3.
Un problème séculaire : la Russie et l’Europe
Est-ce à la France, à l’Italie ou à l’Allemagne, voire à la Suisse fédéraliste, de faire l’Europe et de s’y fondre, accomplissant ainsi une vocation nationale, universelle ? Non, disent les Russes, c’est à la Russie ! Pour la plupart des penseurs russes du xixe siècle — c’est elle qui a pour mission de régénérer l’Europe et de l’unir, car c’est ainsi seulement que la Russie pourra devenir européenne.
Que l’Europe soit unie ou non, la France, l’Allemagne, l’Italie et la Suisse en font indiscutablement partie. Mais le cas de la Russie est différent. Elle peut choisir d’être d’Europe ou non, selon que l’Europe sera conforme ou non à l’idée russe de l’humanité, du christianisme et de l’ordre social. Ce privilège exorbitant, existe-t-il en fait, est-il fondé en droit ? Ou bien ne serait-il qu’un phantasme, un besoin de surcompenser le retard de la Russie sur les « progrès » de l’Ouest, — ces progrès à la fois jalousés et honnis ?
Notre propos dans cet ouvrage étant de présenter des textes afin de les mieux laisser parler, nous rappellerons d’abord les opinions contradictoires de l’Ouest sur la Russie, puis celles des deux écoles antagonistes qui divisèrent les élites russes touchant l’Europe, pour en venir à citer longuement le témoin capital, Dostoïevski.
A. Opinions européennes sur la Russie, de Voltaire à Karl Marx
Nous avons vu Sully exclure la Russie de son grand dessein, Leibniz tenter de l’inclure — non sans réserve — dans l’ensemble spirituel de l’Europe, William Penn l’accepter dans sa Ligue des Nations, et leurs successeurs en utopie tabler sur la puissance russe pour refouler les Turcs, jusqu’au moment où le courant se renverse, vers la fin du xviiie siècle : la Russie devient soudain le vrai danger, contre lequel il serait bon de s’unir et de s’entendre avec les Turcs.
Voltaire et ses contemporains tenaient encore que l’Europe s’arrête au Don, au-delà duquel la « Moscovie » et la « Scythie » sont en Asie… La tsarine éclairée, Catherine le Grand — comme l’appelait le prince de Ligne — n’était pas une menace à leurs yeux mais une amie, presque une complice. Un peu plus tard cependant, en 1790, c’est à la même Impératrice que le premier gazetier littéraire de Paris, Melchior Grimm, peut écrire cette prophétie sensationnelle, que tant d’esprits plus grands que lui ne feront que répéter jusqu’à nos jours :
Deux empires se partageront […] tous les avantages de la civilisation, de la puissance, du génie, des lettres, des arts, des armes et de l’industrie : la Russie du côté de l’orient, et l’Amérique, devenue libre de nos jours, du côté de l’occident, et nous autres, peuples du noyau, nous serons trop dégradés, trop avilis, pour savoir autrement que par une vague et stupide tradition, ce que nous avons été.
Dès ce moment, l’Amérique et la Russie vont obséder l’imagination historique des « peuples du noyau ». L’Amérique et la Russie sont les « pays d’avenir » destinés à succéder à l’Europe lorsque ses divisions spirituelles et ses guerres auront achevé de l’épuiser.
En 1797, Jean de Müller annonce que « l’avenir appartiendra soit à la Russie, soit à l’Amérique » :
Napoléon, dans le Mémorial de Sainte-Hélène, prévoit que le monde sera sous peu « République américaine ou Monarchie universelle russe », et que l’Europe ne peut pas s’opposer à un chef russe digne du nom :
Qu’il se trouve, disait-il, un empereur de Russie vaillant, impétueux, capable, en un mot un tsar qui ait de la barbe au menton (ce qu’il exprimait, du reste, beaucoup plus énergiquement), et l’Europe est à lui. Il peut commencer ses opérations sur le sol allemand [p. 269] même, à cent lieues des deux capitales, Berlin et Vienne, dont les souverains sont les seuls obstacles…
… Au besoin, si le cas le requiert, il jette, en passant, par-dessus les Alpes, quelques tisons enflammés sur le sol italien, tout prêt pour l’explosion, et marche triomphant vers la France, dont il se proclame de nouveau le libérateur. Assurément, moi, dans une telle situation, j’arriverais à Calais à temps fixe et par journées d’étape, et je m’y trouverais le maître et l’arbitre de l’Europe…
L’abbé de Pradt, contemporain de Metternich, publie en 1823 un « Parallèle de la puissance anglaise et russe relativement à l’Europe », où il démontre que l’Amérique (« cette seconde Angleterre ») et la Russie sont destinées, l’une à renouveler le vieux monde, l’autre à tenter de le dominer. Précurseur de Churchill lançant le slogan du « rideau de fer », il écrit :
Au-delà de la Vistule tombe un rideau derrière lequel il est fort difficile de bien voir ce qui se passe dans l’intérieur de l’empire russe. À la manière de l’Orient, dont il a reçu l’origine et pris les mœurs, le gouvernement russe est concentré dans le cabinet du prince ; il parle seul, n’écrit guère et ne publie rien ; avec un pays ainsi constitué pour tout dérober à la connaissance du public, on est à peu près réduit à des conjectures ; c’est aussi d’après elles seulement que l’on peut parler de l’armée russe…
… Depuis Pierre le Grand jusqu’à ce jour, la politique de la Russie n’a pas cessé d’être conquérante ; on dirait que depuis un siècle entier son cabinet n’a été composé que d’un seul et même homme tant il n’a eu qu’une seule et même pensée, celle de l’agrandissement méthodique.
Sainte-Beuve, commentant et paraphrasant Thiers, note dans ses Cahiers en 1847 :
Il n’y a plus que deux peuples. La Russie, c’est barbare encore, mais c’est grand… La vieille Europe aura à compter avec cette jeunesse. L’autre jeunesse, c’est l’Amérique… L’avenir du monde est là, entre ces deux grands mondes. Ils se heurteront quelque jour et l’on verra alors des luttes dont le passé ne peut donner aucune idée, du moins pour la masse et le choc physique…
Toujours, la Russie des tsars représente le Despotisme et l’Autocratie, les États-Unis la Démocratie, même quand ils ne sont pas nommés. Ainsi :
Carlo Cattaneo, en 1848219 :
[p. 270] Les grandes prophéties s’accomplissent, l’Océan est agité et tempétueux, les courants vont vers deux fins : ou l’Autocrate d’Europe, ou les États-Unis d’Europe.
Vers le même temps, et dans le même sens, Tocqueville (que nous citerons tout à l’heure plus longuement) :
Lorsque je considère l’état où sont déjà arrivées plusieurs nations européennes et celui où toutes les autres tendent, je me sens porté à croire que bientôt parmi elles il ne se trouvera plus de place que pour la liberté démocratique ou la tyrannie des Césars.
Jacob Burckhardt, en 1869220 :
Pour moi et depuis longtemps, il est clair que le monde va au-devant de l’alternative suivante : ou la Démocratie totale, ou le Despotisme absolu.
Enfin, une voix américaine : Henry Adams, en 1900221 :
Mes certitudes se résument en ceci : l’Amérique a un bon siècle d’avance sur la Russie, et l’Europe de l’Ouest devra marcher derrière nous pendant une centaine d’années, avant que la Russie puisse étendre son aile au-dessus de l’Atlantique.
Mais la formulation la plus fameuse et d’ailleurs la plus précise de ce que je voudrais nommer le mythe européen des deux grands, nous la trouvons dans La Démocratie en Amérique publiée en 1856 par le comte Alexis Clérel de Tocqueville (1805-1859) :
Il y a aujourd’hui sur la terre deux grands peuples qui, partis de points différents, semblent s’avancer vers le même but : ce sont les Russes et les Anglo-Américains.
Tous deux ont grandi dans l’obscurité ; et tandis que les regards des hommes étaient occupés ailleurs, ils se sont placés tout à coup au premier rang des nations, et le monde a appris presque en même temps leur naissance et leur grandeur.
Tous les autres peuples paraissent avoir atteint à peu près les limites qu’a tracées la nature, et n’avoir plus qu’à conserver ; mais eux sont en croissance222 : tous les autres sont arrêtés ou n’avancent [p. 271] qu’avec mille efforts ; eux seuls marchent d’un pas aisé et rapide dans une carrière dont l’œil ne saurait encore apercevoir la borne.
L’Américain lutte contre les obstacles que lui oppose la nature ; le Russe est aux prises avec les hommes. L’un combat le désert et la barbarie, l’autre la civilisation revêtue de toutes ses armes ; aussi les conquêtes de l’Américain se font-elles avec le soc du laboureur, celles du Russe avec l’épée du soldat.
Pour atteindre son but, le premier s’en repose sur l’intérêt personnel, et laisse agir, sans les diriger, la force et la raison des individus.
Le second concentre en quelque sorte dans un homme toute la puissance de la société.
L’un a pour principal moyen d’action la liberté ; l’autre, la servitude.
Leur point de départ est différent, leurs voies sont diverses ; néanmoins, chacun d’eux semble appelé par un dessein secret de la Providence à tenir un jour dans ses mains les destinées de la moitié du monde.223
On notera que Tocqueville ne se fait pas faute de marquer sa préférence pour l’Amérique. Comme s’il s’agissait moins, en réalité, dans l’évolution qu’il annonce, d’une double fatalité que d’une alternative, ménageant à l’Europe un choix final, sans doute inévitable, mais qui n’en sera pas moins son choix.
Ainsi pensent la plupart des auteurs innombrables qui, de la fin du xviiie siècle à nos jours, ont supputé l’avenir de notre continent : le seul fait qu’ils s’expriment pour ou contre l’un des jeunes empires successeurs prouve qu’ils n’ont pas renoncé à tout espoir, bien que leur pessimisme tende à l’emporter. S’ils avaient assez de foi dans le destin de l’Europe, ils opposeraient aux deux empires un même refus, serein et motivé. S’ils pensaient, comme Ernst von Lasaulx l’écrit en 1856, que l’Europe sera fatalement broyée « entre les deux roues du moulin », ils ne se passionneraient pas pour ou contre l’une ou l’autre des roues. En vérité, leurs prises de position révèlent une anxiété de l’imagination plutôt qu’une angoisse immédiate, sans horizon.
Nous avons vu plus haut Turgot, Gibbon et Condorcet, puis Goethe, puis Schlegel et Hegel saluer l’Amérique comme le puissant refuge des trésors et des libertés de l’Europe. En revanche, de Joseph de Maistre à Georges Sorel, en passant par Proudhon [p. 272] et Renan, la critique virulente et hautaine du « pays du dollar » et de son « matérialisme » ne cessera de s’amplifier jusqu’à nos jours, où elle deviendra le lieu commun des nationalistes d’extrême gauche et d’extrême droite.
Beaucoup plus rares sont les auteurs qui, comme Jean-Paul, Franz von Baader et Schelling, ont voulu mettre leur espoir en la Russie. La peur du panslavisme et du « despotisme russe » — bien avant l’ère soviétique ! — n’a pas cessé de hanter à la fois les conservateurs, les libéraux et les socialistes. Seuls, certains catholiques d’extrême droite comme le Savoyard Joseph de Maistre, le Bavarois Ernst von Lasaulx et l’Espagnol Donoso Cortès, par un paradoxe apparent, trahissent sinon quelque tendance à minimiser le péril russe, du moins une secrète complaisance à rêver l’éventualité d’un juste châtiment fondant de Moscou sur nos démocraties…
Plus sobre et plus serein, à sa coutume, Leopold von Ranke écrit en 1824, dans son premier ouvrage :
Il faut se garder de mettre en contraste l’Europe et l’Amérique : ce que l’on trouve là-bas n’est qu’un développement de nos races et de notre genre de vie : en fait, New York et Lima nous importent davantage que Kiev et Smolensk.
Certes, les Russes, selon Ranke, ont bien mérité de l’Europe en la protégeant contre les Mongols. Mais leur manière de s’occidentaliser reste à ses yeux
liée à la tendance à s’approprier la culture de l’Occident dans ses aspects matériels (in materieller Beziehung).224
À gauche, tout 1848 se dresse contre l’oppression russe sur la Pologne et la Hongrie. Bruno Bauer, Gioberti et Mazzini, puis Michelet dénoncent le panslavisme. Heine voit la Russie comme une méduse à la tête effrayante, et dont les bras vont s’étendre du Bosphore vers l’Asie, l’Afrique et l’Europe : alors l’Européen cherchera son salut dans la fuite aux États-Unis.
À droite : le marquis de Custine, dans son fameux récit d’un séjour en Russie, « La Russie en 1839 », prédit le réveil effrayant [p. 273] du géant russe, et alors « la violence mettra fin au règne de la parole » :
Une ambition désordonnée, immense, une de ces ambitions qui ne peuvent germer que dans l’âme des opprimés, et se nourrir que du malheur d’une nation entière, fermente au cœur du peuple russe. Cette nation, essentiellement conquérante, avide à force de privations, expie d’avance chez elle, par une soumission avilissante, l’espoir d’exercer la tyrannie chez les autres ; la gloire, la richesse qu’elle attend la distraient de la honte qu’elle subit, et, pour se laver du sacrifice impie de toute liberté publique et personnelle, l’esclave, à genoux, rêve la domination du monde.
… La Russie voit dans l’Europe une proie qui lui sera livrée tôt ou tard par nos dissensions ; elle fomente chez nous l’anarchie dans l’espoir de profiter d’une corruption favorisée par elle, parce qu’elle est favorable à ses vues : c’est l’histoire de la Pologne recommencée en grand. Depuis de longues années Paris lit des journaux révolutionnaires, révolutionnaires dans tous les sens, payés par la Russie. « L’Europe, dit-on à Pétersbourg, prend le chemin qu’a suivi la Pologne ; elle s’énerve par un libéralisme vain, tandis que nous restons puissants, précisément parce que nous ne sommes pas libres : patientons sous le joug, nous ferons payer aux autres notre honte. »
Le plan que je vous révèle ici peut paraître chimérique à des yeux distraits ; il sera reconnu pour vrai par tout homme initié à la marche des affaires de l’Europe et aux secrets des cabinets pendant les vingt dernières années.
Lasaulx lui-même se demande si, un jour, « la droite du communisme ne s’appellera pas la Russie ». Et Constantin Frantz :
De même que l’influence macédonienne a contribué à désintégrer l’hellénisme, de même et plus encore l’influence russe agit comme dissolvante et corruptrice sur le système occidental.
Dans le même sens, mais avec plus de précision et une lucidité qui se révèle aujourd’hui prophétique, Jacob Burckhardt constate :
Le tragique, dans le destin de l’Europe jusqu’ici, réside en ce que les peuples de l’Ouest, considérés dans leurs perpétuelles mutations et révolutions, se trouvent en même temps déterminés par une puissance extérieure presque purement mécanique, qui participe très peu à leurs joies et douleurs, à leur esprit et à leurs hautes aspirations, et qui constitue cependant le poids principal dans la balance, freinant ou révolutionnant à sa convenance.225
[p. 274] Mais les jugements les plus acerbes sur la politique russe, son impérialisme et son machiavélisme antieuropéen, c’est chez les fondateurs du communisme, Engels et Marx, qu’on les trouvera.
Karl Friedrich Marx (1818-1883) partagea toute sa vie, avec son premier maître, Hegel, la conviction absolue que l’Europe de l’Ouest était la partie du monde la plus « douée » (begabt), la plus avancée, la plus civilisée, et la plus mûre pour engendrer l’avenir du genre humain. (On l’eût embarrassé en lui demandant la raison de cette supériorité paradoxale, lui qui estimait que la culture n’est qu’un produit secondaire des processus matériels et quantitatifs.) De même que son ami Engels, il salua les mouvements de libération nationale des Polonais, des Hongrois et des Allemands (tous écrasés par les interventions de la Russie) comme autant d’étapes « dialectiques » vers l’union finale des Européens, dans une société sans classe et sans nation. Il était d’ailleurs convaincu que cette union ne serait jamais accomplie par les bourgeois libéraux ni par les idéalistes à la Mazzini, qu’il raille sans pitié, mais par le seul prolétariat, qui devait triompher d’abord en France :
La chute de la bourgeoisie en France, le triomphe de la classe ouvrière française, l’émancipation de la classe ouvrière en général, voilà le mot et la solution de la libération européenne.226
Certes, l’Angleterre bourgeoise ne manquerait pas de s’opposer à ce mouvement, mais une « guerre mondiale » l’obligerait à prendre « la tête du mouvement révolutionnaire ».
Au reste, Marx considérait que les États-Unis devaient former part intégrante de l’Occident et intervenir en Europe. Il écrivait en 1853 :
Le grand événement du jour, c’est l’apparition de la politique américaine à l’horizon européen. Salué par les uns, rejeté par les autres, le fait doit être admis par tous. À Beirouth, les Américains viennent d’arracher un fugitif hongrois de plus aux serres de l’aigle autrichien. Il est réconfortant de constater que l’intervention américaine en Europe se produit d’abord à propos de la question d’Orient… Dans l’explication violente et permanente qui oppose l’Est à l’Ouest, l’Amérique est le plus jeune et le plus puissant représentant de l’Ouest.227
[p. 275] Mais le grand adversaire de cette « libération de l’Europe » restait — et resterait toujours, selon Marx — la Russie, puissance intermédiaire entre l’Europe progressiste et la « barbarie mongole », et dont la politique d’hégémonie mondiale ne cesserait de duper les nations européennes :
Comptant sur la lâcheté et la peur des puissances de l’Ouest, la Russie joue les spadassins et accroît ses exigences à la limite du possible, afin d’être en mesure plus tard de se donner l’air magnanime en se contentant des avantages les plus immédiats.
La politique russe… peut berner les cours européennes liées à la tradition, mais elle reste impuissante dans le cas des peuples qui ont leur révolution derrière eux.
La Russie est une nation conquérante et l’a été pendant un siècle, jusqu’à ce que le grand mouvement de 1789 lui ait opposé un puissant adversaire. Nous entendons la révolution européenne, la force explosive de ses idées démocratiques et de sa soif innée de liberté. Depuis ce temps, il n’y a plus eu en Europe que deux forces réelles : la Russie et l’absolutisme, la Révolution et la démocratie.228
Dans un discours prononcé en 1867, Marx précise que l’objectif permanent de la politique russe, son « étoile polaire », est la domination du monde :
Il ne manque pas de naïfs qui s’imaginent que tout cela (l’impérialisme russe) s’est modifié, que la Pologne a cessé d’être une « nation nécessaire » comme l’appelait un écrivain, et n’est déjà plus qu’un souvenir historique… Mais je vous le demande : qu’est-ce qui s’est modifié ? Le danger s’est-il atténué ? Non, seul l’aveuglement des couches dirigeantes de l’Europe s’est accru et a atteint son zénith. La politique russe est invariable, comme le reconnaît l’historien officiel, le Moscovite Karamzin. Ses méthodes, sa tactique, ses manœuvres peuvent varier, mais l’étoile polaire de sa politique — la domination mondiale — est une étoile fixe.
Cependant, Marx prévoyait la chute finale du despotisme congénital de la Russie, sous les coups du « progrès des masses » et de la « force des idées », — recréant la « puissance et l’unité » de l’Europe. Dans l’un des quelque 500 articles que Marx donna au New York Herald Tribune de 1851 à 1861, nous trouvons les lignes suivantes, parues le 31 décembre 1853 :
Les peuples de l’Ouest remonteront au pouvoir et retrouveront l’unité de but, tandis que le Colosse russe sera ruiné par le progrès des masses et la force explosive des idées.229
[p. 276] Marx, de toute évidence, ne pouvait penser qu’à la Russie des tsars, mais sa prophétie, si elle s’applique mal aux événements de 1917, est loin d’avoir perdu son sens pour autant.
B. Opinions russes sur l’Europe, de Tchaadaïev à Tolstoï
Russie de l’époque de Kiev, occidentale. Russie de la Horde d’Or, asiatique. Russie moscovite, ayant secoué le règne des Tartares, et se considérant, selon les termes de la lettre du moine Philotée à Ivan III, comme « la Troisième Rome » politique et spirituelle : une Rome aussi théocratique que Byzance, si l’on en croit la prétention d’Ivan le Terrible à détenir non seulement le pouvoir politique, mais le pouvoir de sauver les âmes. Enfin Russie de Pierre le Grand, ouverte de force à l’Europe par son maître. Les encyclopédistes français y dominent par correspondance pendant le règne de la Grande Catherine. Dès le début du xixe, c’est le tour des philosophes allemands : Baader, Görres, Hegel, et Schelling surtout. Sur cet arrière-plan très complexe va se développer le grand débat des slavophiles et des occidentalistes.
Les premiers n’ont vu dans l’œuvre de Pierre qu’une transgression des bases de la Russie, une contrainte qui pesa sur son développement et en interrompit le cours. Les autres n’ont pas reconnu le caractère particulier de la Russie, l’ont considérée comme un pays arriéré, en face de ce type occidental qui représentait pour eux le type unique de culture et de civilisation.230
La Russie d’Alexandre, puis de Nicolas Ier, au sortir des guerres napoléoniennes, est encore en plein servage, mais son élite intellectuelle, son intelligentzia, comme on va la nommer, se nourrit de Saint-Simon, de Fourier, et de la philosophie des romantiques allemands. Le grand problème qu’elle se pose est celui des relations de la Russie et de l’Europe. La première réponse importante sera donnée par un occidentaliste convaincu.
Pierre Tchaadaïev (1790-1856), ancien officier de la Garde, disciple de Maistre, de Bonald et de Schelling, publie en 1836, dans une revue de Moscou, sa première Lettre philosophique (traduite du français en russe). Toutes les ambiguïtés que nous retrouverons chez ses amis, ennemis et successeurs russes sont en germe dans ces Lettres : « Il nie l’histoire de son pays, écrit [p. 277] Berdiaev, et sa négation est précisément le type de la négation russe. » Il veut que la Russie s’européanise, et il affirme que le peuple russe est seul capable de résoudre les problèmes spirituels et sociaux de l’Occident. Le tsar l’ayant fait déclarer fou, il publie L’Apologie d’un fou, où il réitère sa condamnation du passé russe mais sa foi dans la destinée messianique du peuple russe. Voici la définition lumineuse de l’Europe qu’il oppose aux ténèbres fécondes de la Russie231 :
Les peuples de l’Europe ont une physionomie commune, un air de famille. Malgré la division générale de ces peuples en branche latine et teutonique, en Méridionaux et Septentrionaux, il y a un lien commun qui les unit tous dans un même faisceau, bien visible pour quiconque a approfondi leur histoire générale. Vous savez qu’il n’y a pas bien longtemps encore toute l’Europe s’appelait la chrétienté, et ce mot avait sa place dans le droit public. Outre ce caractère général, chacun de ces peuples a un caractère particulier, mais tout cela n’est que de l’Histoire et de la tradition. Cela fait le patrimoine héréditaire d’idées de ces peuples. Chaque individu y jouit de son usufruit, amasse dans la vie, sans fatigue, sans travail, ces notions éparses dans la société et en fait son profit. Faites vous-même le parallèle et voyez ce que nous pouvons recueillir ainsi dans le simple commerce d’idées élémentaires, pour nous en servir tant bien que mal à nous diriger dans la vie ? Et remarquez qu’il ne s’agit ici ni d’étude ni de lecture, de rien de littéraire ou de scientifique, mais simplement du contact des intelligences ; de ces idées qui s’emparent de l’enfant au berceau, qui l’environnent au milieu de ses jeux, que sa mère lui souffle dans ses caresses ; qui, sous la forme de sentiments divers, pénètrent dans la moelle de ses os avec l’air qu’il respire, et qui ont déjà fait son être moral avant qu’il soit livré au monde et à la société. Voulez-vous savoir qu’elles sont ces idées ? Ce sont les idées de devoir, de justice, de droit, d’ordre. Elles dérivent des événements mêmes qui y ont constitué la société ; elles sont des éléments intégrants du monde social de ces pays.
C’est l’atmosphère de l’Occident ; c’est plus que de l’histoire, c’est plus que de la psychologie, c’est la physiologie de l’homme de l’Europe. Qu’avez-vous à mettre à la place de cela chez nous ?
Toutes les nations de l’Europe se tenaient par la main en avançant dans les siècles. Quelque chose qu’elles fassent aujourd’hui pour diverger chacune dans leur sens, elles se retrouvent toujours sur la même route. Pour concevoir le développement de famille de ces peuples, il n’est pas besoin d’étudier l’histoire. Lisez seulement le Tasse, et voyez-les tous prosternés au pied des murs de Jérusalem. Rappelez-vous que, pendant quinze siècles, ils n’ont eu qu’un seul [p. 278] idiome pour parler à Dieu, qu’une seule autorité morale, qu’une seule conviction. Songez que, pendant quinze siècles, chaque année, le même jour, à la même heure, dans les mêmes paroles, tous à la fois ils élevaient leurs voix vers l’Être suprême, pour célébrer sa gloire dans le plus grand de ses bienfaits.
Et cependant, Tchaadaïev ne croit pas que la Russie soit d’Europe — bien qu’elle soit destinée à sauver l’Europe en adoptant ses formes de pensée, son sens de la durée, de la continuité, de l’unité…
Dans ses Lettres philosophiques, il reprend l’idée que la Russie n’a rien donné au monde :
Solitaires dans le monde, nous n’avons rien donné au monde, nous n’avons rien appris au monde ; nous n’avons pas versé une seule idée dans la masse des idées humaines ; nous n’avons en rien contribué au progrès de l’esprit humain, et tout ce qui nous est revenu de ce progrès, nous l’avons défiguré. Nous ne nous sommes donné la peine de rien imaginer nous-mêmes, et, de tout ce que les autres ont imaginé, nous n’avons emprunté que des apparences trompeuses et le luxe inutile.232
Mais dans une lettre de 1835, il pousse cette autocritique jusqu’au point « dialectique » où elle se renverse : du désert russe sortira le messie de la culture européenne :
Il ne s’agit donc nullement pour nous de courir après les autres ; il s’agit de nous apprécier franchement, de nous concevoir tels que nous sommes, de sortir du mensonge, et de nous placer dans la vérité. Après cela, nous avancerons, et nous avancerons plus rapidement que les autres, parce que nous sommes venus après eux, parce que nous avons toute leur expérience et tout le travail des siècles qui nous ont précédés. Les gens de l’Europe se méprennent étrangement sur notre compte. Voilà M. Jouffroy, par exemple, qui nous apprend que nous sommes destinés à civiliser l’Asie. C’est fort bien ; mais demandez-lui donc, je vous prie, quels sont les peuples de l’Asie que nous avons civilisés ? Apparemment les mastodontes et les autres populations fossiles de la Sibérie, seules races d’êtres, à ma connaissance, que nous ayons tirés de l’obscurité, et cela encore grâce aux Pallas et Fischer. Ils s’obstinent à nous livrer l’Orient ; par une sorte d’instinct de nationalité européenne, ils nous refoulent en Orient pour ne plus nous rencontrer en Occident. Ne soyons pas dupes de leur artifice involontaire ; cherchons nous-mêmes à découvrir notre avenir, et ne demandons pas aux autres ce que nous avons à faire. L’Orient est aux maîtres de la mer, cela est évident, [p. 279] nous en sommes beaucoup plus éloignés que les Anglais, et nous ne sommes plus au temps où toutes les révolutions de l’Orient partaient de l’Asie centrale. La nouvelle Charte de la Compagnie des Indes, voilà désormais le véritable élément civilisateur de l’Asie. C’est l’Europe au contraire, que nous sommes destinés à instruire sur une infinité de choses qu’elle ne saurait concevoir sans cela. Ne riez pas, vous savez que c’est mon intime conviction. Un jour viendra où nous nous placerons au milieu de l’Europe politique, plus puissants alors par notre intelligence que nous sommes aujourd’hui par notre force matérielle. Tel sera le résultat logique de notre longue solitude : toujours les grandes choses sont venues du désert. La puissante voix qui vient de retentir dans le monde servira singulièrement à hâter l’accomplissement de nos destinées. Frappée de stupeur et d’épouvante, l’Europe nous a repoussés avec colère ; la page fatale de notre histoire, écrite de la main de Pierre le Grand, est déchirée : grâce à Dieu, nous ne sommes plus de l’Europe ; dès ce jour donc notre mission universelle a commencé.
Tchaadaïev est ici tout près des adversaires les plus acharnés de son Apologie d’un fou.
Un an plus tard, en 1837, paraît le premier numéro de la revue des slavophiles, partisans d’un nationalisme spirituel et culturel, de l’orthodoxie pure et des coutumes ancestrales de la Russie paysanne, telles que le mir, adversaires donc de « l’Europe », et cette revue s’intitule Europa ! Par la plume d’Ivan Kireievsky, son principal rédacteur, elle oppose à l’Europe la notion d’enthousiasme, qui serait restée le privilège des Russes et que nos pays de l’Ouest auraient perdue ; mais cette notion se trouve empruntée à Schelling… À l’égard de l’Europe décomposée et désunie, irréligieuse, révolutionnaire, matérialiste et bourgeoisement satisfaite, la mission de la Russie authentique est d’inverser l’œuvre de Pierre le Grand : le salut de l’Europe sera russe. Pour Kireievsky et ses amis, la notion d’hégémonie organisatrice est capitale :
Mais pour que l’unité de l’Europe se constitue organiquement et harmonieusement, il est nécessaire qu’existe un centre défini, un peuple qui domine les autres de sa supériorité politique et culturelle.
Toutes les grandes nations de l’Europe ont exercé successivement cette hégémonie. Mais elles sont épuisées. L’Amérique n’est que leur projection. Seule la Russie reste capable — bien que non européenne ou à cause de cela même — de restaurer [p. 280] l’Europe en la rendant conforme au génie russe ; pourtant, cela ne pourra se faire qu’avec l’aide de l’Europe…
… notre nationalité a été jusqu’ici une nationalité barbare, grossière, immobile à la chinoise. La civiliser, l’élever, lui donner la vie et le pouvoir d’évoluer, ne serait possible que par la médiation d’une influence étrangère ; et comme jusqu’ici toute notre civilisation s’inspire de l’étranger ce n’est que de l’étranger que nous pourrons la recevoir jusqu’au moment où nous égalerons le reste de l’Europe. Alors, quand la civilisation commune de l’Europe coïncidera avec le nôtre propre, naîtra une civilisation vraiment russe, expression de la vie spirituelle d’une nation instruite, d’une civilisation stable, profonde, vivante et pleine de conséquences heureuses, pour la Russie et pour l’humanité.
Telles sont les données du débat qui animera l’intelligentzia jusqu’à la fin du siècle. Il faut avouer qu’aux yeux d’un Européen d’aujourd’hui, les thèses communes aux deux écoles (décadence européenne, messianisme russe à la fois religieux et social), paraissent plus décisives que les points de désaccord (appréciation de la valeur du passé russe, insistance sur la religion et ses conséquences sociales, ou au contraire sur un socialisme fortement marqué par le dogmatisme byzantin).
Nicolas Berdiaev, dans une page étonnante de ses Sources et sens du communisme russe (cité plus haut) donne une description de l’Intelligentzia russe que toute l’histoire récente de la vie soviétique illustre et confirme.
Les Russes ont témoigné d’une disposition spéciale à adopter les idées occidentales et à les brasser ensuite selon leur mode particulier. Or, ce mode particulier consiste presque toujours à y introduire le dogmatisme. Ce qui, en Occident, était théorie scientifique, sujette à la critique, hypothèse, ou, en tout cas, vérité relative et partielle, sans prétention à l’universalité, — s’est mué, pour l’intelligentzia russe, en une affirmation qui confinait à la révélation religieuse. Les Russes se donnent tout entiers, la réserve ou le criticisme sceptique leur est une attitude presque étrangère. Sans doute, y a-t-il là une lacune, un défaut qui doit les faire tomber dans la confusion ou dans l’erreur, mais c’est aussi une sorte de vertu qui témoigne d’un élan religieux total de l’âme. L’intelligentziste russe applique à la science ces méthodes idolâtriques. Lorsqu’il s’est fait darwinien, le darwinisme a été pour lui, non pas une théorie biologique sujette à la discussion, mais un dogme, et désormais tous ceux qui n’acceptaient pas ce dogme, et, par exemple, les partisans de Lamarck, étaient en butte à son mépris. Le philosophe le plus important du xixe siècle, Vladimir Soloviev, a pu dire que les « intelligentzistes » russes [p. 281] pratiquaient une foi basée sur ce syllogisme étrange : « L’homme descend du singe, donc nous devons nous aimer les uns les autres. »
On comprend que Léon Tolstoï (1828-1910), dans le préambule de son pamphlet intitulé « Les Décembristes », ait pu railler l’époque où l’on vit :
… des revues, brandissant les bannières les plus diverses, développant des principes européens dans un sens européen, mais avec une philosophie russe, et des revues de sens exclusivement russe, développant des principes russes, mais avec une philosophie européenne […]. Tout le monde cherchait à déterrer de nouvelles questions et à les résoudre, tout le monde écrivait, lisait, pérorait, élaborait des projets, voulait tout réformer, détruire, changer, — et tous les Russes, comme un seul homme, étaient dans un état d’exaltation indescriptible…
Qui peut dire si Tolstoï se sent plus près des slavophiles que des occidentalistes quand il écrit233 :
Il n’y a pas de raison de croire que les Russes soient nécessairement soumis à la même loi de progression de la civilisation qui régit les peuples européens, ni que cette progression soit un bien…
Le peuple russe doit non se prolétariser, à l’imitation de l’Europe et de l’Amérique, mais au contraire, il doit résoudre chez lui le problème agraire en supprimant la propriété foncière. Ainsi il indiquera aux autres peuples la voie vers une vie raisonnable, libre et heureuse, étrangère à l’industrie, aux fabriques, à la violence et à l’esclavage capitaliste. Telle est sa haute mission historique.
Et certes, pour un théologien slavophile comme Vladimir Soloviev, la mission de la Russie tient tout entière dans la spiritualité de l’orthodoxie, tandis que pour le révolutionnaire occidentaliste Alexandre Herzen (1812-1870), « le peuple russe est en premier lieu le peuple social, celui qui veut réaliser l’ordre social et économique ici-bas ». Dans les deux cas, il y a mission et messianisme, mission (divine ou historique) de la Russie, face à l’Europe qui a perdu la vraie religion ou qui manque du vrai sens social.
En fin de compte, le débat Russie-Europe ne se ramène-t-il pas au débat fondamental entre l’Orient et l’Occident sur le rôle et la nature de la « civilisation » elle-même ? C’est bien ce [p. 282] que nous suggère un des plus grands poètes lyriques de la Russie, Fiodor Ivan Tiouttchev (1803-1873) lorsqu’il écrit :
Un bien grand inconvénient de notre position, c’est cette obligation où nous sommes d’appeler du nom d’Europe un fait qui ne devrait jamais s’appeler que par son propre nom : Civilisation.
C. Dostoïevski et la mission de la Russie
Toutes ces contradictions, apparentes ou réelles, nous allons les retrouver, pressées en rangs serrés, fiévreuses et exaltées comme les hachures de Van Gogh et tourmentées comme ses nuages, dans les œuvres de Dostoïevski. À la question de savoir si la Russie appartient ou non à l’Europe, personne n’a répondu d’une manière à la fois plus abondante, plus sincère, et plus désespérément ambiguë. Il ne manque pas d’Européens de nos jours pour protester contre une prétendue « exclusion de la Russie » dont les conseils européens, non pas Staline, seraient responsables. Dostoïevski ne ferait-il pas partie du trésor culturel de l’Europe ? Voyons ce que lui-même en a dit.
Fiodor Michaïlovitch Dostoïevski (1821-1881) se mit à publier en 1876 son Journal d’un écrivain, gazette mensuelle dont il était le seul rédacteur. Des pages qu’il y consacre aux rapports entre la Russie et l’Europe, on a pu composer tout un livre234. En voici quelques brefs extraits.
L’idée constante de Dostoïevski est celle de la mission de l’orthodoxie, en laquelle seule
…la face divine du Christ s’est conservée dans toute sa pureté. Peut-être est-ce là toute la mission prédestinée du peuple russe dans l’humanité, qu’il ait à conserver en lui cette image divine afin, lorsque le temps sera venu, de la révéler à un monde qui a perdu sa voie…
Ce « monde » est en réalité l’Europe :
En Europe, est-ce que toutes les forces qui tendaient à l’union, et sur lesquelles nous comptions tant nous-mêmes, ne se sont pas évanouies comme un triste mirage ? Est-ce que la décomposition et l’individualisation ne s’y font pas sentir plus encore que chez nous ? Voilà une question qui ne peut échapper à l’homme russe. Où donc est le vrai Russe qui ne pense pas avant tout à l’Europe ?…
Jamais encore l’Europe n’a été aussi travaillée, et par autant [p. 283] d’éléments hostiles qu’à notre époque. On dirait que tout est sapé, miné par en dessous et que l’on n’attend plus que la première étincelle…
Qu’est-ce que cela nous fait, à nous, puisque cela se passe en Europe et non en Russie ? Mais c’est que l’Europe frappera à notre porte et nous criera de venir la sauver quand viendra l’heure dernière et que l’ordre des choses actuel sera sur le point de finir. Elle nous demandera notre aide, non sans quelque droit, elle l’exigera, nous ordonnant de la lui accorder ; elle nous dira que nous faisons partie d’elle-même, que par conséquent le même ordre de choses se retrouve chez nous comme chez elle, que ce n’est pas en vain que pendant deux-cents ans nous l’avons imitée et nous sommes vantés d’être des Européens, donc en la sauvant nous nous sauverons nous-mêmes…
Mais quand l’Europe viendra réellement frapper chez nous pour que nous nous levions et allions chez elle sauver l’Ordre, peut-être alors, pour la première fois, comprendrons-nous subitement à quel point nous avons toujours été dissemblables de l’Europe, en dépit de notre désir deux fois séculaire d’appartenir à l’Europe, désir et rêve qui nous ont poussés à des actes si forcenés. Il se peut aussi que nous ne le comprenions point, car il sera bien tard. Et s’il en est ainsi, nous ne comprendrons certainement pas ce que l’Europe attend de nous, ce qu’elle nous demande, et en quoi nous pourrions alors lui être utiles. N’irions-nous pas, au contraire, mettre à la raison l’ennemi de l’Europe et de son ordre par le même « fer et feu » que le prince de Bismarck ? C’est alors, certes, si nous accomplissons cet exploit, que nous pourrons hardiment nous féliciter d’être tout à fait des Européens !235
Dostoïevski pense d’ailleurs que la Russie, tout en n’étant pas d’Europe sera bientôt la plus forte nation d’Europe :
Dans le numéro de mars de mon Journal, je me suis laissé aller à quelques rêveries sur l’avenir de l’Europe. Mais ce n’est plus une rêverie, c’est presque une certitude qui me fait dire que bientôt la Russie sera peut-être la plus forte nation de l’Europe. Cela résultera du fait que toutes les grandes puissances en Europe seront détruites pour un motif bien simple : toutes seront affaiblies et sapées par les efforts mal satisfaits de leur démocratie, par la proportion trop considérable des éléments appartenant aux basses classes, prolétaires et indigents.
Voilà qui ne saurait arriver en Russie : notre Démos est satisfait, et plus ça ira, plus il sera satisfait, car tout converge à cela, par une commune disposition, ou mieux, d’un commun accord. Il ne restera donc qu’un seul colosse sur le continent européen : la Russie. Peut-être [p. 284] cela se produira-t-il encore plus tôt qu’on ne pense. L’avenir de l’Europe appartient à la Russie…236
Ses affirmations réitérées (dans son journal et dans ses romans) sur l’amour des Russes pour l’Europe, leur « seconde patrie », n’ont en somme d’autre effet que de mieux souligner la dualité existante et que certains Européens s’obstinent à nier. Cette dualité, selon Dostoïevski, ne s’effacera qu’au jour où l’humanité tout entière sera réunie dans la vraie religion — ou absorbée par la Russie, ce qui revient sans doute au même dans son esprit.
[…] Nous autres Russes nous avons deux patries : notre Russie et l’Europe, quand bien même nous nous appellerions slavophiles, et daignent ceux-ci ne pas s’en offusquer ! Il est inutile de protester contre un fait semblable. La plus haute parmi les hautes missions que nous autres Russes nous sentons devoir un jour assumer, c’est la mission de grouper l’humanité en un seul faisceau, car nous, ce n’est pas seulement la Russie, le panslavisme, c’est l’humanité tout entière que nous servons…
Beaucoup de ce que nous avons emprunté à l’Europe et transplanté chez nous n’a pas été servilement imité par nous, mais se trouve désormais en nous, amalgamé à notre chair et à notre sang…
La Convention française de 1793, tout en décernant un brevet de citoyen au poète allemand Schiller, l’ami de l’humanité, et bien qu’elle ait fait par là un beau geste, voire un geste superbe et prophétique, ne soupçonnait certainement pas qu’à l’autre extrémité de l’Europe, dans la Moscovie inculte, ce même Schiller était bien plus national et beaucoup plus cher aux Russes barbares non seulement qu’à la France de ce temps-là, mais à celle de tout le xixe siècle, où Schiller, citoyen français et ami de l’humanité, n’a jamais été connu que des professeurs de littérature, et encore pas de tous, et très partiellement.
Or, Schiller s’est incorporé à l’âme russe, il a laissé sur elle son empreinte, il a presque marqué une période dans l’histoire de notre civilisation. Cette façon à nous de considérer la littérature universelle est un phénomène à peu près sans exemple chez les autres peuples, aussi loin qu’on remonte dans l’histoire […], ce qui prouve que tout poète européen, tout individu qui là-bas se lève pour énoncer une pensée originale, manifester une force active, ne peut manquer de devenir aussitôt un poète russe, ne peut échapper à la pensée russe, ne peut manquer d’être presque une force russe […]237
[p. 285] Non, la Russie ne sera jamais d’Europe … à moins que l’Europe ne devienne russe. Et le ton monte :
La Russie est quelque chose de tout à fait à part, ne ressemblant en rien à l’Europe, et doué de sa vie propre. L’Europe a peut-être grand tort de se moquer des Russes en les qualifiant de révolutionnaires : car nous sommes des révolutionnaires non seulement pour détruire là où nous n’avons rien construit, comme des Huns et des Tartares, mais en vue de quelque autre chose, que nous ignorons encore il est vrai (ceux qui connaissent le secret le gardent pour eux). En un mot, nous sommes révolutionnaires, par nécessité personnelle si l’on peut dire, voire par conservatisme […]238
Ils ne savent pas que nous sommes invincibles, que si nous pouvons fort bien perdre des batailles, nous n’en resterons pas moins invincibles, justement grâce à l’unité de notre esprit national et de notre conscience nationale. Nous ne sommes pas la France qui est tout entière dans Paris, nous ne sommes pas l’Europe qui tout entière dépend des Bourses de sa bourgeoisie et de la tranquillité de ses prolétaires, tranquillité que les gouvernements de là-bas s’efforcent d’acheter et qu’ils obtiennent tout au plus pour un laps de temps…
Tirons l’épée, s’il le faut, au nom des malheureux persécutés, quand bien même ce serait aux dépens de nos intérêts actuels. Nous n’en croirons que plus fortement à la véritable mission de la Russie, à sa puissance et à sa vérité : se sacrifier pour ceux qui, en Europe, sont opprimés et abandonnés au nom des prétendus intérêts de la civilisation.
Il faut que les organes politiques reconnaissent la vérité, cette vérité même du Christ telle qu’elle est reconnue par le simple croyant. Il faut bien que la vérité soit conservée quelque fart, que tout au moins une nation serve de flambeau. Qu’adviendrait-il sans cela ?239
Au nom de la véritable religion et pour leur bien, les Européens opprimés par une fausse « civilisation » sont invités à se laisser éclairer et libérer par la sainte Russie, sous peine « de sombrer dans le cynisme » et d’y trouver leur fin, « vers laquelle il semble bien qu’ils s’acheminent »…
Dans ses romans, Dostoïevski reprend ces mêmes « idées » — ou plutôt prophéties — mais les expose d’une manière moins haletante, et sur un ton plus ample et nostalgique : ce qui semblait contradiction dans ses articles devient jeu de symboles poétiques. Un même « rêve de l’Europe » le hante, qu’il fait rêver successivement au Stavroguine des Possédés, au Versilov [p. 286] de L’Adolescent, et à l’homme ridicule du Journal d’un écrivain. Nous en donnons ici la version tirée de L’Adolescent240, la plus complète et la plus belle. Le soleil couchant du tableau de Claude Lorrain, après avoir illuminé L’Âge d’Or de l’humanité européenne devient soudain, mêlé aux flammes des Tuileries, l’éclairage du Grand Soir et de la fin de l’Europe.
Je n’oublierai jamais mes premiers instants d’Europe… Je te raconterai une de mes premières impressions d’alors, un songe que j’ai eu, un véritable songe.
Il y a à Dresde, au Musée, un tableau de Claude Lorrain que le catalogue intitule L’âge d’or, j’ignore d’ailleurs pourquoi… Je l’avais remarqué en passant. Je vis donc en songe ce tableau, seulement pas en peinture, mais comme une réalité. Je ne sais d’ailleurs pas exactement ce que je vis ainsi ; comme dans le tableau, un coin de l’Archipel, il y a plus de trois-mille ans ; des vagues bleues et caressantes, des îles et des rochers, une côte fleurie, dans le lointain un panorama féerique, un coucher de soleil séducteur… impossible de rendre cela en paroles. C’est l’humanité européenne qui se rappelle son berceau : cette idée emplit mon âme d’un amour filial. C’était là le paradis terrestre de l’humanité : les dieux descendus du ciel et s’apparentant aux hommes… Oh ! qu’ils étaient beaux, ces hommes-là ! Ils se levaient et s’endormaient heureux et innocents ; les prés et les bocages s’emplissaient de leurs chants et de leurs cris joyeux ; un immense surplus d’énergies vierges se répandait en amour et en joies naïves. Le soleil les inondait de chaleur et de lumière, en admirant ces merveilleux enfants… Songe merveilleux, sublime aberration de l’humanité ! L’âge d’or est le rêve le plus invraisemblable de tous ceux qui ont jamais été, mais pour lui des hommes ont donné toute leur vie et toutes leurs forces, pour lui sont morts et ont été tués les prophètes, sans lui les peuples ne veulent pas vivre et ne peuvent pas même mourir ! Et toute cette sensation, je l’ai vécue dans ce rêve ; les rochers et la mer, les rayons obliques du soleil couchant, tout cela il me semblait le voir encore, lorsque je m’éveillai et ouvris les yeux, littéralement baigné de larmes. J’étais heureux, je m’en souviens. Une sensation de bonheur encore inéprouvé traversa mon cœur, jusqu’à la douleur ; c’était un amour de toute l’humanité. C’était maintenant tout à fait le soir ; à travers la verdure des fleurs placées sur la fenêtre, un faisceau de rayons obliques frappait la vitre de ma petite chambrette et m’inondait de lumière. Eh bien, mon ami, eh bien ! ce soleil couchant du premier jour de l’humanité européenne, que je voyais dans mon songe, se transforma tout à coup pour moi, dès que je m’éveillai, en une réalité, en soleil couchant du dernier jour de l’humanité européenne ! [p. 287] À ce moment surtout on entendait tinter sur l’Europe un glas d’enterrement. Je ne veux pas parler seulement de la guerre, ni des Tuileries ; je savais sans cela que tout passerait, toute la figure du vieux monde européen, tôt ou tard ; mais moi, en Européen russe, je ne pouvais pas l’admettre. Oui, ils venaient alors de brûler les Tuileries… Oh ! sois tranquille, je sais que c’était « logique ». Et je comprends bien la puissance irrésistible de l’idée courante, mais, comme représentant de la haute pensée russe, je ne pouvais l’admettre, car la haute pensée russe est la conciliation universelle des idées. Et qui aurait pu comprendre alors cette pensée, dans le monde entier : j’étais seul et errant. Je ne parle pas de moi personnellement, mais de la pensée russe. Là-bas, il y avait combat et logique ; là-bas le Français n’était que Français, l’Allemand qu’Allemand, et cela avec une intensité plus forte que jamais au cours de toute leur histoire ; par conséquent, jamais le Français n’a fait autant de mal à la France, ni l’Allemand à son Allemagne qu’à cette époque-là ! Dans toute l’Europe, il n’y avait pas alors un seul Européen ! Moi seul, entre tous les pétroleurs, pouvais leur dire en face que leurs Tuileries étaient une erreur ; moi seul entre tous les conservateurs-vengeurs pouvais dire aux vengeurs que les Tuileries étaient un crime sans doute mais n’en étaient pas moins logiques. Et cela, mon petit, parce que seul, en tant que Russe, j’étais alors en Europe l’unique Européen.241
J’émigrai, poursuivit-il, et je ne regrettai rien de ce que je laissais derrière moi. Tout ce que j’avais de forces, je l’avais mis au service de la Russie tant que j’y avais vécu ; une fois parti, je continuai à la servir, en élargissant seulement mon idée. Mais en la servant ainsi, je la servais infiniment mieux que si j’avais été tout bonnement Russe, comme le Français d’alors n’était que Français, et l’Allemand qu’Allemand. En Europe, on ne le comprendra toujours pas. L’Europe a créé les nobles types du Français, de l’Anglais, de l’Allemand, mais de son homme futur elle ne sait encore à peu près rien. Et je crois bien qu’elle n’en veut encore rien savoir. C’est compréhensible : ils ne sont pas libres, tandis que nous sommes libres. Moi seul en Europe, avec mon ennui russe, étais alors libre.
Note bien, mon ami, une bizarrerie : chaque Français peut servir, avec sa France, l’humanité, à condition seulement qu’il reste surtout Français ; de même pour l’Anglais et l’Allemand. Seul, le Russe, même à notre époque, c’est-à-dire bien avant qu’ait été dressé le bilan général, a reçu la faculté d’être le plus russe précisément lorsqu’il est le plus européen. C’est la distinction nationale la plus essentielle qui nous sépare de tous les autres, et, à cet égard, nous [p. 288] ne sommes comme personne […] Oh ! ce n’est pas seulement le sang qui coulait alors qui m’a tant épouvanté, ce ne sont pas même les Tuileries, mais tout ce qui devait suivre. Ils étaient condamnés à se battre encore longtemps, parce qu’ils sont encore trop Allemands et Français et qu’ils n’ont pas achevé leur action dans ces rôles. Jusqu’alors, j’avais regret des destructions. Pour le Russe, l’Europe est aussi précieuse que la Russie ; chaque pierre y est douce et chère à son cœur. L’Europe n’était pas moins notre patrie que la Russie. Davantage même !… et, reconnais-le, mon ami, c’est un fait remarquable que, voici déjà près d’un siècle, la Russie ne vit décidément plus pour elle-même, mais uniquement pour l’Europe ! Quant à eux, ils sont voués à de terribles souffrances, avant d’atteindre au Royaume de Dieu.
Finis Europæ… Dans les Frères Karamazov, Ivan parle en ces termes de son prochain départ pour l’Europe :
Je sais bien que je vais dans un cimetière, mais c’est le plus cher de tous les cimetières…
Tout proche des Russes par la passion spirituelle, annonçant Nietzsche (qui venait de le découvrir, lorsqu’il sombra dans la démence), Søren Kierkegaard (1813-1856) appartient à son siècle comme l’œil à la tombe de Caïn. C’est notre temps qui l’a compris. Où le classer ? Tout l’existentialisme vient de lui, et c’est le contraire d’un système. Plaçons-le entre deux chapitres, comme il eût souhaité, lui qui demandait que l’on inscrivît sur sa tombe : « Le Solitaire » :
Toute l’Europe, avec la hâte d’une passion croissante, se perd dans des problèmes mondains qui ne sauraient être résolus que par le divin, et auxquels seul le christianisme pourrait répondre, a déjà répondu depuis longtemps. Depuis que le Quatrième État — c’est-à-dire : tous les hommes — est apparu, il est devenu impossible d’avancer d’un pas vers la solution du problème de l’égalité de l’homme avec l’homme, selon ce monde dont l’essence est la diversité ; oui, même si toute circulation en Europe était interrompue, si l’on devait nager dans le sang, si tous les ministres perdaient le sommeil à force de réfléchir et si chaque jour une dizaine d’entre eux perdaient la raison, tandis que dix autres reprendraient le problème où ils l’ont laissé, quitte à devenir fous eux-mêmes, — cette voie est barrée pour toujours ; et cette frontière se rit de tous les efforts humains, se rit de la mesquinerie du temporel face au droit suprême et seigneurial de l’éternel, lorsque le temporel prétend expliquer à la manière du monde ce qui doit rester une énigme dans le temps, et ce que l’éternel seul peut expliquer et expliquera. Le problème est religieux… [p. 289] Pour regagner l’éternel, il se peut que massacres et bombardements soient nécessaires, item que de nombreux ministres perdent la raison… Mais nul ne peut savoir combien de temps l’on passera dans la pure convulsivité.242