sur la guerre :
Nulle guerre n’est légitime, s’il est évident qu’elle est menée au détriment de la République, plutôt qu’à son profit et avantage… Et puisqu’un État n’est qu’une partie du monde entier, puisque, encore davantage, une province chrétienne n’est qu’une partie de toute la République, j’estime que même si une guerre est utile à une province, ou à un État, mais que d’autre part elle est au détriment du monde ou de la chrétienté, alors la guerre est par cela même injuste. Si par exemple une guerre de l’Espagne contre la France était entreprise par des motifs justes, et qu’elle fût sous d’autres rapports utile au royaume d’Espagne, mais que, toutefois, elle fût menée avec un préjudice plus grand et aux risques de la [p. 76] chrétienté (si par exemple les Turcs occupent, sur ces entrefaits, les provinces des chrétiens) alors il faudrait s’abstenir de telle guerre.77
On ne peut s’empêcher de penser que Montesquieu, dans sa célèbre déclaration qui se termine par ces mots : « Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l’Europe et au genre humain, je la regarderais comme un crime »78, a paraphrasé Vitoria.
Dans une lettre au connétable de Castille, Vitoria revient sur l’idée que les guerres ne pourraient être justifiées que par le bien des peuples, mais qu’elles ne servent pas ce bien, en fait ; leur condamnation globale est donc implicite :
Maintenant je ne demanderai pas à Dieu grâce plus grande que celle de faire de ces deux princes (Charles V et François Ier) des frères dans leur volonté comme ils le sont en parenté ; car alors, il n’y aurait plus d’hérétiques dans l’Église ni plus de Maures qui la tourmentent, et l’Église serait réformée, que le pape le veuille ou non ; et avant que je n’aie vu cela, je ne donnerai pas un maravedis pour le concile ni pour tous les remèdes et devises que l’on puisse imaginer. Il ne faut pas chercher le coupable dans la personne du roi de France et moins encore de l’empereur. Que Dieu pardonne aux princes ou à leurs opposants ; mais il ne leur pardonnera pas les guerres ; elles ne sont pas inventées pour le bien des princes mais pour le bien des peuples ; et les choses étant ainsi, veuillez voir, ô hommes de bien, si nos guerres sont au profit de l’Espagne, ou de la France, ou de l’Italie ou de l’Allemagne, ou plutôt pour la destruction de tous ces pays.79
Curieusement, les grands pacifistes du xvie siècle ne semblent pas avoir cherché dans un droit supranational le moyen de combattre la cause principale des guerres : l’arrogante et anarchique souveraineté des États80. En régression notable sur Dante et Pierre Dubois, qui avaient vu la nécessité d’instaurer un pouvoir supérieur à celui des souverains nationaux, ils se contentent de vitupérer la guerre et de ridiculiser ses prétextes (voir plus loin Érasme) au nom de la morale chrétienne et de la raison. Quant aux juristes, en régression sur la coutume du Moyen Âge, [p. 77] c’est à peine s’ils mentionnent encore la possibilité de l’arbitrage. Et quant aux penseurs politiques, loin de songer à contester ou à limiter la souveraineté absolue des États, ils s’appliquent à la légitimer, comme Jean Bodin, ou se bornent à décrire ses dures nécessités, comme Machiavel.
Certes, pour Jean Bodin (1529-1596), dans sa Méthode pour faciliter la connaissance de l’histoire, publiée en 1566 à Paris, le genre humain forme une unité. Grâce au commerce mondial dont les Européens ont ouvert les routes, « tous les hommes sont reliés entre eux et participent merveilleusement à la République universelle ». Mais cette universalité reste purement morale, sinon simplement rhétorique ; elle n’entraîne aucune conséquence politique, ni pour le monde, ni pour l’Europe, qui reste fatalement livrée à l’anarchie des souverainetés :
Tous les royaumes, empires, tyrannies ou républiques de la terre sont réunis par un lien qui n’est pas autre chose que l’autorité de la raison ou du droit des gens. D’où il résulte que ce monde est comme une grande cité et tous les hommes coulés pour ainsi dire dans un même droit, afin qu’ils comprennent qu’ils sont tous de même sang et sous la protection d’une même raison. Mais parce que cet empire de la raison est dépourvu de contrainte, on ne saurait réunir en une seule république toutes les nations existantes. C’est pourquoi les princes ont recours aux armes et aux traités.
Nous voici donc ramenés à la seule réalité sérieuse, celle des États et de leurs luttes fratricides sans « raison », sans fin, sans merci. En effet, dira le même Jean Bodin dans sa République :
La grandeur d’un prince, à en bien parler, n’est autre chose que la ruine, ou diminution de ses voisins : et sa force n’est rien que la faiblesse d’autrui.
L’égoïsme sacré serait donc le dernier mot de la sagesse politique ? Il en est bien ainsi, dès qu’on admet le principe de la souveraineté sans limites que s’arrogent un prince ou une république.
En regard de ce texte d’un ton machiavélien, citons cependant une page célèbre de Francisco Suárez (1548-1617). Le grand jésuite espagnol ne se contente pas d’exalter la communauté du genre humain, mais suggère et implique l’idée d’un droit des gens, imposant sa réelle autorité à la prétendue potestas suprema des États :
[p. 78] Le genre humain, quoique partagé en peuples et en royaumes divers, n’en a pas moins une unité non seulement spécifique, mais aussi pour ainsi dire politique et morale. Cette unité est indiquée par le précepte naturel de l’amour mutuel et de la miséricorde, précepte qui s’étend à tous, même aux étrangers, de quelque condition qu’ils soient. C’est pourquoi tout État souverain, république ou royaume, quoique complet en soi et fermement assis, est néanmoins en même temps d’une certaine manière membre de cet univers, en tant qu’il regarde le genre humain. Jamais aucun État ne peut se suffire au point de n’avoir besoin d’aucun appui, d’association et de rapports mutuels, tantôt pour son bien-être et pour une fin d’utilité, tantôt à cause d’une nécessité et d’un besoin moral, comme il ressort de l’expérience même. Il faut donc aux États un droit qui les dirige et les gouverne, dans ce genre de communauté et de société. Sans doute à ce point de vue la raison naturelle fait beaucoup, mais elle ne suffit pas à tous les égards ; et ainsi des droits spéciaux ont pu s’introduire par la coutume des mêmes nations. Car tout comme dans un État, ou dans une province, la coutume introduit le droit, ainsi le droit des gens a pu s’introduire par les mœurs dans tout le genre humain.81
Dans l’immense production intellectuelle du xvie siècle, nous n’avons donc trouvé que peu de pages témoignant d’une conscience européenne comme telle. Deux textes cependant méritent d’être cités. Ils montrent à quel point la vision des penseurs de ce temps est naturellement européenne, en ce sens qu’elle ne cesse de comparer entre elles nos diverses nations comme parties d’un tout implicite. Mais ils montrent aussi combien, à cette époque, la spéculation sur la guerre et la paix reste abstraite chez les uns, ou cynique chez les autres, loin de conduire à la conscience d’une politique positive, visant à juguler l’anarchie des États.
Voici d’abord des pages peu connues de Machiavel (1469-1527), tirées de son Art de la guerre82. Il y développe une thèse que l’on a vue plus haut esquissée par Aristote, dans son parallèle entre l’Asie et l’Europe :
Vous savez que l’Europe célèbre la renommée d’innombrables grands hommes qui se sont illustrés à la guerre. L’Afrique n’en a eu qu’un petit nombre, et l’Asie encore moins. Cette différence résulte de ce que, dans ces deux dernières parties du monde, il n’y eut [p. 79] qu’une ou deux grandes monarchies et peu de républiques ; tandis qu’en Europe il y eut beaucoup de républiques et quelques royaumes seulement. Mais, les hommes n’excellent dans un art ou ne font briller leur courage, que lorsque l’État les emploie ou les tire de leur obscurité, qu’ils vivent dans une monarchie ou dans une république. Ainsi plus il y a d’États, plus il y a de grands hommes. Ils sont plus rares à mesure que le nombre des États diminue. On trouve en Asie un Ninus, un Cyrus, un Artaxerxès, un Mithridate ; on ne peut guère trouver d’autres noms dignes de leur être comparés. Et sans parler de l’ancienne Égypte, l’Afrique nomme ses Massinissa, ses Jugurtha, et les capitaines que la république de Carthage a élevés dans son sein. Cependant ces guerriers illustres sont bien peu nombreux en comparaison de ceux de l’Europe : c’est en Europe en effet que l’on voit briller sans nombre les hommes qui ont excellé dans tous les genres et ils seraient plus nombreux encore si l’on pouvait ajouter tous ceux dont le temps jaloux a effacé le nom ; car l’époque où les vertus ont brillé d’un plus grand éclat, est celle où il s’est trouvé le plus d’États à les favoriser, poussés par la nécessité ou par toute autre passion humaine. Ainsi l’Asie ne compte que peu d’hommes illustres. Cette immense contrée où dominait pour ainsi dire un seul maître et où, en raison de la grandeur du continent, la paix régnait trop souvent, ne pouvait enfanter que peu d’hommes illustres. Il en est allé de même en Afrique. Cependant cette contrée a vu naître quelques grands hommes de plus grâce à la république de Carthage. Car les grands hommes sont plus nombreux dans une république que dans une monarchie. Dans l’une la vertu est presque toujours honorée, dans l’autre elle est toujours redoutée. Il en résulte que dans la première tout tend à nourrir la vertu, dans la seconde tout tend à l’étouffer.
Que si l’on considère toutes les contrées de l’Europe, on constate qu’elles furent remplies d’une foule de républiques et de principautés qui, vivant dans la crainte continuelle les unes des autres, ont été obligées de conserver leurs institutions militaires et de combler d’honneurs ceux qui se distinguaient dans l’art de la guerre. En effet, en Grèce, sans compter le royaume de Macédoine, il y avait de nombreuses républiques qui toutes ont eu des hommes remarquables. L’Italie a eu les Romains, les Samnites, les Étrusques, les Gaulois cisalpins. La Gaule et la Germanie n’étaient que républiques et principautés. L’Espagne offrait le même spectacle. Et si hormis les Romains, il en est peu hélas qui furent glorifiés, il faut en accuser la malignité des auteurs qui visent la fortune et qui n’honorent que le vainqueur. Il n’est pas raisonnable de croire que pendant les cent-cinquante années où les Samnites et les Toscans combattirent les Romains avant d’être vaincus, ils n’aient pas donné le jour à de nombreux hommes illustres. Il en a été de même dans les Gaules et dans l’Espagne. Mais ce courage que les historiens n’ont pas célébré chez de simples citoyens, ils l’ont du moins loué chez les peuples dont ils portent aux nues la persévérance à défendre la liberté. [p. 80] Puisqu’il est vrai que plus il y a d’empires, plus on voit de grands hommes se distinguer, il s’ensuit nécessairement qu’empêcher leur élévation, c’est étouffer peu à peu la vertu que l’on empêche de se manifester dans les actions de ceux qu’elle inspire.
Ainsi, lorsque l’Empire romain au faîte de sa grandeur eut vaincu toutes les républiques et toutes les monarchies de l’Europe, de l’Afrique, et la plupart de celles de l’Asie, Rome resta la seule carrière ouverte au courage. Et les grands hommes se firent aussi rares en Europe qu’en Asie. La vertu tomba alors au dernier degré de l’abaissement. Car limitée comme elle l’était pour ainsi dire à Rome seule, dès que la ville fut corrompue, la corruption entraîna celle du monde entier. C’est alors que les hordes des Scythes vinrent et se partagèrent l’empire en de nombreux États, mais la vertu n’a pu y renaître : d’abord, parce qu’il est difficile de faire revivre des institutions entièrement viciées, et, ensuite parce que les mœurs nouvelles introduites par la religion chrétienne sont telles que l’homme n’a plus le même besoin de se défendre qu’autrefois.
On tuait alors les vaincus ou on les livrait à un esclavage perpétuel dans lequel ils traînaient une misérable existence. On ravageait les villes conquises, ou l’on en chassait les habitants ; et, après les avoir dépouillés de leurs biens on les dispersait dans tout l’univers. Les vaincus supportaient les infortunes les plus grandes. Les hommes en proie à cette terreur toujours renaissante auraient craint de négliger leurs institutions militaires et ils honoraient donc tous ceux qui s’y distinguaient. Mais aujourd’hui cette terreur a presque complètement disparu. On ne massacre guère les vaincus, et les prisonniers sont libérés facilement. Les villes, dussent-elles se révolter mille fois, n’ont plus à craindre qu’on les détruise. On conserve les biens de leurs habitants et le plus grand malheur qu’elles aient à redouter, c’est de payer des contributions. Les hommes répugnent à se soumettre aux obligations militaires et à s’y livrer pour éviter des dangers qu’ils ne redoutent plus. Par comparaison d’ailleurs, les diverses contrées de l’Europe ont bien peu de chefs aujourd’hui. En effet, la France entière n’obéit qu’à un seul monarque. L’Espagne également. L’Italie est divisée en peu d’États ; de sorte que les villes faibles se défendent en s’attachant au parti du vainqueur, et que les États plus puissants, pour les mêmes raisons, n’ont pas à redouter une ruine totale.
Où sont les temps où un Sulpice Sévère, louait l’Europe pour ses saints, et ne la mettait que par la grâce d’eux seuls au-dessus des nations du Proche-Orient ! (Car c’est au Proche-Orient, bien entendu, que se limite « l’Asie » dont on nous parle ici.)
Érasme (1466-1536)
En contraste éclatant avec l’auteur du Prince, pour qui la force seule définit, en fin de compte, la raison et la liberté, voici l’auteur [p. 81] de l’Éloge de la Folie et du traité Dulce bellum inexpertis (« La guerre est douce à ceux qui ne la connaissent pas »). Ce n’est pas lui qui nommerait « excellent » l’homme d’armes, qu’il tient plutôt pour une apparition monstrueuse et qui répugne à la nature : « Regarde-toi, si tu le peux, guerrier furieux… Je t’ai imaginé comme un animal d’un certain caractère divin.83 »
Érasme est le type même de ces grands hommes du xvie siècle qui ne parlent pas de l’Europe parce qu’en somme ils ne voient rien qu’elle. Ce Hollandais de naissance a vécu à Bruxelles, à Paris, en Angleterre et en Suisse, et il a visité l’Italie et l’Allemagne. On a pu dire de lui que « s’il avait une patrie, c’était l’Europe » (Lange). Par toute sa vie et ses travaux, par toutes les fibres de son être, il a bien mérité le titre de « premier Européen », sinon par l’intention, du moins par le fait.
De sa Querela pacis84, voici quelques pages qui résument ses idées sur la guerre, sur la stabilité des États européens, sur les Turcs, et sur le nationalisme naissant :
XXXIV. — On rougit de rappeler pour quels motifs honteux ou frivoles les princes chrétiens font prendre les armes aux peuples. L’un a prouvé ou simulé quelque droit suranné, comme s’il importait beaucoup que tel ou tel prince gouvernât l’État, pourvu que les intérêts publics fussent bien administrés. Un autre prend pour prétexte un point omis dans un traité de cent chapitres. Celui-ci a un ressentiment contre celui-là au sujet d’une fiancée refusée ou enlevée ou de quelque raillerie un peu trop libre ; et, le comble de l’infamie, c’est qu’il y a des princes qui, sentant leur autorité faiblir par suite d’une paix trop longue et de l’union de leurs sujets, s’entendent en secret, de façon diabolique, avec les autres princes qui, lorsque le prétexte est trouvé, provoquent la guerre, afin de tout diviser par la discorde de ceux qui vivaient étroitement unis et de dépouiller le malheureux peuple, grâce à cette autorité sans frein que donne la guerre…
XXXV. — Ils ne sont jamais unis que pour nuire et ils ne s’entendent jamais que pour opprimer leurs États. Et ceux qui agissent de cette manière sont considérés comme des chrétiens ? Ainsi souillés de sang osent-ils entrer dans les Églises et s’approcher des autels ? Ô fléaux des nations, dignes d’être déportés dans les îles les plus éloignées ! S’ils sont les membres d’un seul corps chrétien, pourquoi chacun d’eux ne s’estime-t-il pas heureux du bonheur de l’autre ?
XXXVI. — Aujourd’hui le voisinage d’un royaume un peu trop florissant est presque un motif légitime de guerre. En effet, si nous [p. 82] voulons être justes, quelle autre cause a poussé et pousse encore maintenant tant de peuples à prendre les armes contre la France, sinon le fait que ce pays est le plus florissant de tous ? Nul ne possède une étendue plus vaste ; nulle part le Sénat n’est plus auguste, l’Académie plus célèbre ; aucun ne jouit de plus de concorde et par cela même de plus de pouvoir. Nulle part les lois ne sont mieux appliquées et, en ce qui concerne la religion, nulle part l’intégrité du Dogme n’est plus respectée. Elle n’est ni corrompue par le commerce des Juifs, comme chez les Italiens ; ni empoisonnée par le voisinage des Turcs ou des Maures, comme chez les Hongrois ou les Espagnols. L’Allemagne, pour ne rien dire de la Bohême, est divisée en une foule de royaumes et on ne voit cependant chez elle nulle ombre d’autorité. Seule la France, fleur intacte du royaume du Christ, est son asile le plus sûr. Si par hasard quelque orage survient, elle sera attaquée de toutes les façons, assaillie par toutes les ruses de ceux qui la bouleversent, pour le seul plaisir de se féliciter de l’orage qu’ils auront provoqué. Et après cela, peut-on dire que ces hommes jouissent de la moindre parcelle de l’esprit chrétien ?
LV. — La guerre, qui est la chose la plus dangereuse qui soit, ne doit être faite qu’avec le consentement de toute la nation. Il faut supprimer les causes de la guerre dès qu’elles se manifestent…
LVII. — Mais, si la guerre, cette maladie funeste, est à ce point inhérente à la nature humaine que nul ne puisse subsister sans elle, pourquoi les chrétiens ne déchaînent-ils pas ce mal sur les Turcs ? Il serait, naturellement préférable de convertir les Turcs au christianisme, par la persuasion, par les bienfaits, et par l’exemple d’une vie pure, plutôt que par les armes : cependant, si la guerre est absolument inévitable, ce malheur serait moins grave que si les chrétiens se déchiraient et se tuaient entre eux. Si l’amour réciproque n’est pas de nature à les unir, que du moins ils soient unis contre l’ennemi commun…85 Malheureusement, c’est le contraire qui arrive.
LIX. — Ainsi l’Anglais hait le Français uniquement parce qu’il est Français. Le Breton hait l’Écossais simplement parce qu’il est Écossais. L’Allemand ne s’entend pas avec le Français. Ô cruelle perversité humaine ! La diversité des noms qu’ils portent suffit à elle seule à les diviser à ce point et le titre commun d’hommes et de chrétiens ne peut pas les unir ! Pourquoi une chose de si peu d’importance agit-elle avec plus de force sur eux que les liens de la nature et du Christ ? La distance d’un pays à l’autre sépare les corps et non les âmes. Jadis le Rhin séparait le Français de l’Allemand, mais le Rhin ne peut séparer le chrétien du chrétien. Les Pyrénées mettent une frontière entre les Gaulois et les Espagnols ; mais ces mêmes monts ne peuvent partager la communauté chrétienne. La mer sépare les Anglais des Français, mais elle ne peut [p. 83] rompre les liens de la société du Christ. L’apôtre Paul s’indigna un jour, en entendant des chrétiens prononcer ces paroles : Je suis Apollinien ; je suis Cephéen ; je suis Paulicien. Il ne permit pas des dénominations de ce genre qui eussent pu blesser le Christ, le conciliateur de toute chose. Et nous considérons cette dissemblance de noms communs à chaque pays, comme un motif suffisant pour que les nations se heurtent contre les nations et s’entredétruisent ?
Comment ne pas applaudir à ces sarcasmes contre les « causes de guerre », alléguées par les « princes » ? Mais comment ne pas voir, en même temps, qu’en se faisant l’avocat d’une cristallisation des frontières et d’une sorte de « nationalisation » des princes, de même qu’en proposant que la guerre ne soit faite « qu’avec le consentement de toute la nation », loin de « supprimer les causes de guerre », Érasme fait le jeu de ces forces collectives et régressives dont l’avenir devait révéler qu’elles ne pourraient que dévaster l’Europe par des guerres nationales, puis totales ?
Il est mieux inspiré lorsqu’en 1530, dans sa Consultation sur la guerre aux Turcs, il en vient enfin à l’idée d’un Pouvoir supranational : il ne peut toutefois l’imaginer qu’à l’instar de la Monarchie de Dante, qui lui semble idéale mais utopique ; il faut donc se rabattre à quelque équilibre plus ou moins fédératif des puissances :
D’aucuns sont effrayés par le mot de Monarchie universelle, que certains paraissent ambitionner… Certes, la Monarchie serait la meilleure des choses, s’il se trouvait un prince semblable à Dieu ; cependant, les mœurs des hommes étant ce qu’elles sont, les États de grandeur moyenne (moderata imperia) sont les plus sûrs, s’ils sont unis par des pactes chrétiens.
Cependant, à l’autre extrémité de l’Europe, en Scandinavie, une voix de rude bon sens s’élève contre l’exaltation machiavélienne de la virtù guerrière. C’est celle du réformateur de la Suède, Olaus Petri (1497-1552), qui fut le chancelier du roi Gustav Vasa, et le premier pasteur de Stockholm :
Nos chroniques suédoises font grand honneur à nos ancêtres des hauts faits qu’ils ont accomplis en pays étrangers. Mais si l’on y réfléchit, il y avait peu d’honneur en tout cela… Loue qui veut les anciens Goths : ceux qui eurent affaire avec eux ne les louèrent pas, mais les appelèrent une horde de bandits et de tyrans, pour avoir pillé et brûlé campagnes et cités, et privé de leurs biens et de leur [p. 84] vie des centaines de milliers d’hommes. Tel fut leur courage tant vanté, ainsi que les chroniques le font voir clairement. Et de même, ils causèrent à la langue latine et aux ouvrages des savants des dommages tels qu’on ne pourra plus jamais les réparer. Celui qui pense s’acquérir de l’honneur par l’incendie, le meurtre et la guerre devrait pouvoir se réclamer d’une juste cause, sinon l’on verra que c’est une grossière brutalité, non pas le courage, qui l’anime.86