2.
L’Europe des lumières
En contraste à peu près absolu avec le génie sombre et tendu d’un Vico, voici un hédoniste, un sceptique indulgent, épris d’observations exactes, qui conclut également en faveur de l’Europe, après inventaire du domaine, étude sans préjugé des « relations » lointaines, et considération sympathique du cosmos : c’est Bernard Le Bovier de Fontenelle (1657-1757). Par ses célèbres Entretiens sur la pluralité des mondes, il est l’ancêtre distingué et tout involontaire de cette immense littérature qui aboutit de nos jours à la science-fiction. Au Sixième Soir de ses promenades avec une marquise, dans un parc, lui ayant expliqué tout ce que l’on sait des autres mondes et ce qu’en permet d’imaginer l’astronomie, la marquise lui fait observer que les Chinois, selon ce qu’elle en a lu, ont décrit la chute de mille étoiles à la fois. Fontenelle en doute. La marquise réitère :
[p. 129] Mais, dit-elle, n’ai-je pas toujours ouï dire que les Chinois étoient de très-grands Astronomes ? Il est vrai, repris-je ; mais les Chinois y ont gagné à être séparés de nous par un long espace de terre, comme les Grecs et les Romains à être séparés par une longue suite de siècles ; tout éloignement est en droit de nous en imposer. En vérité, je crois toujours de plus en plus qu’il y a un certain génie qui n’a point encore été hors de notre Europe, ou qui du moins ne s’en est beaucoup éloigné. Peut-être qu’il ne lui est pas permis de se répandre dans une grande étendue de terre à la fois, et que quelque fatalité lui prescrit des bornes assez étroites. Jouissons-en tandis que nous le possédons ; ce qu’il y a de meilleur, c’est qu’il ne se renferme pas dans les sciences et dans les spéculations sèches ; il s’étend avec autant de succès jusqu’aux choses d’agrément, sur lesquelles je doute qu’aucun peuple nous égale.122
Montesquieu (1689-1755)
Charles-Louis de Secondât, baron de Montesquieu n’est pas seulement le plus grand théoricien du gouvernement libéral, mais le plus sûr témoin de l’Europe de son temps, qu’il avait parcourue en tous sens.
L’artifice du « barbare perspicace » n’est pour lui qu’une manière d’exposer sa méthode d’observation sociologique. C’est ainsi qu’il fait dire à l’un de ses Persans comment il entend mener sa propre enquête sur les diversités européennes123 :
Je m’instruis des secrets du commerce, des intérêts des princes, de la forme de leur gouvernement ; je ne néglige pas même les superstitions européennes ; je m’applique à la médecine, à la physique, à l’astronomie ; j’étudie les arts ; enfin je sors des nuages qui couvraient mes yeux dans le pays de ma naissance.
Citons, sans plus de système qu’on en trouve dans les notes et opuscules de Montesquieu, quelques résultats de cette méthode.
Sur l’interdépendance de nos nations :
Un prince croit qu’il sera plus grand par la ruine d’un état voisin. Au contraire. Les choses sont telles en Europe que tous les États dépendent les uns des autres. La France a besoin de l’opulence de la Pologne et de la Moscovie, comme la Guyenne a besoin de la Bretagne et la Bretagne de l’Anjou. L’Europe est un état composé de plusieurs provinces.124
[p. 130] Sur la puissance de l’esprit et l’atout que sa culture représente pour l’Europe :
On ne peut pas dire que les lettres ne soyent qu’un amusement d’une certaine partie des citoyens ; il faut les regarder sois une autre face. On a remarqué que leur prospérité est si intimement attachée à celle des empires qu’elle en est infailliblement le signe ou la cause. Et si l’on veut jeter un coup d’œil sur ce qui se passe actuellement dans le monde, nous verrons que, pour la même raison que l’Europe domine sur les autres parties du Monde et est dans la prospérité, tandis que tout le reste gémit dans l’esclavage et la misère ; de même l’Europe est plus éclairée, à proportion, que dans les autres parties, elles sont ensevelies dans une épaisse nuit. Que si nous voulons jeter les yeux sur l’Europe, nous verrons que les États où les lettres sont les plus cultivées ont aussi, à proportion, plus de puissance.125
Sur la position de l’Europe dans le Monde :
L’effet de la découverte de l’Amérique fut de lier à l’Europe l’Asie et l’Afrique. L’Amérique fournit à l’Europe la matière de son commerce avec cette vaste partie de l’Asie qu’on appelle les Indes orientales. L’argent, ce métal si utile au commerce comme signe, fut encore la base du plus grand commerce de l’univers, comme marchandise. Enfin, la navigation d’Afrique devint nécessaire ; elle fournissait des hommes pour le travail des mines et des terres de l’Amérique.
L’Europe est parvenue à un si haut degré de puissance, que l’histoire n’a rien à comparer là-dessus, si l’on considère l’immensité des dépenses, la grandeur des engagements, le nombre de troupes, et la continuité de leur entretien, même lorsqu’elles sont le plus inutiles, et qu’on ne les a que pour l’ostentation.
Le P. Duhalde dit que le commerce intérieur de la Chine est plus grand que celui de toute l’Europe. Cela pourrait être, si notre commerce extérieur n’augmentait pas l’intérieur. L’Europe fait le commerce et la navigation des trois autres parties du monde, comme la France, l’Angleterre et la Hollande font à peu près la navigation et le commerce de l’Europe.126
Sur le parallèle Europe-Asie :
L’Asie n’a point proprement de zone tempérée ; et les lieux situés dans un climat très-froid y touchent immédiatement ceux qui sont dans un climat très-chaud, c’est-à-dire la Turquie, la Perse, le Mogol, la Chine, la Corée et le Japon.
[p. 131] En Europe, au contraire, la zone tempérée est très-étendue, quoiqu’elle soit située dans des climats très-différents entre eux, n’y ayant point de rapport entre les climats d’Espagne et d’Italie, et ceux de Norwège et de Suède. Mais, comme le climat y devient insensiblement froid en allant du midi au nord, à peu près à proportion de la latitude de chaque pays, il y arrive que chaque pays est à peu près semblable à celui qui en est voisin ; qu’il n’y a pas une notable différence ; et que, comme je viens de le dire, la zone tempérée y est très-étendue.
De là suit qu’en Asie les nations sont opposées aux nations du fort au faible, les peuples guerriers, braves et actifs, touchent immédiatement des peuples efféminés, paresseux, timides : il faut donc que l’un soit conquis, et l’autre conquérant. En Europe, au contraire, les nations sont opposées du fort au fort ; celles qui se touchent ont à peu près le même courage. C’est la grande raison de la faiblesse de l’Asie et de la force de l’Europe, de la liberté de l’Europe et de la servitude de l’Asie ; cause que je ne sache pas que l’on ait encore remarquée. C’est ce qui fait qu’en Asie il n’arrive jamais que la liberté augmente ; au heu qu’en Europe elle augmente ou diminue, selon les circonstances.127
Les peuples du Nord de l’Europe l’ont conquise en hommes libres ; les peuples du Nord de l’Asie l’ont conquise en esclaves, et n’ont vaincu que pour un maître.
La raison en est que le peuple tartare, conquérant naturel de l’Asie, est devenu esclave lui-même.
… C’est ce qui a fait que le génie de la nation tartare ou gétique a toujours été semblable à celui des empires de l’Asie. Les peuples, dans ceux-ci, sont gouvernés par le bâton ; les peuples tartares par les longs fouets. L’esprit de l’Europe a toujours été contraire à ces mœurs ; et, dans tous les temps, ce que les peuples d’Asie ont appelé punition, les peuples d’Europe l’ont appelé outrage.
Les Tartares, détruisant l’empire grec, établirent dans le pays conquis la servitude et le despotisme ; les Goths, conquérant l’Empire romain, fondèrent partout la monarchie et la liberté.
Je ne sais si le fameux Rudbeck, qui, dans son Atlantique, a tant loué la Scandinavie, a parlé de cette grande prérogative qui doit mettre les nations qui l’habitent au-dessus de tous les peuples du monde : c’est qu’elles ont été la source de la liberté de l’Europe, c’est-à-dire de presque toute celle qui est aujourd’hui parmi les hommes.
Le Goth Jornandès a appelé le nord de l’Europe la fabrique du genre humain : je l’appellerai plutôt la fabrique des instruments qui brisent les fers forgés au midi. C’est là que se forment ces nations vaillantes qui sortent de leur pays pour détruire les tyrans et les esclaves, et apprendre aux hommes que, la nature les ayant faits égaux, la raison n’a pu les rendre dépendants que pour le bonheur128.
[p. 132] En Asie on a toujours vu de grands empires ; en Europe, ils n’ont jamais pu subsister. C’est que l’Asie que nous connaissons a de plus grandes plaines ; elle est coupée en de plus grands morceaux par les montagnes et les mers…
La puissance doit donc être toujours despotique en Asie ; car, si la servitude n’y était pas extrême, il se ferait d’abord un partage que la nature du pays ne peut pas souffrir.
En Europe, le partage naturel forme plusieurs États d’une étendue médiocre, dans lesquels le gouvernement des lois n’est pas incompatible avec le maintien de l’État : au contraire, il y est si favorable, que sans elles cet État tombe dans la décadence, et devient inférieur à tous les autres.
C’est ce qui a formé un génie de liberté qui rend chaque partie très-difficile à être subjuguée et soumise à une force étrangère, autrement que par les lois et l’utilité de son commerce.
Au contraire, il règne en Asie un esprit de servitude qui ne l’a jamais quitté ; et, dans toutes les histoires de ce pays, il n’est pas possible de trouver un seul trait qui marque une âme libre : on y verra jamais que l’héroïsme de la servitude129.
Enfin ce texte célèbre entre tous :
Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose qui serait utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l’Europe et au genre humain, je la regarderais comme un crime.130
Voltaire (1694-1778)
En voilà un qui ne donne pas dans l’utopie, ni dans celle du passé ni dans celle de l’avenir. « Il faut examiner l’état où l’on est, et non l’état où l’on ne peut être. » Ni Rousseau ni l’abbé de Saint-Pierre ne le convainquent.
Sur le second, il publie en 1769 un opuscule intitulé De la Paix perpétuelle, par le Dr Goodheart, où l’on peut lire :
La seule paix perpétuelle qui puisse être établie chez les hommes est la tolérance : la paix imaginée par un Français nommé l’abbé de Saint-Pierre, est une chimère qui ne subsistera pas plus entre les princes qu’entre les éléphants et les rhinocéros, entre les loups et les chiens. Les Animaux carnassiers se déchireront toujours à la première occasion.
[p. 133] Sur Rousseau, et du même coup sur tous les partisans du bon sauvage, du sage Égyptien et du Chinois philosophe — sinon du Huron ingénu dont il s’est lui-même si bien servi ! — voici ce qu’il fait dire au personnage d’un de ses Dialogues qu’il désigne par A. et qui semble être anglais (C. étant partisan des Anciens et B. des Primitifs)131 :
C. — Seriez-vous assez hardi pour me soutenir que vous autres Anglais vous valez mieux que les Athéniens et les Romains ; que vos combats de coqs ou de gladiateurs, dans une enceinte de planches pourries, l’emportent sur le Colisée ? Les savetiers et les bouffons qui jouent leur rôle dans vos tragédies sont-ils supérieurs aux héros de Sophocle ? Vos orateurs font-ils oublier Cicéron et Démosthène ? Et enfin Londres est-elle mieux policée que l’ancienne Rome ?
A. — Non ; mais Londres vaut dix mille fois mieux qu’elle ne valait alors, et il en est de même du reste de l’Europe.
B. — Ah ! exceptez-en, je vous prie, la Grèce, qui obéit au Grand Turc, et la malheureuse partie de l’Italie qui obéit au pape.
A. — Je les excepte aussi ; mais songez que Paris, qui n’est que d’un dixième moins grand que Londres, n’était alors qu’une petite cité barbare. Amsterdam n’était qu’un marais. Madrid un désert, et de la rive droite du Rhin jusqu’au golfe de Bothnie tout était sauvage ; les habitants de ces climats vivaient, comme les Tartares ont toujours vécu, dans l’ignorance, dans la disette, dans la barbarie.
Comptez-vous pour peu de chose qu’il y ait aujourd’hui des philosophes sur le trône, à Berlin, en Suède, en Pologne, en Russie, et que les découvertes de notre grand Newton soient devenues le catéchisme de la noblesse de Moscou et de Pétersbourg ?
C. — Vous m’avouerez qu’il n’en est pas de même sur les bords du Danube et du Maçanarès ; la lumière est venue du Nord, car vous êtes gens du Nord par rapport à moi, qui suis né sous le quarante-cinquième degré ; mais toutes ces nouveautés font-elles qu’on soit plus heureux dans ces pays qu’on ne l’était quand César descendit dans votre île, où il vous trouva à moitié nus ?
A. — Je le crois fermement ; de bonnes maisons, de bons vêtements, de la bonne chère, avec de bonnes lois et de la liberté, valent mieux que la disette, l’anarchie et l’esclavage. Ceux qui sont mécontents de Londres n’ont qu’à s’en aller aux Orcades : ils y vivront comme nous vivions à Londres du temps de César ; ils mangeront du pain d’avoine, et s’égorgeront à coups de couteau pour un poisson séché au soleil et pour une cabane de paille. La vie sauvage a ses charmes ; ceux qui la prêchent n’ont qu’à donner l’exemple.
B. — Mais au moins ils vivraient sous la loi naturelle. La pure nature n’a jamais connu ni débats de parlement, ni prérogatives de [p. 134] la couronne, ni compagnie des Indes, ni impôts de trois schellings par livre sur son champ et sur son pré, et d’un schelling par fenêtre. Vous pourriez bien avoir corrompu la nature ; elle n’est point altérée dans les îles Orcades et chez les Topinambous.
A. — Et si je vous disais que ce sont les sauvages qui corrompent la nature, et que c’est nous qui la suivons ?
C. — Vous m’étonnez ; quoi ! c’est suivre la nature que de sacrer un archevêque de Cantorbéry ? d’appeler un Allemand transplanté chez vous « Votre Majesté » ? de ne pouvoir épouser qu’une seule femme, et de payer plus du quart de votre revenu tous les ans ? sans compter bien d’autres transgressions contre la nature dont je ne parle pas.
A. — Je vais pourtant vous le prouver, ou je me trompe fort. N’est-il pas vrai que l’instinct et le jugement, ces deux fils aînés de la nature, nous enseignent à chercher en tout notre bien-être, et à procurer celui des autres, quand leur bien-être fait le nôtre évidemment ? N’est-il pas vrai que si deux vieux cardinaux se rencontraient à jeun et mourant de faim sous un prunier, ils s’aideraient tous deux machinalement à monter sur l’arbre pour cueillir des prunes, et que deux petits coquins de la Forêt-Noire ou des Chicachas en feraient autant ?
B. — Eh bien ! qu’en voulez-vous conclure ?
A. — Ce que ces deux cardinaux et ces deux margajats en concluront, que dans tous les cas pareils il faut s’entraider. Ceux qui fourniront le plus de secours à la société seront donc ceux qui suivront la nature de plus près. Ceux qui inventeront les arts (qui est un grand don de Dieu), ceux qui proposeront des lois (ce qui est infiniment plus aisé), seront donc ceux qui auront le mieux obéi à la loi naturelle : donc, plus les arts seront cultivés et les propriétés assurées, plus la loi naturelle aura été en effet observée. Donc, lorsque nous convenons de payer trois schellings en commun par livre sterling, pour jouir plus sûrement des dix-sept autres schellings ; quand nous convenons de choisir un Allemand pour être, sous le nom de roi, le conservateur de notre liberté, l’arbitre entre les lords et les communes, le chef de la république ; quand nous n’épousons qu’une seule femme par économie, et pour avoir la paix dans la maison ; quand nous tolérons (parce que nous sommes riches) qu’un archevêque de Cantorbéry ait douze mille pièces de revenu pour soulager les pauvres, pour prêcher la vertu s’il sait prêcher, pour entretenir la paix dans le clergé, etc., etc., nous faisons plus que de perfectionner la loi naturelle, nous allons au-delà du but ; mais le sauvage isolé et brut (s’il y a de tels animaux sur la terre, ce dont je doute fort), que fait-il du matin au soir, que de pervertir la loi naturelle en étant inutile à lui-même et à tous les hommes ?
Une abeille qui ne ferait ni miel ni cire, une hirondelle qui ne ferait pas son nid, une poule qui ne pondrait jamais, corrompraient leur loi naturelle, qui est leur instinct : les hommes insociables corrompent l’instinct de la nature humaine.
[p. 135] C. — Ainsi l’homme, déguisé sous la laine des moutons ou sous l’excrément des vers à soie, inventant la poudre à canon pour se détruire, et allant chercher la vérole à deux-mille lieues de chez lui, c’est là l’homme naturel, et le Brésilien tout nu est l’homme artificiel ?
A. — Non ; mais le Brésilien est un animal qui n’a pas encore atteint le complément de son espèce. C’est un oiseau qui n’a ses plumes que fort tard, une chenille enfermée dans sa fève, qui ne sera en papillon que dans quelques siècles. Il aura peut-être un jour des Newton et des Locke, et alors il aura rempli toute l’étendue de la carrière humaine, supposé que les organes du Brésilien soient assez forts et assez souples pour arriver à ce terme : car tout dépend des organes. Mais que m’importent après tout le caractère d’un Brésilien et les sentiments d’un Topinambou ? Je ne suis ni l’un ni l’autre, je veux être heureux chez moi à ma façon. Il faut examiner l’état où l’on est, et non l’état où l’on ne peut être.
Voltaire se tient donc à mi-chemin entre les détracteurs systématiques de l’Europe et ceux qui veulent en faire un paradis par leur Système ; comme il se tient à mi-chemin entre le pessimisme de Hobbes et l’optimisme de Leibniz, ou encore entre les tyrans éclairés et le pacifisme intégral. Considérant l’Europe dans l’état où elle est, pleine d’abus et d’intolérance mais aussi de « lumières » nouvelles et de grands génies tels que Newton, il écrit en 1767 :
Je vois avec plaisir qu’il se forme dans l’Europe une république immense d’esprits cultivés.
C’est donc l’Europe de la culture — comme nous dirions aujourd’hui — la société des esprits libérés qui lui paraît constituer notre plus louable unité. Pour le reste, il faut se contenter du peu de civilisation que l’Europe christianisée a pu introduire dans la jungle des nations. Il écrivait en 1752, dans son introduction au Siècle de Louis XIV :
L’Europe surpasse en toutes choses les autres parties du monde… (on peut) regarder l’Europe chrétienne (à la Russie près) comme une espèce de grande république partagée en plusieurs États, les uns monarchiques, les autres mixtes, ceux-ci aristocratiques, ceux-là populaires : mais tous correspondans les uns avec les autres, tous ayant un même fond de religion, quoique divisés en plusieurs sectes ; tous ayant les mêmes principes de droit public et de politique, inconnus dans les autres parties du monde. C’est par ces principes que les nations européennes ne font point esclaves leurs prisonniers, qu’elles respectent les ambassadeurs de leurs ennemis, qu’elles [p. 136] conviennent ensemble de la prééminence et de quelques droits de certains princes, comme de l’empereur, des rois et des autres moindres potents et qu’elles s’accordent surtout, dans la sage politique de tenir entr’elles, autant qu’elles peuvent, une balance égale de pouvoir, employant sans cesse les négociations, même au milieu de la guerre et entretenant les unes chez les autres des ambassadeurs ou des espions moins honorables, qui peuvent avertir toutes les cours des desseins d’une seule, donner à la fois l’allarme à l’Europe et garantir les plus faibles des invasions que le plus fort est toujours prêt d’entreprendre.
Rousseau (1712-1778)
« Rousseau n’a rien inventé, mais il a tout enflammé », disait Mme de Staël, et c’est un de ces jugements qui caractérisent leur auteur mieux que leur objet. Car Rousseau s’est bel et bien cru l’inventeur du fédéralisme « matière toute neuve, écrit-il, et où les principes sont encore à établir » ; et peut-être l’a-t-il été. Il se proposait d’en exposer le système dans une suite au Contrat social qui a été perdue ou détruite, si elle a jamais été écrite, ce qui n’est pas sûr132. Mais il s’est exprimé longuement sur les avantages de l’union européenne dans Extrait, et sur le principe fédératif lui-même dans un ouvrage moins connu, mais beaucoup plus original, le Gouvernement de Pologne.
Une dame Dupin avait confié à Jean-Jacques l’éducation de son fils. Elle pria le précepteur de rédiger un « condensé » (procédé littéraire cher à l’époque) du Projet de l’abbé de Saint-Pierre. Rousseau l’écrivit le garda longtemps dans ses papiers, et ne le publia qu’en 1761, à Amsterdam, sous le titre : Extrait du Projet de paix perpétuelle de M. l’abbé de Saint-Pierre, par J. J. Rousseau, citoyen de Genève.
Au début, l’éloge est fervent, bien que Rousseau n’entende pas perdre son sens critique :
Comme jamais projet plus grand, plus beau, ni plus utile, n’occupa l’esprit humain, que celui d’une paix perpétuelle et universelle entre tous les peuples d’Europe, jamais auteur ne mérita mieux l’attention du public que celui qui propose des moyens pour mettre ce projet en exécution…
Je n’ai pu refuser ces premières lignes au sentiment dont j’étais plein. Tâchons maintenant de raisonner de sang-froid.
[p. 137] Quel est l’état réel de l’Europe ? On n’y a su prévenir les guerres particulières que pour en allumer de générales, on ne s’unit à quelques-uns que contre tous les autres :
S’il y a quelque moyen de lever ces dangereuses contradictions, ce ne peut être que par une forme de gouvernement confédérative, qui, unissant les peuples par des liens semblables à ceux qui unissent les individus, soumette également les uns et les autres à l’autorité des lois. Ce gouvernement paraît d’ailleurs préférable à tout autre, en ce qu’il comprend à la fois les grands et les petits états…
Quoique cette forme paraisse nouvelle à certains égards, et qu’elle n’ait en effet été bien entendue que par les modernes, les anciens ne l’ont pas ignorée. Les Grecs eurent leurs amphictyons, les Étrusques leurs lucumonies, les Latins leurs fériés, les Gaules leurs cités et les derniers soupirs de la Grèce devinrent encore illustres dans la ligne achéenne. Mais nulles de ces confédérations n’approchèrent, pour la sagesse, de celle du corps germanique, de la ligue helvétique, et des états généraux.
Outre ces confédérations publiques, il s’en peut former tacitement d’autres moins apparentes et non moins réelles, par l’union des intérêts, par le rapport de nos maximes, par la conformité des coutumes, ou par d’autres circonstances qui laissent subsister des relations communes entre des peuples divisés. C’est ainsi que toutes les puissances de l’Europe forment entre elles une sorte de système qui les unit par une même religion, par un même droit des gens, par les mœurs, par les lettres, par le commerce, par une sorte d’équilibre qui est l’effet nécessaire de tout cela, et qui, sans que personne songe en effet à le conserver, ne serait pourtant pas si facile à rompre que le pensent beaucoup de gens.
Cette société des peuples n’a pas toujours existé : c’est à l’Empire puis à l’Église de Rome que nous devons une sorte de « société étroite entre les nations de l’Europe ». Mais il y a plus :
Joignez à cela la situation particulière de l’Europe, plus également peuplée, plus également fertile, mieux réunie en toutes ses parties ; le mélange continuel des intérêts que les liens du sang et les affaires du commerce, des arts, des colonies, ont mis entre les souverains ; la multitude des rivières et la variété de leur cours, qui rend toutes les communications faciles ; l’humeur inconstante des habitants, qui les porte à voyager sans cesse et à se transporter fréquemment les uns chez les autres ; l’invention de l’imprimerie et le goût général des lettres, qui a mis entre eux une communauté d’études et de connaissances ; enfin la multitude et la petitesse des états, qui, jointe aux besoins du luxe et à la diversité des climats, rend les uns toujours nécessaires aux autres. Toutes ces causes réunies, forment de l’Europe, non seulement, comme l’Asie ou l’Afrique, une idéale collection de peuples qui n’ont de commun qu’un nom, mais une [p. 138] société réelle qui a sa religion, ses mœurs, ses coutumes, et même ses lois, dont aucun des peuples qui la composent ne peut s’écarter sans causer aussitôt des troubles.
À voir, d’un autre côté, les dissensions perpétuelles, les brigandages, les usurpations, les révoltes, les guerres, les meurtres, qui désolent journellement ce respectable séjour des sages, ce brillant asile des sciences et des arts ; à considérer nos beaux discours et nos procédés horribles, tant d’humanité dans les maximes et de cruauté dans les actions, une religion si douce et une si sanguinaire intolérance, une politique si sage dans les livres et si dure dans la pratique, des chefs si bienfaisants et des peuples si misérables, des gouvernements si modérés et des guerres si cruelles : on sait à peine comment concilier ces étranges contrariétés ; et cette fraternité prétendue des peuples de l’Europe ne semble être qu’un nom de dérision pour exprimer avec ironie leur mutuelle animosité.
Cependant les choses ne font que suivre en cela leur cours naturel. Toute société sans lois ou sans chefs, toute union formée ou maintenue par le hasard, doit nécessairement dégénérer en querelle et en dissension à la première circonstance qui vient à changer. L’antique union des peuples de l’Europe a compliqué leurs intérêts et leurs droits de mille manières ; ils se touchent par tant de points, que le moindre mouvement des uns ne peut manquer de choquer les autres ; leurs divisions sont d’autant plus funestes, que leurs liaisons sont plus intimes, et leurs fréquentes querelles ont presque la cruauté des guerres civiles.
Voyons maintenant de quelle manière ce grand ouvrage, commencé par la fortune, peut être achevé par la raison ; et comment la société libre et volontaire qui unit tous les états européens, prenant la force et la solidité d’un vrai corps politique, peut se changer en une confédération réelle.
Rousseau, jusqu’ici, a exposé ses propres idées. Avant de passer au résumé du Projet, il ironise sur la confiance que l’abbé semblait mettre en un congrès des nations :
Il se forme de temps en temps parmi nous des espèces de diètes générales sous le nom de congrès, où l’on se rend solennellement de tous les états de l’Europe pour s’en retourner de même ; où l’on s’assemble pour ne rien dire ; où toutes les affaires publiques se traitent en particulier ; où l’on délibère en commun si la table sera ronde ou carrée, si la salle aura plus ou moins de portes, si un tel plénipotentiaire aura le visage ou le dos tourné vers la fenêtre, si tel autre fera deux pouces de chemin de plus ou de moins dans une visite, et sur mille questions de pareille importance, inutilement agitée depuis trois siècles, et très dignes assurément d’occuper les politiques du nôtre.
Il se peut faire que les membres d’une de ces assemblées soient une fois doués du sens commun ; il n’est pas même impossible qu’ils [p. 139] veuillent sincèrement le bien public, et, par les raisons qui seront ci-après déduites, on peut concevoir encore qu’après avoir aplani bien des difficultés, ils auront ordre de leurs souverains respectifs de signer la confédération générale que je suppose sommairement contenue dans les cinq articles suivants.
Suit un long résumé des 23 tomes de l’abbé, suivi de cette conclusion justement célèbre :
L’établissement de la paix perpétuelle dépend uniquement du consentement des souverains, et n’offre point à lever d’autre difficulté que leur résistance. Sans doute ce n’est pas à dire que les souverains adopteront ce projet (qui peut répondre de la raison d’autrui ?) mais seulement qu’ils l’adopteraient s’ils consultaient leurs vrais intérêts : car on doit bien remarquer que nous n’avons point supposé les hommes tels qu’ils devraient être, bons, généreux, désintéressés, et aimant le bien public par humanité ; mais tels qu’ils sont, injustes, avides, et préférant leur intérêt à tout. La seule chose qu’on leur suppose, c’est assez de raison pour voir ce qui leur est utile, et assez de courage pour faire leur propre bonheur. Si, malgré tout cela, ce projet demeure sans exécution, ce n’est donc pas qu’il soit chimérique ; c’est que les hommes sont insensés, et que c’est une sorte de folie d’être sage au milieu des fous.
Dans un Jugement sur la Paix perpétuelle, écrit en même temps que l’Extrait, mais publié seulement après sa mort, Rousseau formule des critiques plus sévères. Pour l’abbé, c’est aux princes souverains qu’il appartient de convoquer le Congrès européen. Pour Rousseau, c’est aux peuples eux-mêmes à créer leur fédération. Car :
… peut-on espérer de soumettre à un tribunal supérieur des hommes qui s’osent vanter de ne tenir leur pouvoir que de leur épée, et qui ne font mention de Dieu même que parce qu’il est au ciel ? Les souverains se soumettront-ils dans leurs querelles à des voies juridiques, que toute la rigueur des lois n’a jamais pu forcer les particuliers d’admettre dans les leurs ? Un simple gentilhomme offensé dédaigne de porter ses plaintes au tribunal des maréchaux de France, et vous voulez qu’un roi porte les siennes à la diète européenne ?
Sans cesse abusés par l’apparence des choses, les princes rejetteraient donc cette paix, quand ils pèseraient leurs intérêts eux-mêmes : que sera-ce quand ils le feront peser par leurs ministres, dont les intérêts sont toujours opposés à ceux du peuple et presque toujours à ceux du prince ? Les ministres ont besoin de la guerre pour se rendre nécessaires…
Et le public ne laisse pas de demander pourquoi, si ce projet est [p. 140] possible, ils ne l’ont pas adopté ? Il ne voit pas qu’il n’y a rien d’impossible dans ce projet, sinon qu’il soit adopté par eux. Que feront-ils donc pour s’y opposer ? ce qu’ils ont toujours fait ; ils le tourneront en ridicule.
Près de vingt ans après la rédaction de l’Extrait, en 1771, Rousseau est approché par les Confédérés polonais, au cours d’une suspension de leur guerre contre les Russes. À la veille du partage tragique, ces patriotes demandent à l’auteur du Contrat social d’élaborer le plan d’une constitution moins bizarre et anarchique que celle qui a causé la ruine de leur pays. Rousseau accepte ce travail considérable, tout en se plaignant de son état « qui lui laisse à peine la faculté de lier ses idées ». Il terminera l’ouvrage en 1773, l’année même du Traité consacrant le partage, et l’intitulera Considération sur le gouvernement de Pologne et sur sa réformation projetée en 1772.
Son premier souci, qui dominera tout l’essai, est de détourner les Polonais d’imiter « l’Europe », c’est-à-dire les puissances de l’Ouest qui « s’abâtardissent journellement par la pente générale de prendre les goûts et les mœurs des Français ». Au cosmopolitisme à la mode, il oppose un particularisme résolu, qu’il appelle « national », mais qui est en réalité local ou communal, comme on le verra par la suite.
La Pologne est un grand état environné d’États encore plus considérables, qui, par leur despotisme, et par leur discipline militaire, ont une grande force offensive. Faible au contraire par son anarchie, elle est, malgré la valeur polonaise, en butte à tous leurs outrages… Je ne vois dans l’état présent des choses qu’un seul moyen de lui donner cette consistance qui lui manque ; c’est d’infuser pour ainsi dire dans toute la nation l’âme des confédérés : c’est d’établir tellement la république dans le cœur des Polonais, qu’elle y subsiste malgré tous les efforts de ses oppresseurs. C’est là, ce me semble, l’unique asile où la force ne peut ni l’atteindre ni la détruire. On vient d’en voir une preuve à jamais mémorable. La Pologne était dans les fers du Russe, mais les Polonais sont restés libres. Grand exemple qui vous montre comment vous pouvez braver la puissance et l’ambition de vos voisins. Vous ne sauriez empêcher qu’ils ne vous engloutissent ; faites au moins qu’ils ne puissent vous digérer…
Ce sont les institutions nationales qui forment le génie, le caractère, les goûts et les mœurs d’un peuple, qui le font être lui et non pas un autre…
Il n’y a plus aujourd’hui de Français, d’Allemands, d’Espagnols, d’Anglais même, quoi qu’on en dise ; il n’y a que des Européens. Tous ont les mêmes goûts, les mêmes passions, les mêmes mœurs, [p. 141] parce qu’aucun n’a reçu de forme nationale par une institution particulière… Que leur importe à quel maître ils obéissent, de quel état ils suivent les lois, pourvu qu’ils trouvent de l’argent à voler, et des femmes à corrompre, ils sont partout dans leur pays.
Que les Polonais soient donc eux-mêmes et qu’ils éduquent leur âme à n’aimer que leur patrie ! L’éloge de cette « éducation nationale » ne se lit pas aujourd’hui sans quelque inquiétude :
C’est l’éducation qui doit donner aux âmes la forme nationale, et diriger tellement leurs opinions et leurs goûts, qu’elles soient patriotes par inclination, par passion, par nécessité. Un enfant, en ouvrant les yeux, doit voir la patrie, et jusqu’à la mort ne doit plus voir qu’elle. Tout vrai républicain suça avec le lait de sa mère l’amour qui fait toute son existence : il ne voit que la patrie, il ne vit que pour elle ; sitôt qu’il est seul, il est nul ; sitôt qu’il n’a plus de patrie, il n’est plus : et s’il n’est pas mort, il est pis.
L’éducation nationale n’appartient qu’aux hommes libres ; il n’y a qu’eux qui aient une existence commune et qui soient vraiment liés par la loi. Un Français, un Anglais, un Espagnol, un Italien, un Russe, sont tous à peu près le même homme ; il sort du collège, déjà tout façonné pour la licence, c’est-à-dire pour la servitude. À vingt ans, un Polonais ne doit pas être un autre homme ; il doit être un Polonais. Je veux qu’en apprenant à lire il lise des choses de son pays ; qu’à dix ans il en connaisse toutes les productions, à douze toutes les provinces, tous les chemins, toutes les villes ; qu’à quinze il en sache toute l’histoire, à seize toutes les lois ; qu’il n’y ait pas eu dans toute la Pologne une belle action ni un homme illustre dont il n’ait la mémoire et le cœur pleins, et dont il ne puisse rendre compte à l’instant… La loi doit régler la matière, l’ordre et la forme de leurs études…
Tous, étant égaux par la constitution de l’état, doivent être élevés ensemble et de la même manière ; et si l’on ne peut établir une éducation publique tout à fait gratuite, il faut du moins la mettre à un prix que les pauvres puissent payer…
De telles pages ne feraient-elles pas de Rousseau le véritable précurseur des régimes totalitaires du xxe siècle ? Les apparences y sont, et le langage aussi, mais c’est précisément ce langage qui trompe. Car en écrivant « national », Rousseau pense à tout autre chose qu’à ce qu’évoque pour nous cet adjectif. Il pense à une cité restreinte, à un petit État, le plus petit possible et le plus libre : il pense à Genève ! Ce qu’il conseille aux Polonais, c’est donc en réalité le contraire du nationalisme moderne : c’est le fédéralisme intégral, le retour à l’esprit des communes :
[p. 142] Presque tous les petits états, républiques et monarchies indifféremment, prospèrent par cela seul qu’ils sont petits, que tous les citoyens s’y connaissent mutuellement et s’entregardent, que les chefs peuvent voir par eux-mêmes le mal qui se fait, le bien qu’ils ont à faire, et que leurs ordres s’exécutent sous leurs yeux. Tous les grands peuples, écrasés par leurs propres masses, gémissent, ou comme vous dans l’anarchie, ou sous les oppresseurs subalternes qu’une gradation nécessaire force les rois de leur donner… La première réforme dont vous auriez besoin serait celle de votre étendue… Commencez par resserrer vos limites, si vous voulez réformer votre gouvernement. Peut-être vos voisins songent-ils à vous rendre ce service. Ce serait sans doute un grand mal pour les parties démembrées ; mais ce serait un grand bien pour le corps de la nation…
Je voudrais, s’il était possible, que vous eussiez autant d’États que de palatinats133. Formez dans chacun autant d’administrations particulières. Perfectionnez la forme des diétines, étendez leur autorité dans leurs palatinats respectifs ; mais marquez-en soigneusement les bornes, et faites que rien ne puisse rompre entre elles le lien de la commune législation, et de la subordination au corps de la république. En un mot, appliquez-vous à étendre et perfectionner le système des gouvernements fédératifs, le seul qui réunisse les avantages des grands et des petits états, et par là le seul qui puisse vous convenir.
En cette partie centrale de son mémoire, Rousseau rappelle expressément les moyens qu’il préconisait dans le Contrat social pour lier ensemble les seuls États qu’il tolère en fin de compte : les communes libres. Voici le passage du Contrat (III, 13) auquel il réfère ses lecteurs :
Ceci, me dira-t-on, peut être bon pour une seule ville ; mais que faire quand l’état en comprend plusieurs ? Partagera-t-on l’autorité souveraine ? ou bien doit-on la concentrer dans une seule ville et assujettir tout le reste ?
Je réponds qu’on ne doit faire ni l’un ni l’autre. Premièrement, l’autorité souveraine est simple et une, et l’on ne peut la diviser sans la détruire. En second lieu, une ville non plus qu’une nation ne peut être légitimement sujette d’une autre, parce que l’essence du corps politique est dans l’accord de l’obéissance et de la liberté, et que ces mots de sujet et de souverain sont des corrélations identiques dont l’idée se réunit sous le seul mot de citoyen…
Mais comment donner aux petits états assez de force pour résister aux grands ? Comme jadis les villes grecques résistèrent au grand roi, et comme plus récemment la Hollande et la Suisse ont résisté à la maison d’Autriche.
[p. 143] Que si les Polonais préfèrent à ce fédéralisme intégral la grandeur nationale (au sens moderne cette fois), alors, qu’ils suivent l’exemple du reste de l’Europe, qu’ils développent les sciences, les arts, le commerce, les finances et l’armée et qu’ils centralisent tout cela au nom de la puissance nationale :
De cette manière, vous formerez un peuple ingrat, avide, servile et fripon comme les autres, toujours sans aucun milieu à l’un des deux extrêmes de la misère ou de l’opulence, de la licence ou de l’esclavage : mais on vous comptera parmi les grandes puissances de l’Europe, vous entrerez dans les systèmes politiques ; dans toutes les négociations, on recherchera votre alliance ; on vous liera par des traités : il n’y aura pas une guerre en Europe où vous n’ayez l’honneur d’être fourrés : si le bonheur vous en veut, vous pourrez rentrer dans vos anciennes possessions, peut-être en conquérir de nouvelles, et puis dire comme Pyrrhus ou comme les Russes, c’est-à-dire comme les enfants : « Quand tout le monde sera à moi, je mangerai bien du sucre. »
Gloire de l’Europe
L’Europe de Montesquieu, de Voltaire et de Rousseau peut se mettre en question, se comparer, et le fait pour la première fois dans l’histoire mondiale des idées ; mais elle ne doute pas sérieusement d’elle-même. C’est une Europe française, et la France au sommet de son hégémonie intellectuelle ne saurait concevoir aucune comparaison qui ne tourne à son avantage, même si elle tourne à la confusion d’un parti détesté, qui ne la représente pas. (C’est Rousseau pour Voltaire, et Voltaire pour Rousseau ; mais la vraie France, la vraie Europe par conséquent, ne peut pâtir de la défaite de ceux qui ont tort contre son vrai génie !)
Les trois textes qui suivent donneront une juste idée de la confiance orgueilleuse que met en ses destins l’Europe française. Tous les trois proclament la supériorité essentielle et comme absolue de la religion européenne, de la race blanche et de la langue française.
Anne-Robert-Jacques Turgot, baron de l’Aulne (1727-1781), fut tout d’abord séminariste, avant d’entrer dans une carrière civile qui devait faire de lui l’un des plus grands ministres de Louis XVI. En 1750, prieur de la Sorbonne, et tout jeune homme il prononce en latin un « Premier discours, sur les avantages que l’établissement du christianisme a procurés au genre humain ».
[p. 144] De ce long exercice de rhétorique, détachons une prosopopée typique du siècle :
… Superbe Grèce ! où sont ces villes sans nombre que ta splendeur avait rendues si brillantes ? Une foule de barbares a effacé jusqu’aux traces de ces arts par lesquels tu avais autrefois triomphé des Romains et soumis tes vainqueurs mêmes. Tout a cédé au fanatisme de cette religion destructive qui consacre la barbarie. L’Égypte, l’Asie, l’Afrique, la Grèce, tout a disparu devant ses progrès. On les cherche dans elles-mêmes, et l’on ne voit plus que la paresse, l’ignorance et un despotisme brutal établis sur leurs ruines. Notre Europe n’a-t-elle donc pas été aussi la proie des barbares du Nord ? Quel heureux abri put conserver au milieu de tant d’orages le flambeau des sciences prêt à s’éteindre ? Quoi ! cette religion qui s’était établie à Rome, qui s’était attachée à elle malgré elle-même, la soutint, la fit survivre à sa chute ! Oui, par elle seule ces vainqueurs féroces, déposant leur fierté, se soumirent à la raison, à la politesse des vaincus, en portèrent eux-mêmes la lumière dans leurs anciennes forêts, et jusqu’aux extrémités du Nord. Elle seule a transmis dans nos mains ces ouvrages immortels où nous puisons encore les préceptes et les exemples du goût le plus pur, et qui, à la renaissance des lettres, nous ont du moins épargné l’excessive lenteur des premiers pas. Par elle seule enfin, ce génie qui distinguait la Grèce et Rome d’avec les barbares vit encore aujourd’hui dans l’Europe ; et si tant de ravages coup sur coup, si les divisions des conquérants, les vices de leurs gouvernements, le séjour de la noblesse à la campagne, le défaut de commerce, le mélange de tant de peuples et de leurs langages, retinrent longtemps l’Europe dans une ignorance grossière, s’il a fallu du temps pour effacer toutes les traces de la barbarie, du moins les monuments du génie, les modèles du goût peu consultés, peu suivis, furent conservés dans les mains de l’ignorance, comme des dépôts, pour être ouverts dans des temps plus heureux. L’intelligence des langues anciennes fut perpétuée par la nécessité du service divin. Cette connaissance demeura longtemps sans produire des effets sensibles ; mais elle subsista, comme les arbres dépouillés de leurs feuilles par l’hiver, subsistent au milieu des frimas pour donner encore des fleurs dans un nouveau printemps.
L’abbé Ferdinando Galiani (1727-1787) né dans les Abruzzes, auteur à 22 ans d’un ouvrage sur les monnaies, fut au dire de Marmontel « le plus joli petit arlequin qu’ait produit l’Italie », mais Grimm corrige : « C’est Platon avec la verve et les gestes d’Arlequin. » De ses « Dialogues sur les blés » publiés en 1770, Voltaire put écrire : « On n’avait jamais été plus plaisant à propos de famine. » Sa correspondance avec Mme d’Épinay reflète [p. 145] les propos que pouvaient accepter les salons « avancés » de l’époque. En voici deux fragments134 :
… Les hommes aussi ont mis un temps immense à leur perfectibilité ; car les peuples de la Californie et de la Nouvelle-Hollande, qui sont anciens de trois ou quatre-mille ans, sont encore de vraies brutes. La perfectibilité a commencé à faire de grands progrès en Asie, à ce qu’on dit, il y a plus de douze mille ans ; et Dieu sait combien de temps auparavant on n’avait fait que de vains efforts. Si une race asiatique n’avait point passé en Europe et en Afrique, et si d’Europe elle n’eût passé en Amérique, d’où elle a fait le tour du globe, l’homme ne serait encore que le plus espiègle, le plus malin et le plus adroit des singes. Ainsi la perfectibilité n’est pas un don de l’homme en entier, mais de la seule race blanche et barbue. Par alliance, la race basanée et barbue, la race basanée non barbue, et la race noire ont gagné quelque chose. Tout ce qu’on dit des climats est une bêtise, un non causa pro causa, erreur la plus commune de la logique. Tout tient aux races. La première, la plus noble des races, vient naturellement du Nord de l’Asie. Les Russes en tiennent le plus près, et c’est pour cela qu’ils ont fait plus de progrès en cinquante ans, qu’on n’en fera faire aux Portugais en cinquante.
… L’inconstance est une loi physique… Sans elle point de fertilité, point de variété, point de perfectibilité. L’immense variété des nations qui ont peuplé ou se sont alliées en Europe, a fait la perfection de notre race. Les Chinois ne se sont abrutis que par la non-mixtion ; et depuis l’arrivée des Tartares, ils ont gagné beaucoup.
Antoine Rivarol (1753-1801), homme d’esprit et précurseur des auteurs d’échos scandaleux dans la presse, n’est guère connu de nos jours que par son Discours sur l’Universalité de la langue française, couronné par l’Académie de Berlin en 1784. On y lit, à propos de la Renaissance :
À cette époque, la renaissance des lettres, la découverte de l’Amérique & du passage aux Indes, l’invention de la poudre & de l’Imprimerie, ont donné une autre face aux empires. Ceux qui brilloient, se sont tout-à-coup obscurcis ; & d’autres sortant de leur obscurité, sont venus figurer à leur tour sur la scène du monde. Si du nord au midi le voile de la Religion s’est déchiré, un commerce immense a jetté de nouveaux liens parmi les hommes. C’est avec les sujets de l’Afrique que nous cultivons l’Amérique & c’est avec les richesses de l’Amérique que nous trafiquons en Asie. L’Univers n’offrit jamais un tel spectacle. L’Europe surtout est parvenue à un si haut degré [p. 146] de puissance, que l’histoire n’a rien à lui comparer : le nombre des Capitales, la fréquence & la célérité des expéditions, les communications publiques et particulières, en ont fait une immense République.
… L’Europe présente une République fédérative, composée d’empires & de royaumes, & la plus redoutable qui ait jamais existé ; on ne peut en prévoir la fin, & cependant la Langue Française doit encore lui survivre. Les États se renverseront, & cette Langue sera toujours retenue dans la tempête par deux ancres, sa littérature & sa clarté : jusqu’au moment où, par une de ces grandes révolutions qui remettent les choses à leur premier point, la nature vienne renouveler ses traités avec un autre genre humain.
Comme en écho à ces voix optimistes de la France, voici d’Espagne le message non moins « philosophique » d’un partisan de l’Europe fédérée… par l’Instruction : Melchior-Gaspar de Jovellanos (1744-1811), homme d’État illustre, et poète :
Qui ne voit que grâce au progrès (de l’Enseignement) les gouvernements travailleront seulement et efficacement pour le bonheur de leurs gouvernés, et que les nations, au heu de se combattre et de se détruire pour de mesquines raisons d’intérêt ou d’ambition, resserreront entre elles les liens d’amour et de fraternité auxquels les a destinées la Providence ? Qui ne voit que le progrès même de l’instruction conduira un jour les nations les plus éclairées d’Europe d’abord, et toutes celles du globe ensuite, à une confédération générale dont le but sera d’assurer à chacune d’elles la jouissance des avantages que le ciel leur a donnés, ainsi que de maintenir une paix inviolable et perpétuelle, et de réprimer, non pas avec des armées ou des canons, mais avec la force de sa voix, qui sera plus forte et terrible qu’eux, ces peuples téméraires qui oseraient troubler le calme et le bonheur du genre humain ? Qui ne voit, enfin, que cette confédération des nations et des sociétés qui habitent la terre représente l’unique société générale possible pour le genre humain, la seule que la nature et la religion lui dictent, et la seule qui soit digne de la haute destinée pour laquelle Dieu l’a créée ?135