2.
Crépuscule ou nouvelle aurore ?

Les diagnostics qu’on vient de lire sont tous sévères, mais on a pu remarquer que, de Spengler à Maritain, une évolution se dessine vers un possible espoir nouveau, en dépit de la montée du péril hitlérien. Au fatalisme, à la nostalgie hautaine ou résignée, succèdent des attitudes plus « militantes ». (Maritain fait allusion, dans la page citée plus haut, au mouvement personnaliste qui, dès 1933, lançait le mot d’ordre de « l’engagement », c’est-à-dire, à ce moment-là, du refus de la démission de l’esprit devant les lois réputées « fatales » de notre décadence.)

Les nombreux « retours à l’orthodoxie » qui animent le débat intellectuel, entre les deux guerres, et qui nient nos fatalités, sont dans ce sens autant de signes d’une vitalité neuve, d’un renouvellement des tensions qui ont fait, depuis les origines, le dynamisme de notre culture. Mais ils ne se réfèrent à l’Europe que comme au cadre naturel de leur action. Qu’en est-il de l’Europe elle-même, considérée comme unité, et face au Monde du xxe siècle ? A-t-elle trahi sa vocation mondiale ? A-t-elle encore conscience d’elle-même ? Le seul fait qu’Ortega et Benda posent ces questions — l’un à la veille, l’autre au lendemain de la Deuxième Guerre — ne serait-il pas le signe avant-coureur d’une renaissance ?

[p. 326] José Ortega y Gasset (1883-1955), dans son livre le plus fameux, paru en 1930, la Révolte des Masses, traite un problème majeur — et qu’il est le seul alors, le premier en tout cas, à distinguer aussi clairement — celui du commandement européen. C’est sous cet angle politique, au plus haut sens du terme, qu’il aborde à son tour la question qui hante l’époque :

On a tellement parlé de la décadence européenne, que beaucoup ont fini par la prendre pour un fait accompli. Non qu’ils y croient sérieusement ou qu’ils en aient l’évidence, mais parce qu’ils se sont habitués à prendre ce fait pour certain, bien que, sincèrement, ils ne se souviennent pas d’en avoir été convaincus résolument, à aucune date déterminée.

… Le spectacle frivole que nous présentent les petits pays est déplorable. Pour la seule raison que l’Europe — d’après ce que l’on dit — est en décadence, et, par conséquent, ne s’occupe plus de commander, chaque nation, même la plus minuscule, bondit, gesticule, se met sens dessus dessous, ou se redresse et s’étire pour se donner des airs de grande personne, qui conduit elle-même son propre destin. Delà, ce vibrionique panorama de « nationalismes » que l’on nous offre de tous côtés… Il est vraiment comique de contempler telle ou telle petite république qui, de son petit coin perdu, se hausse sur la pointe des pieds, tance l’Europe, et déclare que les Européens n’ont plus de rôle à jouer dans l’histoire universelle.

Qu’en résulte-t-il ? L’Europe avait créé un système de normes dont les siècles ont montré l’efficacité et la fertilité. Ces normes ne sont pas les meilleures — il s’en faut de beaucoup, certes — mais elles sont, sans aucun doute, définitives tant qu’il n’en existe pas d’autres, ou s’il ne s’en annonce pas d’autres. Aujourd’hui les peuples-masse ont résolu de tenir pour caduc ce système de normes qu’est la civilisation. Mais comme ils sont incapables d’en créer un autre, ils ne savent que faire, et pour passer le temps, ils se livrent à la cabriole.

Telle est la première conséquence qui survient lorsque dans le monde quelqu’un cesse de commander ; les autres, en se révoltant, se trouvent sans avoir rien à faire, sans programme de vie.

Le Gitan s’en vint à confesse. Mais le curé, prudemment, commença par lui demander s’il connaissait les commandements de Dieu. À quoi le Gitan répondit : « Voilà, mon père, j’allais me mettre à les apprendre, mais le bruit court qu’on va les supprimer. »

N’est-ce point là la situation présente du monde ? Le bruit se répand que déjà les commandements européens n’ont plus cours ; aussitôt hommes et peuples profitent de l’occasion pour vivre sans impératifs. Car les impératifs européens existaient seuls.

… Voilà ce que nous avons à (Ère à tous ceux qui, avec une inconscience enfantine, nous annoncent que l’Europe ne commande déjà plus. Commander c’est imposer une tâche aux gens, c’est [p. 327] les mettre dans leur destin, les replacer dans leurs gonds, réduire leur extravagance qui est généralement vacance, fainéantise, vacuité de la vie, désolation.

Il importerait peu que l’Europe cessât de commander, s’il y avait quelqu’un qui fût capable de la remplacer. Mais nous ne voyons pas même l’ombre d’un remplaçant. New York et Moscou ne sont rien de nouveau par rapport à l’Europe. Elles ne sont l’une et l’autre que deux parcelles du commandement européen, qui en se dissociant du reste, ont perdu leur sens…

… Si l’Européen lui-même s’habitue à ne pas commander, il suffira d’une génération et demie pour que l’ancien continent, et avec lui le monde entier, tombe dans l’inertie morale, dans la stérilité intellectuelle et dans la barbarie générale. Seule l’illusion du pouvoir et la discipline de responsabilité qu’elle inspire peuvent maintenir tendues les âmes d’Occident. La science, l’art, la technique et tout le reste vivent de l’atmosphère tonique que crée la conscience du commandement. Si celle-ci manque, l’Européen s’avilira. Les esprits n’auront plus cette foi radicale en eux-mêmes qui les lance, énergiques, audacieux, tenaces, à la capture des grandes idées, nouvelles dans tous les ordres. L’Européen deviendra définitivement quotidien. Incapable de tout effort créateur et gratuit, il retombera dans le passé, dans l’habitude, dans la routine. Il deviendra une créature vulgaire, formaliste, vide comme les Grecs de la décadence et ceux de l’histoire byzantine.

Telles seraient les raisons de notre décadence. Mais voici les formules de notre renaissance :

… Les Européens ne savent pas vivre s’ils ne sont engagés dans une grande entreprise qui les unit. Quand elle leur fait défaut, ils s’avilissent, s’amollissent, leur âme se désagrège. Nous avons aujourd’hui un commencement de désagrégation sous nos yeux. Les cercles qui, jusqu’à nos jours, se sont appelés nations, parvinrent, il y a un siècle ou à peu près, à leur plus grande expansion. On ne peut plus rien faire avec eux si ce n’est les dépasser. Ils ne sont plus qu’un passé, qui s’accumule autour et au-dessous de l’Européen, un passé qui l’emprisonne et l’alourdit. Avec plus de liberté vitale que jamais, nous sentons tous que l’air est irrespirable à l’intérieur de chaque peuple, parce que c’est un air confiné. Chaque nation qui était autrefois la grande atmosphère ouverte, est devenue une province, un « intérieur ». Dans la super-nation européenne que nous imaginons, la pluralité actuelle ne peut, ni ne doit disparaître. Alors que l’État antique annulait la différence entre les peuples, ou la laissait inactive, ou tout au plus, la leur conservait cristallisée, l’idée nationale plus purement dynamique exige la permanence active de cette pluralité qui a toujours été la vie de l’Occident.

Tout le monde perçoit l’urgence d’un nouveau principe de vie. Mais — comme il arrive toujours en de semblables crises — quelques-uns essaient de sauver l’instant présent par une intensification extrême et artificielle de ce principe qui, précisément, est depuis [p. 328] longtemps caduc. Tel est le sens de l’irruption des « nationalismes » de ces dernières années. Et je ne cesse de le redire : il en a toujours été ainsi. C’est la dernière flamme qui est la plus longue ; le dernier soupir qui est le plus profond. À la veille de disparaître, les frontières deviennent plus sensibles que jamais — les frontières militaires et les frontières économiques.

Mais tous ces nationalismes sont des impasses ; qu’on essaie de les projeter vers le futur et l’on ressentira le contrecoup. Ils n’offrent aucune issue… Le nationalisme n’est rien qu’une manie, un prétexte qui s’offre pour éluder le pouvoir d’invention, le devoir de grandes entreprises. D’ailleurs, la simplicité des moyens avec lesquels il opère et la catégorie des hommes qu’il exalte, révèlent amplement qu’il est le contraire d’une création historique.

Seule, la décision de construire une grande nation avec le groupe des peuples continentaux relèverait le pouls de l’Europe. Celle-ci recommencerait à croire en elle-même et automatiquement à exiger beaucoup d’elle, à se discipliner.

La dialectique romantique de Spengler concluait à la décadence inévitable. Ortega, concluant à l’union nécessaire, introduit un facteur nouveau — et contribue à le créer.

À sa manière polémique, et moins désabusée que provocante, Julien Benda ne fait pas autre chose quand il accuse l’Europe d’inconscience : c’est pour la réveiller qu’il la fustige :

L’Europe n’a pas connu la conscience d’une unité politique. Du point de vue politique la volonté de l’Europe aura été exclusivement nationaliste. Elle aura consisté dans un double travail qui fut, d’une part, de former des nations et, d’autre part, de les rendre indépendantes les unes des autres. Le mouvement commence avec les Barbares, qui sont proprement les responsables des nationalités, en ce qu’ils opposèrent les « gentes » à ces éléments d’internationalisme qu’étaient l’Empire romain et l’Église, en ce qu’ils incarnèrent la négation de l’« Imperium » et de l’« Ecclesia ». Il prend corps lors de la dislocation de l’unité créée par Charlemagne, avec le partage de Verdun. Quelques hommes — des clercs nourris dans la religion de l’Empire romain — pleurent ce partage, mais la majorité s’en réjouit. Elle se réjouit, dans chacun des trois lots, de penser qu’elle pourra désormais réaliser une destinée indépendante. À partir de ce moment, la tendance de l’Europe vers des groupes séparés n’ira qu’en se précisant. Comme il arrive pour les poussées humaines profondes, tout ce qu’on fera pour l’entraver ne réussira qu’à l’affermir. Les prétentions universalistes des Hohenstaufen, plus tard de Charles-Quint, ne font que précipiter la volonté de sécession de la France, de l’Autriche, des cités italiennes, des cantons suisses, des Flandres. Celles de la papauté produisent le même effet sur les diverses parties de la chrétienté. Toutes se signent dans ce cri de l’une d’elles : « Nous sommes d’abord vénitiens, ensuite chrétiens… » [p. 329] Enfin, avec le xixe siècle, après la Révolution française et son grand héritier impérial, qui prétendait « dénationaliser » les peuples (particulièrement l’Allemagne !), la volonté de l’Europe d’être désunie et de former des nations indépendantes les unes des autres atteint son apogée. Elle se traduit par une furie de séparations : la Belgique d’avec la Hollande, la Suède d’avec la Norvège. Elle s’incarne d’une façon saisissante dans Bismarck qui, contre-pied exact de Napoléon, entend, par ses conquêtes, faire sa nation à lui, repousse résolument toute idée d’Europe, où il ne voit qu’idéalisme stupide. En conséquence logique de son œuvre, du Niémen jusqu’à l’Atlantique s’établit un régime où chaque État s’enferme dans une religion de lui-même, dans un mépris des autres — « l’égoïsme sacré » — tels qu’on n’en avait pas vu de semblables, cependant que de nouvelles doctrines philosophiques, acclamées par toutes les nations — Treitschke en Allemagne, Barrès en France — leur enseignent à adorer l’instinct qui les divise, à mépriser l’intelligence qui pourrait les unir. Le xxe siècle qui verra peut-être la formation de l’Europe, s’ouvre dans le triomphe violent de l’anti-Europe…

Le fait que l’Europe n’a jamais constitué une unité politique se traduit par cet autre fait : on n’a jamais écrit une histoire de l’Europe. Les livres qui portent ce titre, sauf peut-être — et encore — l’admirable ouvrage que le grand historien belge Henri Pirenne a composé dans sa captivité pendant la guerre de 1914, nous exposent l’histoire des différentes parties de l’Europe, de leurs développements respectifs, surtout de leurs oppositions, non celle d’un être historique qui leur serait transcendant. J’ai parfois reproché à des professeurs d’histoire que je savais acquis à l’idée d’une unification européenne de ne point faire à leurs élèves quelques leçons sur l’Europe, envisagée comme une réalité politique indivise. Ils m’opposaient la nécessité d’observer les programmes…

L’Europe n’a pas connu davantage la conscience d’une unité spirituelle. Ici encore, il faut bien distinguer entre le fait et la conscience du fait. Un éminent historien anglais, Christopher Dawson, nous fait voir toutes les nations du Moyen Âge plus ou moins façonnées par l’Église et justifiant le mot de Stendhal : « L’Europe moderne est née du christianisme. » Accordons à notre historien qu’au début de l’Europe cette communauté de civilisation ait existé. Allons même plus loin et reconnaissons que pendant longtemps la volonté des séparatismes nationaux n’exista point. Il ne venait à l’idée d’aucun étudiant parisien au xiie siècle de s’étonner d’avoir pour directeur l’Allemand Albert le Grand ou l’Italien Thomas d’Aquin, ni d’aucun bachelier viennois de trouver mauvais de confier la formation de son esprit au Français Jean Gerson ; encore au xviiie siècle, pendant les guerres entre la France et l’Allemagne, la plupart des plus petites cours allemandes parlaient notre langue, lisaient nos livres, adoptaient nos modes. Le fait d’une certaine communauté spirituelle européenne a donc existé, mais la conscience de ce fait, de son opposition aux particularismes nationaux, n’existait [p. 330] pas. Ce qui, au contraire, est très vite apparu en tant que conscience, que volonté manifeste, c’est l’affirmation des nations dans leurs génies particuliers et très souvent dans leurs oppositions. C’est la volonté des savants de parler désormais leur langue nationale et non plus le latin, qui les unissait par-dessus leurs nations ; celle des peuples de nationaliser la prière, la prédication ; celle des littérateurs de nettement dégager leur idiome de ce qu’il pouvait avoir de non national…

Nous allons pourtant voir apparaître dans ce passé une époque qui a vraiment connu la conscience d’un esprit européen, c’est la fin du xviiie siècle, avec ces hommes qui, non seulement possèdent une culture cosmopolite, donnée par les jésuites, mais s’en font gloire et y voient une valeur supérieure aux cultures étroitement nationales ; ces hommes dont Voltaire écrivait en 1767 qu’« il se forme en Europe une république immense d’esprits cultivés », dont le type a été le prince de Ligne et dont on peut dire que la tradition s’est poursuivie avec Goethe, Taine, Renan, Liszt, Nietzsche, Romain Rolland, André Gide. Ai-je besoin de dire si ce mouvement a été violemment enrayé par le xixe siècle au nom des cultures nationales ; en Allemagne, par les Schlegel, les Lessing, les Görres, avec leurs assauts contre la littérature française et sa tendance universaliste ; en France, par un Barrès voulant ne savoir que des vérités françaises, par un Maurras jetant l’infamie, dans la personne de Romain Rolland, sur tout ce qui sert l’esprit européen. Ce nationalisme intellectuel paraît avoir aujourd’hui contaminé les meilleurs.

… Dans l’ordre spirituel comme dans l’ordre politique, le xxe siècle, qui, encore une fois, verra peut-être la réalisation de l’Europe, débute par l’affirmation la plus farouche et la plus consciente qu’on vit jamais de l’anti-Europe… Aujourd’hui, l’idée de nation semble avoir terminé sa carrière, être devenue malfaisante aux Européens, l’idée d’Europe apparaît. Mais ne nous berçons pas d’illusions ; n’allons pas croire que cette idée va triompher naturellement, sachons qu’elle va trouver de la part de celle qu’elle veut détrôner une forte opposition, une résistance nourrie, de très sérieux obstacles.275

Ces obstacles nationalistes, le poète autrichien Hugo von Hofmannsthal (1874-1929) nous invite moins à les combattre qu’à les dépasser, par une prise de conscience nouvelle de nos grandeurs spirituelles :

Nul doute que le concept d’« Europe », comme bien d’autres hautes conceptions d’ensemble, ne soit devenu problématique, — nul doute non plus que notre survie spirituelle dépende de sa restauration.

On ne le trouvera jamais au terme d’un processus d’abstraction, ni en retranchant — ou en ajoutant — quelque chose au concept [p. 331] de nation, et moins encore par des évocations sentimentales. Vers ce grand concept, l’âme doit s’élever par tous ses meilleurs moyens : l’expérience vécue, l’expérience acquise, la spiritualisation. Car c’est dans les plus hautes manifestations de chaque nation qu’on le découvre, et d’autant plus clairement que s’y exprime d’une manière plus pure et plus nette ce que la nation possède en propre de plus haut. Les grands génies, sans lui, sont impensables. Ils sont universels. Si la nation est leur destin, l’Europe est leur expérience vécue.

Un grand phénomène devient européen : ainsi en fut-il de Jules César et de Napoléon, de Pétrarque et de Kant, de la musique allemande de Bach à Beethoven, de la peinture française d’Ingres à Cézanne. Là où une grande pensée est conçue, là est l’Europe. Si elle est conçue dans la sphère nationale, elle ne demande qu’à s’épanouir dans l’universel. Aujourd’hui, comme au temps d’Anaximandre, toute philosophie est européenne. Toute grande idée politique agissante est européenne. Toute connaissance féconde du passé est européenne. (Et de quoi aurions-nous davantage besoin, que d’une vision profonde, totalement renouvelée et purifiée, de la non-Europe !)

Notre époque est une époque de rétablissement, — bien que jamais l’expression de la faiblesse n’ait été si impudique, la volonté de désintégration si débridée. Derrière le remue-ménage des prophètes de la décadence et des bacchantes du chaos, des chauvinistes et des cosmopolites, des adorateurs de l’instant et des adorateurs de l’apparence, sur le grand arrière-fond sérieux des choses européennes, je vois les quelques rares individus qui comptent, dispersés parmi les nations, s’unir dans une grande pensée : celle de la restauration créatrice.276

Il appartenait à Martin Heidegger de ramasser sous sa forme la plus dense, celle de l’interrogation en soi — qui me paraît la formule de sa philosophie —, le problème de l’être même du « crépuscule occidental » :

Anaximandre aurait vécu de la fin du viie au milieu du vie siècle avant J.-C. dans l’île de Samos, et sa sentence passe pour la plus ancienne de la pensée occidentale. La voici, selon le texte communément accepté : Ce dont les choses tirent leur origine est aussi cela dans quoi elles iront s’anéantir, selon la nécessité ; car elles doivent payer réparation et subir jugement pour leur injustice, selon l’ordre du temps. Ainsi traduit le jeune Nietzsche, dans son essai terminé en 1873 et intitulé La Philosophie à l’époque de la tragédie grecque.

Du fond d’un éloignement chronologique et historique de deux millénaires et demi, la sentence d’Anaximandre a-t-elle encore quelque chose à nous dire ? Par quelle autorité parlerait-elle ? Suffirait-il [p. 332] qu’elle soit la plus ancienne ? L’antiquité par elle-même n’est d’aucun poids. Au surplus, si la sentence est la plus ancienne de celles qui nous ont été transmises, nous n’en ignorons pas moins si elle est à sa manière la sentence la plus primitive de la pensée occidentale. Nous ne pouvons le supposer que pour autant que nous pensons l’essence de l’Occident à partir de cela même dont parle la sentence primitive.

Mais de quel droit ce qui vient en premier lieu nous parlerait-il, à nous autres qui sommes sans doute les plus tardifs des tard-venus de la philosophie ? Sommes-nous les tard-venus d’une Histoire qui parvient aujourd’hui à sa fin, qui met un terme à toutes choses, dans une ordonnance toujours plus lugubre et uniforme ? Ou bien l’éloignement chronologique et historique de la sentence cache-t-il une proximité historique de l’informulé, qui parlerait à ce qui vient ?

Sommes-nous donc à la veille de la transformation la plus inouïe de toute la Terre et du temps de l’Histoire ? Sommes-nous devant le crépuscule d’une nuit qui prépare une autre aube ? Surgissons-nous précisément pour envahir cette terre historique du Couchant ? Le pays du Soir vient-il en premier ? Sera-t-il, par-delà l’Occident et l’Orient et à travers ce qui est Européen, le lieu des commencements de l’Histoire à venir ? Sommes-nous déjà, nous les hommes d’aujourd’hui, occidentaux dans un sens qui se révélera d’abord à la faveur de notre entrée dans la nuit universelle ? […] Sommes-nous vraiment les tard-venus que nous sommes ? Mais ne sommes-nous pas en même temps les précurseurs du matin d’une autre ère du monde, qui aurait laissé derrière elle nos représentations actuelles de l’Histoire ?

Nietzsche, de la philosophie duquel Spengler a déduit, par une grossière incompréhension, sa doctrine historique de la décadence de l’Occident, écrivait en 1880 dans Le Voyageur et son Ombre : « C’est un haut état de l’humanité que celui dans lequel l’Europe des peuples n’est qu’un plus sombre passé d’oubli, mais où l’Europe vit encore par trente livres très anciens, et qui ne vieilliront jamais. »277

Ortega avait peut-être été le premier à voir dans la crise de l’Europe la condition d’une renaissance. Laissons-le donc conclure ce chapitre :

Est-il aussi certain qu’on le dit, que l’Europe soit en décadence et abandonne le commandement, en un mot, abdique ? Cette apparente décadence ne serait-elle pas la crise bienfaisante qui permettrait à l’Europe d’être véritablement l’Europe ? L’évidente décadence des nations européennes, n’est-elle pas a priori nécessaire au cas où les États-Unis d’Europe seraient possibles quelque jour, et la pluralité européenne remplacée par sa réelle unité ?