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Perspectives élargies

Leibniz

Gottfried Wilhelm von Leibniz (1646-1716) fut mathématicien, physicien, alchimiste, naturaliste, psychologue, logicien, métaphysicien, historien, juriste, philosophe, diplomate, théologien, conseiller des princes, voyageur et correspondant universel. Deux passions maîtresses : tout connaître, tout unir. Utique enim delectat nos varietas, sed in unitatem reducta : la variété du monde est délectable, surtout si on la ramène à l’unité. Il a vécu dans la plupart de nos pays, il souffre de leurs dissensions, il veut l’union de l’Europe dans ses diversités, en fait un plan et le propose à Louis XIV : fédéralisme. Il a étudié toutes les sciences et les a toutes fait progresser, mais il veut les harmoniser : encyclopédisme. Luthérien convaincu, mais admirateur sincère du catholicisme romain et de l’orthodoxie russe, il s’épuise à les concilier, d’où sa correspondance fameuse avec Bossuet : œcuménisme. Européen conscient de nos valeurs spécifiques, il voit le monde s’agrandir et s’en réjouit : universalisme. Il a cherché le moyen de correspondre en toutes les langues, par le moyen d’un ars combinatoria, et sa plus glorieuse découverte mathématique, le calcul infinitésimal, est encore un moyen de passage du discontinu au continu, une harmonie… « Les académies qu’il s’efforçait de fonder dans les différents pays n’étaient dans sa pensée que les fragments épars et provisoires d’une vaste Académie européenne, d’une fédération des savants dont elles eussent constitué simplement des collèges distincts.108 »

Comment citer ce grand génie protéiforme ? Depuis trois [p. 118] siècles, personne encore n’a réussi à publier ses œuvres complètes écrites en latin, en allemand et en français. Limitons-nous à quelques thèmes spécifiquement européens, qu’il a traités dans sa correspondance et dans un écrit pseudonyme.

Voici d’abord le citoyen du monde :

Je ne suis pas de ceux qui sont fanatisés par leur pays ou encore par une nation particulière ; mais je vais pour le service du genre humain tout entier ; car je considère le Ciel comme la Patrie et tous les hommes de bonne volonté comme les concitoyens en ce Ciel ; et j’aime mieux accomplir beaucoup de bien parmi les Russes que peu parmi les Allemands et autres Européens… Car mon inclination et mon goût vont au Bien Général.109

En 1670, déjà, Leibniz redoutant les ambitions de Louis XIV avait cherché à les détourner vers l’Orient. De là l’ébauche du plan qu’il soumit au roi, intitulé Consilium Ægypticmorum. Il s’agissait de se tourner contre les Turcs, une fois de plus, de conquérir l’Égypte et de percer l’isthme de Suez. Leibniz espérait ainsi pacifier l’Europe et provoquer son union. Louis XIV appela le jeune homme à Paris, mais ne le reçut pas, les difficultés de la France avec le Sultan s’étant aplanies entre-temps…

En 1676, la paix de Nimègue ayant affirmé la prédominance menaçante de Louis XIV en Europe, Leibniz publie un traité en latin sous le pseudonyme de Cæsarius Fursterinus, dans lequel il prend la défense des princes du Saint-Empire et de leur autonomie. Il rappelle qu’au Moyen Âge la double autorité de l’empereur et du pape ménageait la liberté des souverainetés fédérées :

Dans ce royaume du Christ ayant maintenant le Christ lui-même pour chef et Seigneur, il fut communément admis que deux magistrats suprêmes, le pape et l’empereur, exerçaient le pouvoir de sa part, l’un le pouvoir spirituel, l’autre le pouvoir temporel. Et il était manifestement dans l’intérêt de tous que les chrétiens fussent réunis sous une autorité commune, en sorte qu’ils pussent ensemble sauvegarder la paix et qu’en même temps ils se fissent craindre davantage des ennemis de la foi… Et parce que manifestement, dans le monde chrétien, la majesté sacrée de l’empereur romain repose sur cette base, il s’ensuit qu’elle ne doit pas être contestée, mais défendue par nos princes…

Si on agit donc conformément au droit, l’empereur doit être [p. 119] investi, dans une grande partie de l’Europe, d’un pouvoir, ainsi que d’une sorte de souveraineté suprême correspondant à celle de l’Église ; et de même que, dans notre Empire, en vue du maintien de la paix universelle, des contributions communes sont exigées pour la guerre contre les incroyants et que l’on y fait régner la justice entre les princes, de même nous savons que l’Église universelle tranche les différends entre les princes, convoque les princes à des conciles, a réglé la préséance lors de ces conciles et que ceux-ci, au nom du Christ, ont déclaré la guerre aux ennemis du nom chrétien.

On reconnaît ici les thèses fondamentales de la Monarchie de Dante. Par ailleurs, la sympathie qu’éprouvait ce luthérien pour la papauté se manifeste à maintes reprises, quoique parfois teintée de quelque ironie. Ainsi une lettre relative au projet du prince de Hesse-Rheinfels : celui-ci proposait d’établir un « Tribunal catholique européen » et d’en fixer le siège à Lucerne. Leibniz commente :

S’il existait un conseil permanent ou un Sénat créé par ce concile, chargé de veiller aux intérêts généraux de la chrétienté, ce qui se fait maintenant par les alliances, et, comme on les appelle, la médiation et les garanties, pourrait alors être décidé par un pouvoir public fondé par le pape et l’empereur en qualité de chefs de la chrétienté ; donc par le moyen d’une entente amicale et d’une manière plus pratique et convenable qu’actuellement.

… Pour moi, je serois d’avis de l’établir à Rome même et d’en faire le pape président, comme en effet il faisoit autrefois figure de juge entre les princes chrétiens. Mais il faudroit en même temps que les ecclésiastiques reprissent leur ancienne autorité, et qu’un interdit et une excommunication fît trembler des rois et des royaumes, comme du tems de Nicolas Ier ou de Grégoire VII. Et pour y faire consentir les protestants, il faudroit prier sa Sainteté de rétablir la forme de l’Église telle qu’elle fut du tems de Charlemagne, lorsqu’il tenait le concile de Francfort ; et de renoncer à tous conciles tenus depuis, qui ne sauroient passer pour œcuméniques. Il faudroit aussi que les papes ressemblassent aux premiers évêques de Rome. Voilà des projets qui réussiront aussi aisément que celui de M. l’abbé de Saint-Pierre, mais puisqu’il est permis de faire des romans, pourquoi trouverons-nous sa fiction mauvaise, qui nous ramènerait le siècle d’or.110

Au sujet de l’abbé de Saint-Pierre, Leibniz s’exprimera un peu plus tard avec son habituelle courtoisie, mais non sans scepticisme. Il écrit à l’abbé, en 1715 :

[p. 120] J’ai fait enfin quelque effort pour me tirer à l’écart et lire votre excellent ouvrage avec soin. J’y ai trouvé le solide et l’agréable ; et après avoir compris votre système, j’ai pris un plaisir particulier à la variété des objections, et à votre manière nette et ronde d’y répondre. Il n’y a que la volonté qui manque aux hommes pour se délivrer d’une infinité de maux. Si cinq ou six personnes vouloient, elles pourroient faire cesser le grand Schisme d’Occident, et mettre l’Église dans un bon ordre. Un Souverain qui le veut bien peut préserver ses États de la peste ; la maison de Brunswick n’y a pas mal réussi, grâces à Dieu ; la peste s’est arrêtée de mon tems à ses frontières. Un Souverain pourrait encore garantir ses États de la famine. Mais pour faire cesser les guerres, il faudroit qu’un autre Henri IV, avec quelques grands princes de son tems, goûtât votre Projet. Le mal est qu’il est difficile de le faire entendre aux grands princes.

Il n’y a point de Ministre maintenant qui voudrait proposer à l’empereur de renoncer à la succession de l’Espagne, et des Indes. Les Puissances Maritimes et tant d’autres y ont perdu leur latin. Il y a le plus souvent des fatalités qui empêchent les hommes d’être heureux…

Leibniz, conseiller de Pierre le Grand, considérait que le rôle de la Russie devait être celui d’un trait d’union chrétien entre l’Europe et la Chine, en vue d’une synthèse supérieure des civilisations.

Il semble encore, que c’est une fatalité singulière, ou plustost un coup de la Providence, qu’à même temps dans le Nord, dans l’Est et dans le Sud, les trois plus grands monarques ont des intentions semblables et toutes fort singulières. Car outre le tsar Pieter Alexiewiecz, souverain Seigneur des Russes et presque de tout le Nord, nous apprenons que Cam-hi, Amalogdo-Chan, monarque de la Chine et des Tartares les plus orientaux, et Jakso Adjam-Saugbed, roy des Abyssins, qui a fait aussi des grandes conquêtes sur ses voisins barbares — ont tous conçu des desseins, qui surpassent de beaucoup ceux de leurs ancestres, comme nous apprenons tant par les relations nouvelles de la Chine, où le christianisme vient d’être autorisé et appuyé d’un édit du roy, que par l’ambassade des Abyssins à Batavie en 1692. Le tsar et (le) roy des Abyssins sont chrétiens tous deux, ennemis et frontiers du Turc, quoique bien éloignés l’un de l’autre. Mais le tsar et le monarque des Chinois sont frontiers entre eux et tous deux merveilleusement portés à attirer dans leur pays les sciences, les arts et les bonnes manières particulièrement de notre Europe, et ils se peuvent prester la main et obliger mutuellement à cet égard.111

[p. 121] Leibniz souhaite que des missions protestantes se joignent à celles des jésuites :

J’insinue qu’il serait de la gloire de Dieu et de l’honneur des protestants de prendre part à cette grande aventure dans le champ du Seigneur, afin que la religion respurgée soit portée dans ce pays, aussi bien que les superstitions romaines.112

Je juge que cette mission est la plus grande affaire de notre temps, tant pour la gloire de Dieu et la propagation de la religion chrétienne, que pour le bien général des hommes et l’accroissement des Sciences et des Arts, chez nous aussi bien que chez les Chinois ; car c’est un commerce de lumière qui nous peut donner d’un seul coup leurs travaux de quelques milliers d’années… et doubler, pour ainsi dire, nos véritables richesses de part et d’autre.113

Enfin ce trait final : dans un fragment latin intitulé : « État de l’Europe au début du nouveau siècle », Leibniz écrit :

Finis sæculi novam rerum faciem aperuit. (À la fin du siècle, une face nouvelle des choses se découvrit.)

En découvrant le monde, l’Europe se découvre

Ces dernières citations de Leibniz sont importantes. Elles témoignent d’une révolution de l’esprit qui se produit à la fin du xviie et au début du xviiie siècle. Tout ce qui compte en Europe s’est remis à voyager, plus encore qu’aux beaux jours de la Renaissance, et surtout bien plus loin. Ce ne sont plus seulement les élites qui apprennent à connaître les diversités européennes ; c’est l’Europe comme un tout qui se découvre elle-même, en se comparant aux peuples d’outre-mer.

Au début et au terme de cette vaste enquête, plaçons en épigraphes quatre cartes postales du temps :

Miguel de Cervantès (1547-1616) :

Je sortis de notre nation pour entrer en France, et quoique nous y fussions bien accueillis, je désirai voir tout le reste. Je passai donc en Italie puis en Allemagne, et là, il me sembla que l’on pouvait vivre avec le plus de liberté.114

Balthazar Gracian (1601-1658), célèbre auteur de « L’Homme de Cour » :

[p. 122] L’Europe est la face admirable du monde : grave en Espagne, jolie en Angleterre, de bel air en France, fine en Italie, fraîche en Allemagne, précieuse en Suède, affable en Pologne, molle en Grèce et sombre en Moscovie.115

Montesquieu (vers 1730) :

L’Allemagne est faite pour y voyager, l’Italie pour y séjourner, l’Angleterre pour y penser et la France pour y vivre.

Carl von Linné (1707-1778), le « premier botaniste de l’Europe », aussi zoologiste, et ici anthropologue :

Homo Europæus. Albus sanguineus, torosus
Pilis flavescentibus prolixis ; oculis cæruleis.
Levis argutus, inventor.
Tegitur vestimentis arctis. Regitur ritibus.116

Le Grand Dictionnaire historique de Louis Moreri, publié en 1674, donne une description sommaire de l’Europe où déjà se retrouvent tous les clichés sur la psychologie des peuples qui ont subsisté jusqu’à nos jours :

On dit que les Français sont polis, adroits, généreux, mais prompts et inconstants ; les Allemands sincères, laborieux, mais pesans et trop adonnés au vin ; les Italiens agréables, fins, doux en leur language, mais jaloux et traîtres ; les Espagnols secrets, prudens, mais rodomonts et trop formalistes ; les Anglais courageux jusqu’à la témérité, mais orgueilleux, méprisans et fiers jusqu’à la férocité. Les peuples d’Europe, par leur adresse et par leur courage, se sont soumis ceux des autres parties du Monde. Leur esprit paraît dans leurs ouvrages, leur sagesse dans le gouvernement, leur force dans les armes, leur conduite dans le commerce et leur magnificence dans leurs villes. L’Europe surpasse aussi en toutes choses les autres parties du monde, soit pour les édifices saints et profanes, soit pour les génies différents des peuples qui l’habitent. Nous devons encore ajouter aux avantages de l’Europe, celui qu’elle a d’être presque toute éclairée des lumières de l’Évangile.

Suit une « liste des auteurs qui parlent de l’Europe » (premier sommaire pour une Anthologie européenne !) qui va de Strabon et Ptolémée jusqu’aux géographes modernes, comme Rabbe.

[p. 123] L’historien de la culture Paul Hazard a décrit mieux que personne, de nos jours, ce phénomène de découverte de l’Europe par elle-même117 :

Quand Boileau prenait les eaux de Bourbon, il pensait être au but du monde ; Auteuil lui suffisait. Paris suffisait à Racine ; et tous deux, Racine et Boileau, furent bien gênés, lorsqu’ils durent suivre le roi dans ses expéditions. Bossuet n’alla jamais à Rome ; ni Fénelon. Les grands classiques sont stables. Les errants, ce seront Voltaire, Montesquieu, Rousseau ; mais on n’a pas passé des uns aux autres sans un obscur travail.

Le fait est qu’à la fin du xviie siècle, et au commencement du xviiie, l’humeur des Italiens redevenait voyageuse ; et que les Français étaient mobiles comme du vif argent : à en croire un observateur contemporain, ils aimaient tant la nouveauté qu’ils faisaient de leur mieux pour ne pas conserver longtemps un ami ; qu’ils inventaient tous les jours des modes différentes ; et que, s’ennuyant dans leur pays, ils partaient tantôt pour l’Asie et tantôt pour l’Afrique, afin de changer de lieu et de se divertir118. Les Allemands voyageaient, c’était leur habitude, leur manie ; impossible de les retenir chez eux. « Nous voyageons de père en fils, sans qu’aucune affaire nous en empêche jamais », dit l’Allemand que Saint-Évremond met en scène dans son amusante comédie cosmopolite, Sir Politick Wouldbe : « Si tôt que nous avons appris la langue latine, nous nous préparons au voyage ; la première chose dont on se fournit, c’est d’un Itinéraire, qui enseigne les voies ; la seconde, d’un petit livre qui apprend ce qu’il y a de curieux en chaque pays. Lorsque nos voyageurs sont gens de lettres, ils se munissent en partant de chez eux d’un livre blanc, bien relié, qu’on nomme Album Amicorum, et ne manquent pas d’aller visiter les savants de tous les lieux où ils passent, et de le leur présenter afin qu’ils y mettent leur nom…

Les Anglais voyageaient, c’était le complément de leur éducation ; les jeunes seigneurs fraîchement sortis d’Oxford et de Cambridge, bien pourvus de guinées et flanqués d’un sage précepteur, franchissaient le détroit et entreprenaient le grand tour. On en a vu de toute espèce ; certains se contentaient de connaître le muscat de Frontignan et de Montefiascone, les vins d’Ay, d’Arbois, de Bordeaux, de Xérez, tandis que d’autres, avec conscience, étudiaient tous les cabinets d’histoire naturelle, toutes les collections d’antiquités. À chacun son caractère : « Les Français voyagent ordinairement pour épargner, de sorte qu’ils apportent quelquefois plus de dommage que de profit dans les endroits où ils logent. Les Anglais, au contraire, sortent d’Angleterre avec de bonnes lettres de change, avec [p. 124] un bel équipage et une grande suite, et font de magnifiques dépenses. On compte que, dans la seule ville de Rome, il y a pour l’ordinaire plus de cinquante gentilshommes anglais, et toujours avec des gens à leurs gages, et qu’à tout prendre ils dépensent chacun pour le moins deux-mille écus par an ; de sorte que la seule ville de Rome tire tous les ans d’Angleterre plus de trente mille pistoles effectives. » C’est Gregorio Leti qui nous le dit, aventurier et migrateur : Gregorio Leti119, qui eut au moins cinq patries, puisqu’il naquit à Milan, se fit calviniste à Genève, panégyriste de Louis XIV à Paris, historien d’Angleterre à Londres, pamphlétaire au service des États en Hollande, où il mourut l’année 1701. Des savants enrichissaient leur science de ville en ville, comme Antonio Conti, Padouan, qui fut en 1713 à Paris, en 1715 à Londres, où il intervint dans la querelle du calcul infinitésimal ; il se rendit à Hanovre pour conférer avec Leibniz, et, en passant par la Hollande, eut soin de rendre visite à Leuwenhœck. Des philosophes voyageaient, et non pas afin d’aller méditer en paix dans un poêle, mais pour voir les curiosités du monde ; tels Locke et Leibniz. Des rois voyageaient ; Christine de Suède meurt à Rome en 1689 ; et le tsar Pierre part pour l’Europe en 1696.

Genre littéraire aux frontières indécises, commode parce qu’on y pouvait tout verser, les dissertations érudites, les catalogues des musées, ou les histoires d’amour, le Voyage triomphait.

[p. 125] … Il existe un titre charmant, qu’on ne peut lire sans avoir envie de prendre la poste, sans entrevoir un horizon plein de douces promesses : les Délices. Les Délices de l’Italie ; Les Délices et Agréments du Danemark et de la Norvège ; Les Délices de la Grande-Bretagne et de l’Irlande ; L’État et les Délices de la Suisse. Et toutes ces Délices, réunies, donnent Les Merveilles de l’Europe.

Mais la Galerie agréable du monde, n’est-elle pas plus séduisante encore ?

L’Europe, en effet, ne cessait plus de travailler à découvrir le monde, et à l’exploiter ; le xviie siècle continuait la tâche que le xvie lui avait léguée. Dès 1636 Tommaso Campanella, professait ceci : l’exploration du globe ayant contredit quelques-unes des données sur lesquelles reposait la philosophie ancienne, doit provoquer une nouvelle conception des choses. Cette idée, qui d’abord a cheminé lentement, s’accélère à mesure que les Hollandais non seulement organisent le commerce des Indes orientales, mais décrivent les étrangetés qu’ils y trouvent ; à mesure que les Anglais, non seulement font flotter leur pavillon sur toutes les mers, mais publient la plus copieuse littérature de voyages qui soit au monde ; à mesure que Colbert propose à l’activité des Français les riches colonies et les comptoirs lointains : que de récits en reviendront, « faits par ordre du roi » ! Le roi ne se doutait pas que de ces récits eux-mêmes, naîtraient des idées capables d’ébranler les notions les plus chères à sa croyance, et les plus nécessaires au maintien de son autorité.

… Il est parfaitement exact d’affirmer que toutes les idées vitales, celle de propriété, celle de liberté, celle de justice, ont été remises en discussion par l’exemple du lointain. D’abord, parce qu’au lieu de réduire spontanément les différences à un archétype universel, on a constaté l’existence du particulier, de l’irréductible, de l’individuel. Ensuite parce qu’aux opinions reçues, on peut opposer des faits d’expérience, mis sans peine à la portée des penseurs.

… De toutes les leçons que donne l’espace, la plus neuve peut-être fut celle de la relativité. »

Jésuites missionnaires, réformés chassés par la révocation de l’édit de Nantes, « dissenters » embarqués pour la Nouvelle Amsterdam qui sera New York, explorateurs, colonisateurs, commerçants, marins et soldats : les Relations qu’ils envoient des antipodes donnent surtout une vision nouvelle … de l’Europe. D’une Europe relativisée, certes, mais mieux vue dans son unicité, et aussi dans son unité.

Plus d’un, d’ailleurs, a cru trouver chez les « barbares » l’idéal qu’il avait dans son cœur en fuyant une Europe intolérante. L’éloge du Primitif lointain sert d’abord d’argument contre certains voisins. De là les nombreux mythes de compensation qui se développent au xviiie siècle : le bon sauvage, le Huron [p. 126] sans fraude, l’Hindou tolérant et surtout le Chinois philosophe. De là les « utopies » (mot créé par Thomas More au xvie siècle) et les voyages imaginaires : Savinien Cyrano de Bergerac et ses Estats et empires de la Lune puis du Soleil, Swift et ses Voyages de Gulliver, Giovanni Paolo Marana et son Espoir du Grand Seigneur, Montesquieu et ses Lettres persanes, Voltaire et son Ingénu, Rousseau et son Homme né bon. Autant de pamphlets d’ailleurs, autant de manœuvres politiques et philosophiques, autant de prises de conscience critiques du rôle de l’Europe dans le monde. Le xviiie siècle marque ainsi le mouvement de réflexion sur l’Europe de ses propres « grandes découvertes ».

Vico

Jean-Baptiste Vico naquit à Naples en 1668 et y mourut en 1744. Esprit sublime, universel, et souvent désordonné, historien aux vues amples et poétiques mais peu capable d’exactitude, métaphysicien baroque mais devançant plus d’une fois la science physique et la sociologie des siècles à venir, il fut en plein xviiie siècle à la fois le dernier des Renaissants et le premier des Modernes, le continuateur de Pic de la Mirandole, de Giordano Bruno, de Cardan, et le précurseur de Hegel et de Croce. C’est à son œuvre principale, la Scienza Nuova que nous empruntons cette « Description du Monde Moderne », très caractéristique de la vision de l’Europe et de sa place dans le monde, que pouvait prendre un grand esprit de cette époque.

À notre époque la civilisation se trouve répandue dans toutes les nations et un petit nombre seulement de grands monarques règnent dans le monde ; s’il s’en trouve encore de barbares c’est qu’ils ont pu maintenir leur autorité grâce à des croyances barbares sur lesquelles se fonde la sagesse vulgaire des hommes, et que certains des peuples soumis semblent peu favorisés par la nature.

Pour commencer par les pays froids du Nord, nous rencontrons le tsar de Moscovie, prince chrétien sans doute mais qui commande à des hommes d’une grande paresse d’esprit ; le khan de Tartarie étend son autorité sur un peuple sans énergie comme le furent les anciens Sères qui formaient la majeure partie de la population de son empire et dont le pays a été rattaché à la Chine ; quant au négus d’Éthiopie et aux puissants rois de Fez et du Maroc, ils régnent sur des peuples faibles et très simples de goûts.

Mais si l’on passe à la zone tempérée, on trouve que la nature y a davantage favorisé les hommes ; pour commencer par l’Extrême-Orient [p. 127] c’est d’abord le Japon dont les mœurs rappellent Rome au temps des guerres puniques ; c’est le même esprit farouche et belliqueux et la langue même — au dire de certains doctes voyageurs — rappelle par ses consonances le latin ; ce qui y retient une certaine nature héroïque, c’est la religion effrayante et cruelle, des dieux terribles couverts d’armes redoutables. Les missionnaires qui ont visité ces régions, rapportent que le plus grand obstacle qu’ils y aient rencontré à la conversion des habitants au christianisme, c’est que les nobles ne veulent point admettre que les gens du peuple sont hommes comme eux. Il y a beaucoup d’humanité chez les Chinois car leur religion est faite de douceur et de mansuétude et les lettres y sont fort cultivées ; il en est de même des Indes où l’on s’adonne surtout aux occupations pacifiques ; Persans et Turcs enfin ont mêlé à la mollesse de l’Asie qu’ils ont soumise, les croyances grossières de leur religion ; les Turcs en particulier tempèrent leur orgueil par la magnificence, la libéralité et une extrême gratitude.

Fondé sur la croyance en un Dieu infiniment pur et parfait, le christianisme qui fait de la charité un devoir envers tous les hommes, domine partout en Europe ; là de puissantes monarchies entretiennent une civilisation des plus évoluées. Sans doute trouvera-t-on au nord — de nos jours en Pologne et en Angleterre comme ce fut le cas il y a quelque cent-cinquante ans de la Suède et du Danemark — des monarchies gouvernées aristocratiquement, mais avec le temps et si les événements extraordinaires ne font point obstacle au cour naturel des choses, la monarchie véritable finira par s’établir dans ces pays. Dans cette partie du monde où l’on cultive beaucoup les sciences, il y a un plus grand nombre d’États populaires que dans les trois autres. Le retour des mêmes besoins, des mêmes intérêts a renouvelé en Europe la forme des anciennes républiques étoliennes et achéennes ; les Grecs avaient adopté pareil régime politique pour se défendre contre la puissance grandissante de Rome et c’est ce qu’on observe aujourd’hui avec les cantons Suisses et les Provinces-Unies ou États de Hollande, où plusieurs cités libres à gouvernement populaire ont formé par leur union deux aristocraties ; unies entre elles par une ligue perpétuelle, elles se trouvent ainsi liées les unes aux autres en temps de paix et de guerre ; l’Empire germanique lui-même n’est qu’un ensemble de cités libres dont les souverains sont indépendants et à la tête desquelles se trouve l’empereur…

Lorsque des puissances souveraines s’unissent en des ligues perpétuelles ou temporaires, elles forment naturellement des états aristocratiques entraînant une atmosphère de soupçon et de crainte propres à ces sortes d’états comme nous l’avons déjà montré. C’est là la forme ultime des sociétés politiques et l’on ne saurait imaginer d’État qui fût supérieur à ces aristocraties ; ce fut également la forme primitive, la première à apparaître avec l’union des pères, ces véritables rois de l’âge des familles qui gouvernèrent aristocratiquement les premières cités ; telle est bien en effet la nature des [p. 128] véritables principes d’être à l’origine, et de marquer la fin des choses.120

Pour revenir à notre sujet, nous dirons qu’on ne trouve de nos jours en Europe que cinq aristocraties, Venise, Gênes et Lucques en Italie, Raguse en Dalmatie et Nuremberg en Allemagne ; toutes d’ailleurs ne couvrent qu’un territoire fort limité. Mais cette Europe chrétienne brille d’une admirable civilisation ; tous les biens auxquels l’homme peut aspirer et qui assurent une vie heureuse s’y trouvent en abondance, qu’il s’agisse des besoins matériels ou des plaisirs spirituels ; ces avantages c’est au christianisme qu’on les doit car d’une part cette religion enseigne des vérités si sublimes que les plus profonds d’entre les systèmes philosophiques de l’antiquité païenne la secondent et que, d’autre part, elle cultive trois admirables langues : la plus ancienne, la langue hébraïque ; la plus délicate, la langue grecque ; la plus importante, la langue latine ; disons enfin qu’à ne s’en tenir qu’aux fins humaines, la religion chrétienne apparaît comme supérieure à toutes les autres, puisqu’elle sait unir la sagesse fondée sur l’autorité à celle qui se fonde sur la raison seule, recourant autant aux doctrines des philosophes qu’à la profonde érudition des philologues.

Franchissons enfin l’océan pour passer dans le Nouveau-Monde ; nous pouvons être sûrs que ces Américains auraient connu la même évolution que nous venons de retracer, si les Européens n’avaient fait leur découverte.121