1.
Les sources vives

On ne va pas refaire l’inventaire bien connu des sources historiques de l’Occident : l’Antiquité proche-orientale, Athènes, Rome et Jérusalem, les Germains et les Celtes, et enfin les Arabes. On citera simplement quelques textes-témoins des prises [p. 334] de conscience renouvelées de nos diverses origines, au stade présent de notre évolution. À chaque époque de son histoire, l’Europe s’est en effet redéfinie par ce qu’elle choisissait — découvrait ou refusait — dans ses Antiquités diverses. Et de nos jours, il semble bien que le choix proposé dès 1922 par Paul Valéry278 ait exercé une influence déterminante sur la plupart des écrits ultérieurs traitant de l’Europe. Voici donc sa fameuse définition des trois sources de toute culture qui, selon lui, mérite d’être nommée « européenne ».

Je considérerai comme européens tous les peuples qui ont subi au cours de l’histoire les trois influences que je vais dire. La première est celle de Rome. Partout où l’Empire romain a dominé, et partout où sa puissance s’est fait sentir ; et même partout où l’Empire a été l’objet de crainte, d’admiration et d’envie ; partout où le poids du glaive romain s’est fait sentir, partout où la majesté des institutions et des lois, où l’appareil et la dignité de la magistrature ont été reconnus, copiés, parfois même bizarrement singés, — là est quelque chose d’européen. Rome est le modèle éternel de la puissance organisée et stable.

Vint ensuite le christianisme :

À la parole de saint Pierre, quoique l’une des très rares religions qui fussent mal vues à Rome, le christianisme, issu de la nation juive, s’étend aux gentils de toute race ; il leur confère par le baptême la dignité nouvelle de chrétien comme Rome conférait à ses ennemis de la veille la cité romaine. Il s’étend peu à peu dans le lit de la puissance latine, il épouse les formes de l’empire. Il en adopte même les divisions administratives (Civitas au ve siècle désigne la ville épiscopale). Il prend tout ce qu’il peut à Rome, il y fixe sa capitale et non point à Jérusalem. Il lui emprunte son langage. Un même homme né à Bordeaux peut être citoyen romain et même magistrat, il peut être évêque de la religion nouvelle. Le même Gaulois, qui est préfet impérial, écrit en pur latin de belles hymnes à la gloire du fils de Dieu qui est né juif et sujet d’Hérode. Voici déjà un Européen presque achevé. Un droit commun, un dieu commun ; le même droit et le même dieu ; un seul juge pour le temps, un seul Juge dans l’éternité.

Mais, tandis que la conquête romaine n’avait saisi que l’homme politique et n’avait régi les esprits que dans leurs habitudes extérieures, la conquête chrétienne vise et atteint progressivement le profond de la conscience.

… Le christianisme propose à l’esprit les problèmes les plus subtils, les plus importants et même les plus féconds. Qu’il s’agisse de la [p. 335] valeur des témoignages, de la critique des textes, des sources et des garanties de la connaissance ; qu’il s’agisse de la distinction de la raison ou de la foi, de l’opposition qui se déclare entre elles, de l’antagonisme entre la foi et les actes et les œuvres ; qu’il s’agisse de la liberté, de la servitude, de la grâce ; qu’il s’agisse des pouvoirs spirituel et matériel et de leur mutuel conflit, de l’égalité des hommes, des conditions des femmes, que sais-je encore ? — Le christianisme éduque, excite, fait agir et réagir des millions d’esprits pendant une suite de siècles.

Mais il manque encore quelque chose à la figure de l’Européen :

Ce que nous devons à la Grèce est peut-être ce qui nous a distingués le plus profondément du reste de l’humanité. Nous lui devons la discipline de l’Esprit, l’exemple extraordinaire de la perfection dans tous les ordres. Nous lui devons une méthode de penser qui tend à rapporter toutes choses à l’homme, à l’homme complet ; l’homme se devient à soi-même le système de références auquel toutes choses doivent enfin pouvoir s’appliquer. Il doit donc développer toutes les parties de son être et les maintenir dans une harmonie aussi claire, et même aussi apparente qu’il est possible. Il doit développer son corps et son esprit. Quant à l’esprit même, il se défendra de ses excès, de ses rêveries, de sa production vague et purement imaginaire, par une critique et une analyse minutieuse de ses jugements, par une division rationnelle de ses fonctions, par la régulation des formes.

… Telles m’apparaissent les trois conditions essentielles qui me semblent définir un véritable Européen, un homme en qui l’esprit européen peut habiter dans sa plénitude. Partout où les noms de César, de Gaius, de Trajan et de Virgile, partout où les noms de Moïse et de saint Paul, partout où les noms d’Aristote, de Platon et d’Euclide ont eu une signification et une autorité simultanées, là est l’Europe. Toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée et soumise, quant à l’esprit, à la discipline des Grecs, est absolument européenne.

Reprenons maintenant ces Trois Sources.

Jérusalem d’abord, la plus ancienne.

On pourrait croire que les siècles précédents avaient tout dit sur l’héritage biblique. Les pays protestants se nourrissaient de la lecture d’un Ancien Testament dont les héros, les guerres et les miracles, étaient devenus, depuis Luther, leur véritable Antiquité. Du côté catholique, Chateaubriand avait brillamment démontré dans le Génie du christianisme que le secret de la grande littérature européenne réside dans la synthèse de la tradition grecque et de la tradition biblique.

[p. 336] Au xxe siècle, cependant, les Européens prennent conscience de plusieurs aspects « nouveaux » de leur héritage sémite.

Rappelons d’abord les thèses de Victor Bérard, qui fait remonter aux mythes et à l’histoire des Phéniciens et des Hébreux l’épopée homérique, et qui décèle une parenté formelle entre les Chroniques de l’Ancien Testament et Les Travaux et les Jours d’Hésiode. Ainsi la source biblique rejaillit parmi nous mêlée à la source hellénique la plus ancienne et la plus vive.

D’une manière plus précise, l’Européen d’aujourd’hui découvre que certaines de ses attitudes les plus typiques, qu’on avait coutume de rapporter à des origines romaines ou grecques, relèvent plutôt de la source hébraïque.

Ainsi, les jacobins croyaient trouver dans Rome les prototypes de l’esprit révolutionnaire. Mais, nous dit André Siegfried :

Notre conception spirituelle, et non plus seulement intellectuelle, de l’homme… c’est à la tradition juive, magnifiquement épanouie dans l’Évangile, que nous la devons. Les prophètes d’Israël, ces démagogues fulgurants et divins, ont déposé dans notre esprit cette soif révolutionnaire de la justice qui distingue socialement l’Occident.

Et de même, ajoute Siegfried, ce n’est pas de la tradition gréco-latine que les révolutions d’aujourd’hui portent la marque :

La passion marxiste se rattache plutôt au vieux ferment d’Israël, à la fois destructeur et chargé d’un espoir indestructiblement tourné vers l’avenir.

Mais voici dans un tout autre domaine un aspect non moins surprenant de l’héritage hébraïque des Européens, un aspect que les siècles précédents avaient ignoré, voire refoulé, en vertu de leurs scientismes antireligieux : l’origine de la science moderne serait bien moins grecque que biblique. C’est Karl Jaspers qui l’a mis en lumière d’après Nietzsche279 :

La passion pour la science appartient en propre à l’Europe, autant que les immenses conquêtes des sciences dans la recherche moderne.

[p. 337] La science européenne est tournée sans limites vers tout ce qui est et qui peut être pensé. Il n’y a rien, pour elle, qui ne vaille la peine d’être connu ; elle paraît se disperser dans l’infini. Mais quel que soit son objet, elle le fait entrer dans des rapports. Elle concilie une extension universelle avec la concentration de toute connaissance dans le cosmos des sciences.

Elle ne souffre aucun voile ; elle ne permet pas la tranquillité d’opinions faites une fois pour toutes. Sa critique impitoyable révèle des faits et des possibilités. Mais sa liberté critique se retourne aussi à tout moment contre elle-même. Elle éclaire ses méthodes, reconnaît les modes de son savoir, le sens et les limites de ses connaissances. Une telle science dépasse de loin les amorces qu’il y eut en Chine, aux Indes, et aussi dans la Grèce antique ; la science grecque est seulement une introduction et un moyen pédagogique. D’où vient la science moderne, quelles impulsions l’ont engendrée ? Elle n’existerait pas sans la religion biblique. Cette thèse a le sens suivant :

Le monde étant créé par Dieu doit être bon dans son essence. C’est, pourquoi tout ce qui est mérite d’être connu, en tant que parcelle de la création. Mais il n’est pas rare qu’une connaissance nouvelle vienne contredire les constructions systématiques qui passaient jusqu’alors pour aller de soi. Même si ces constructions paraissent impliquées dans un ensemble logique — comme ce fut le cas dans la conception du monde et dans la conscience de l’être des Grecs — la science en tant que construction logique fait éclater la logique. La cohérence fermée de la connaissance se trouve sacrifiée en faveur d’une recherche infinie, la paix de la certitude systématique en faveur d’une mise en question qui ne cesse jamais. La logique de la science s’ouvre à l’irrationnel et pénètre en lui tout en s’y soumettant. C’est l’interaction d’hypothèses conçues et d’expériences faites qui permet d’aller de l’avant, dans une lutte continue pour atteindre la réalité. Mais encore plus profondément que ce combat contre l’apparence pour la découverte de l’être, une autre impulsion est agissante ici. Dieu ayant créé le monde paraît responsable de ce qu’il est. La connaissance devient une attaque contre Dieu. Mais, d’autre part, une telle connaissance répond à l’exigence de Dieu qui veut une véracité absolue. Ainsi se développe, à la source de la science, le besoin d’interroger Dieu contre Dieu. Cette impulsion, partie du livre de Job, traverse toute la pensée européenne. C’est cette accusation passionnée et contenue qui, liée à l’amour pour tout ce qui est création de Dieu, a donné naissance à la science européenne — cette science qui, dès lors, se poursuit un certain temps, même après que ces impulsions ont perdu leur force.

La source hébraïque, on le voit, nous réserve encore des surprises — même en dehors des découvertes archéologiques comme celle des « manuscrits de la mer Morte » — et c’est un fait patent [p. 338] qu’elle demeure par la Bible la plus présente et agissante des trois, dans des millions de vies intimes.

Quant à la source grecque, qui ne peut irriguer que les couches intellectuelles de nos pays, elle apparaît décidément en crue, aux dépens de la source romaine.

La renaissance de notre intérêt pour les choses grecques se traduit au xxe siècle par les signes les plus divers : découvertes des philosophes présocratiques (qu’on peut lire depuis peu même en livres de poche) ; vogue des mythes (du complexe d’Œdipe chez Freud jusqu’aux Ulysses de Joyce ou de Kazantzakis, au Prométhée de Spitteler, au Thésée de Gide, aux Orphées de Cocteau, etc.) ; reprise des thèmes et des titres de la tragédie grecque par la plupart de nos dramaturges, poètes et compositeurs (les Choéphores et les Euménides de Claudel et Darius Milhaud, pour ne citer qu’un seul exemple, recréent pour nous le frisson sacré du drame antique, dont un Racine n’avait guère retenu que l’argument) ; redécouverte des secrets du style dorique ; recherche passionnée sur l’orphisme et les mystères…

Un des meilleurs hellénistes de ce temps, le Pr Bruno Snell, de Hambourg, pose ainsi le problème de la vitalité de la source grecque dans notre temps :

L’homme — celui de l’Occident du moins — travaille avec conscience et volonté pour son avenir, et comme il ne peut rien vouloir dans le bleu mais doit s’en tenir à des données réelles, il s’oriente d’après son passé. La question « Que deviendrai-je ? » est toujours liée pour lui à la question : « Que suis-je et qu’ai-je été ? »… Si donc nous voulons devenir des Européens (et c’est bien ce que nous voulons, au fond, quand nous désirons lire ou écrire, et plus pleinement encore, quand nous voulons maintenir la science, la technique et la philosophie) cette question devient pour nous brûlante : que furent les Grecs ? Au surplus, lorsque nous éprouvons les nombreuses insuffisances de la culture européenne moderne, nous nous demandons d’autant plus instamment : que fut donc cette culture aux temps des origines, avant la corruption moderne ?280

Voici, selon lui, ce que l’homme du xxe siècle, dans sa situation historique déterminée, doit et peut attendre de l’hellénisme :

[p. 339] Vers le milieu du xxe siècle, après la Première Guerre mondiale, lorsque l’on se remit à réfléchir sur ce qui valait encore la peine d’être sauvé en Europe, certains doutes se manifestèrent chez nous : les formes anciennes de l’humanisme n’avaient-elles pas fait leur temps ? L’humanisme d’un Érasme, semblait-il, n’était plus qu’une affaire d’érudits, celui de l’époque de Goethe était trop lié à l’esthétique. C’était d’un nouvel humanisme que l’on avait besoin, embrassant le tout de l’homme, non seulement la pensée et le sentiment, mais l’action. Cet humanisme éthique et politique plaçait au centre la notion de Paideia, de culture, et remontait, en fait, à ce qui fut l’origine de l’humanisme isocratique et cicéronien. Toutefois, il n’entendait pas nous ramener à Isocrate et à Cicéron, mais à l’Antiquité dans son ensemble et surtout à cet antipode d’Isocrate que fut Platon : lequel, précisément, n’attribuait pas une dignité particulière à l’homme et à sa culture, et prenait pour mesure de toutes choses non pas l’homme, mais Dieu […] Que les dieux soient la mesure de toutes choses, signifie pour les Grecs que le monde est un cosmos et qu’un ordre strict détermine tout. Cette « Nature », les Grecs ne se sont pas contentés d’y croire : ils ont cherché à la comprendre, et plus ils s’y appliquaient, mieux ils connaissaient que derrière ces dieux existe quelque chose de plus général et tout-embrassant, quelque chose qui donne à la vie direction, sens et consistance. Le fondement de la culture de l’Europe, c’est la découverte par les Grecs de la manière dont cet Ordre se manifeste à notre connaissance comme Loi, à notre sentiment comme Beauté, et à notre activité comme Droit. Croire à l’existence de la Vérité, de la Beauté et du Droit, même quand leurs manifestations n’apparaissent qu’obscurcies dans notre monde, tel est l’héritage des Grecs. Il n’est pas perdu, et conserve aujourd’hui sa force.281

Cependant, l’héritage grec, interrogé par l’homme du xxe siècle, tient en réserve bien d’autres réponses que celle des dieux modérateurs. Deux de ses mythes fascinent l’Européen moderne, selon qu’il croit y reconnaître sa passion de l’aventure technique ou de la navigation politique : Prométhée l’orgueilleux et le rusé Ulysse.

Un philosophe des Sciences, Louis Rougier, nous montre un Prométhée européen282 :

Toynbee prétend qu’il y a toujours un mythe fondamental qui préside à la genèse d’une civilisation. Ce mythe, pour celle qui nous occupe, n’est pas difficile à découvrir : c’est le mythe de Prométhée…

Le mythe de Prométhée, c’est la préfiguration de l’esprit de l’Occident. C’est l’esprit de révolte contre les interdits des dieux jaloux, qui symbolisent les craintes de l’humanité primitive en [p. 340] présence des forces aveugles de la nature qui la dominent et qui l’effrayent. C’est l’esprit de curiosité et d’aventure qui pousse Ulysse vers des horizons inconnus, lui fait affronter les périls de la mer, les ruses de Poséidon, et surmonter les dangers qui l’assaillent à force d’intelligence et de courage. C’est le culte du travail et de l’effort qui incite Hercule à purger la terre de ses tyrans, de ses brigands et de ses monstres, à dompter les fleuves, à assainir les vallées, à percer les montagnes, à ouvrir des isthmes, à pacifier et à civiliser la nature. C’est la soif de connaître qui précipite Pline l’Ancien sur le Vésuve en éruption, quitte à perdre la vie. C’est l’esprit critique qui s’élève contre la superstition, cet esprit que célèbre Lucrèce en faisant l’éloge d’Épicure : « Alors que l’humanité traînait sur la terre une vie abjecte, écrasée sous le poids d’une religion dont le visage terrifiant menaçait les mortels du haut des régions célestes, un homme, un Grec, le premier, osa lever ses yeux mortels et se dresser contre elle, en libérant les humains des vaines terreurs de l’Achéron et du Tartare. »

Aux yeux de l’un des hommes auxquels l’union de l’Europe devra le plus, le comte Richard Coudenhove-Kalergi, c’est Ulysse bien plutôt qui préfigure l’aventureux esprit européen :

Ulysse est au vrai sens du terme le prototype de l’Européen, en même temps que le héros du premier roman d’aventures de l’Occident. Il apparaît dans sa pleine stature, à la fois éternelle et moderne, quand on le compare au héros de l’Iliade. Achille, l’idole de l’Antiquité, le premier modèle d’Alexandre le Grand, fut le Siegfried des Grecs, héros juvénile, fort et courageux, sans trop d’esprit, qui se précipite dans la lutte pour y périr bientôt et entrer ainsi dans l’immortalité. Ulysse est incomparablement plus complexe. Son caractère a plusieurs dimensions. Il n’est pas seulement brave et magnanime, mais aussi rusé et astucieux. Européen en ceci que sa passion est domptée par la mesure. Il ne cherche pas l’aventure, mais il la maîtrise si elle vient à sa rencontre. Il ne cherche pas la lutte, mais il gagne. Le sort de ses compagnons lui importe autant que le sien. Malgré ses aventures amoureuses, il demeure un époux aimant et fidèle, un bon fils et un père exemplaire. Il ne conteste pas avec les dieux qui le persécutent, mais supporte un dur destin avec la patience de Job.

Revêtu d’un costume moderne, Ulysse apparaît aussitôt comme un authentique Européen du xxe siècle. Nous pouvons très bien nous le représenter sous la figure trapue d’un Churchill, avec son grand front. Il est vraisemblable que Churchill eût agi avec la même astuce et la même audace qui permirent à Ulysse de se sauver avec ses compagnons de la caverne de Polyphème. Tous les deux sont d’abord des marins. Ulysse n’est pas seulement un guerrier, comme ses camarades de l’Iliade, mais un héros de la mer. Sa lutte principale, tout au long de l’Odyssée, n’est pas dirigée contre les hommes [p. 341] mais contre les éléments, contre les vents et les vagues. En cela aussi, il est un prototype de l’Européen, qui conquit l’hégémonie mondiale parce qu’il avait appris à dominer les mers, et dont l’accomplissement majeur réside dans le triomphe de la technique sur la nature.

Véritable Européen, enfin, par la rencontre en lui, le Grec, des traits de caractères nationaux les plus divers, français, anglais, allemand, italien… S’il renaissait de nos jours, il pourrait être le fils de n’importe laquelle de ces nations. Et il pourrait aussi se distinguer dans n’importe quelle profession : comme ingénieur ou chef d’équipe, comme propriétaire terrien ou officier, comme diplomate ou parlementaire. Sa grandeur procède de sa plénitude dans les trois dimensions du corps, de la volonté et de l’esprit. C’est pourquoi il est le précurseur des modèles de l’humanité à venir : du chevalier médiéval et du gentleman de notre époque. Son port royal contredit le proverbe à bon marché qui dit que l’habit fait le moine. Lorsque la tempête le jette sans aucun vêtement sur la grève de l’île d’Alcinoüs, le roi lui-même et sa fille Nausicaa l’accueillent en hôte d’honneur, sans savoir qui il est : ils ont senti qu’ils avaient à faire à un seigneur, à un héros, mais aussi à un homme d’esprit délié et élevé. On n’imagine pas le vieux Ménélas composant des hymnes pour Hélène, mais on voit très bien le vieil Ulysse, dans son nid d’aigle d’Ithaque, écrivant ses mémoires, Poésie et Vérité. Cette Odyssée primitive, récrite plus tard et remise en forme par un poète, pourrait bien être celle qui a survécu aux siècles et qui, de nos jours, passionne encore la jeunesse européenne, par sa fraîcheur directe, sa vitalité et son humanité.283

Voici enfin une voix très solitaire et insolite, mais qui a porté au plus profond de beaucoup de nos meilleurs esprits, la voix de Simone Weil (1909-1943), qui fut, pour peu de temps, l’âme la plus naturellement grecque et chrétienne de notre temps. Jugeant, et avec quelle intransigeance, du seul point de vue de la spiritualité et de l’amour divin, elle écarte de la vraie tradition européenne tout ce qui n’est pas grec ou évangélique, et notamment la source romaine et la source hébraïque :

L’Évangile est la dernière et merveilleuse expression du génie grec, comme l’Iliade en est la première ; l’esprit de la Grèce s’y laisse voir non seulement en ce qu’il y est ordonné de rechercher à l’exclusion de tout autre bien « le royaume et la justice de notre Père céleste », mais aussi en ce que la misère humaine y est exposée, et cela chez un être divin en même temps qu’humain. Les récits de la Passion montrent qu’un esprit divin, uni à la chair, est altéré par le malheur, tremble devant la souffrance et la mort, se sent au fond de la détresse, séparé des hommes et de Dieu. Le sentiment de [p. 342] la misère humaine leur donne cet accent de simplicité qui est la marque du génie grec, et qui fait tout le prix de la tragédie attique et de l’Iliade.

… Rien n’est plus rare qu’une juste expression du malheur ; en le peignant, on feint presque toujours de croire tantôt que la déchéance est une vocation innée du malheureux, tantôt qu’une âme peut porter le malheur sans en recevoir la marque, sans qu’il change toutes les pensées d’une manière qui n’appartient qu’à lui. Les Grecs, le plus souvent, eurent la force d’âme qui permet de ne pas se mentir ; ils en furent récompensés et surent atteindre en toute chose le plus haut degré de lucidité, de pureté et de simplicité…

Les Romains et les Hébreux se sont crus les uns et les autres soustraits à la commune misère humaine, les premiers en tant que nation choisie par le destin pour être la maîtresse du monde, les seconds par la faveur de leur Dieu et dans la mesure exacte où ils lui obéissaient. Les Romains méprisaient les étrangers, les ennemis, les vaincus, leurs sujets, leurs esclaves ; aussi n’ont-ils eu ni épopées ni tragédies. Ils remplaçaient les tragédies par les jeux de gladiateurs. Les Hébreux voyaient dans le malheur le signe du péché et par suite un motif légitime de mépris. Ils regardaient leurs ennemis vaincus comme étant en horreur à Dieu même et condamnés à expier des crimes, ce qui rendait la cruauté permise et même indispensable.

… Malgré la brève ivresse causée lors de la Renaissance par la découverte des lettres grecques, le génie de la Grèce n’a pas ressuscité au cours de vingt siècles. Il en apparaît quelque chose dans Villon, Shakespeare, Cervantès, Molière, et une fois dans Racine. La misère humaine est mise à nu, à propos de l’amour, dans l’École des Femmes, dans Phèdre. Mais rien de ce qu’ont produit les peuples d’Europe ne vaut le premier poème connu qui soit apparu chez l’un d’eux. Ils retrouveront peut-être le génie épique quand ils sauront ne rien croire à l’abri du sort, ne jamais admirer la force, ne pas haïr les ennemis et ne pas mépriser les malheureux.284

Ne jamais admirer la force… C’est la devise inverse que proposait le fascisme, obsédé par la Rome impériale dont il n’est pas certain qu’il l’avait mieux comprise que les jacobins ne firent de la Rome de Brutus.

Rome a donc mauvaise presse dans l’intelligentsia contemporaine. C’est « la Grosse Bête », dit Simone Weil. « Les Romains sont des gangsters, et bien pire : ils ont souillé même la vraie religion en l’adoptant » :

Les Romains, poignée d’aventuriers réunis par le besoin…, les [p. 343] Romains ne pouvaient rien tolérer qui fût riche en contenu spirituel. L’amour de Dieu est un feu dangereux dont le contact pouvait être funeste à leur misérable divinisation de l’esclavage. Aussi ont-ils impitoyablement détruit la vie spirituelle sous toutes ses formes. Ils ont très cruellement persécuté les pythagoriciens et tous les philosophes affiliés à des traditions authentiques.

… Ils ont exterminé tous les druides de Gaule ; anéanti les cultes égyptiens ; noyé dans le sang et déshonoré par d’ingénieuses calomnies l’adoration de Dionysos. On sait ce qu’ils ont fait des chrétiens au début…

L’inspiration vraiment chrétienne a été heureusement conservée par la mystique. Mais en dehors de la mystique pure, l’idolâtrie romaine a tout souillé… Si un chrétien adore Dieu avec un cœur disposé comme le cœur d’un païen de Rome dans l’hommage rendu à l’empereur, ce chrétien aussi est idolâtre.285

Spengler n’est pas moins dur. Rome n’est pour lui que la « civilisation » extérieure et artificielle qui « achève » (en la tuant) la « culture » hellénique :

Sans âme, sans philosophie, sans art, racistes jusqu’à la brutalité, attachés sans vergogne au succès pratique (les Romains), se dressent comme une barrière entre la culture hellénique et le néant. Leur faculté d’imagination visant uniquement au pratique — ils possédaient un droit sacré réglant les rapports entre les dieux et les hommes comme entre personnes privées, mais ils n’avaient pas une seule légende divine d’origine proprement romaine — est un trait qu’on ne rencontre nulle part à Athènes. Âme grecque et intelligence romaine — voilà ce que c’est. Telle est aussi la différence entre culture et civilisation286.

Spengler ajoute, un peu plus loin :

Les Romains ont, les premiers, par leur énergie pratique, donné à l’esclavage ce style gigantesque qui, pour beaucoup, domine le type de l’économie, de la magistrature et de la vie antique et qui a rabaissé en tout cas considérablement la valeur interne et la dignité du salarié libre. … C’est le césarisme romain, amorcé par C. Flaminius, incarné pour la première fois dans Marius, qui enseigna d’abord à l’Antiquité la splendeur de l’argent — entre les mains d’hommes d’affaires à l’esprit fort et puissamment doués. Autrement, ni César ni la civilisation romaine en général ne seraient intelligibles. Chaque Grec a un trait de Don Quichotte, chaque Romain un de Sancho Panca, toutes leurs autres qualités disparaissent sous celles-ci.

[p. 344] Il est temps que T. S. Eliot vienne nous rappeler que l’Empire ne fut pas seulement la lourde réalité esclavagiste, militaire et bureaucratique des derniers temps, mais aussi le haut idéal de Virgile, l’un des pères spirituels de l’Europe :

Même ceux qui possèdent aussi peu que moi leur latin ne sauraient se remémorer sans émotion ces vers :

His ego nec metas rerum, nec tempora pono :
Imperium sine fine dedi…
Tu regere imperio populos, Romane, memento
(hæ tibi erunt artes) pacique imp oner e morem,
parcere subiectis et debellare superbos…

Je dis que c’était là tout ce qu’on pouvait attendre que Virgile imaginât comme fin de l’Histoire, et que c’était une digne fin. Pensera-t-on vraiment qu’il se trompait ? Il faut se rappeler que l’Empire romain se transforma en Saint-Empire romain. Ce que Virgile proposait à ses contemporains, c’était le plus haut idéal possible, même pour un empire non saint, pour tout empire simplement temporel. Dans la mesure où nous héritons la civilisation de l’Europe, nous sommes encore tous citoyens de l’Empire romain, et le temps n’a pas encore donné tort à Virgile lorsqu’il écrivait nec tempora pono : imperium sine fine dedi. Mais, bien sûr, l’Empire romain que Virgile imaginait et pour lequel Enée avait assumé sa destinée n’était pas tout à fait le même que l’Empire romain des légionnaires, des proconsuls et des gouverneurs, des hommes d’affaires et des spéculateurs, des démagogues et des généraux. C’était quelque chose de plus grand, mais quelque chose qui existe parce que Virgile l’imagina. Il demeure un idéal, mais que Virgile transmit à la chrétienté pour le développer et l’entretenir.

Finalement, il me semble que la place que Dante assigne à Virgile dans la vie future, ce rôle de guide et de maître jusqu’à la barrière qu’il n’était pas autorisé à franchir, et n’était pas capable de franchir, définit exactement la relation entre Virgile et le monde chrétien. Nous voyons que le monde de Virgile, comparé à celui d’Homère, est une approximation du monde chrétien par le choix, l’ordre et les relations de ses valeurs. Ceci n’implique aucune comparaison entre Homère comme poète et Virgile comme poète. Et je ne pense pas non plus que ce soit proprement une comparaison entre les mondes dans lesquels ils vécurent… Il se peut que tout simplement nous en sachions plus sur le monde de Virgile et le comprenions mieux ; et qu’ainsi nous voyions plus clairement ce qui, dans l’idéal romain selon Virgile, est dû à l’esprit philosophique de Virgile lui-même. Car, au sens où un poète est un philosophe (par opposition au sens où un grand poète peut incarner une grande philosophie dans une grande œuvre), Virgile est le plus grand philosophe de la Rome ancienne. Ce n’est donc pas simplement que la civilisation en laquelle vécut Virgile soit plus proche de celle du christianisme [p. 345] que la civilisation d’Homère ; nous sommes en droit de dire que Virgile, parmi les poètes classiques et les prosateurs latins, est proche du christianisme d’une manière unique. Il est une formule que j’ai tenté d’éviter mais que je me sens contraint d’utiliser ici : anima naturaliter Christiana. Est-elle applicable à Virgile ? C’est matière de choix personnel. Mais j’incline à penser que Virgile manque de très peu la marque : et c’est pourquoi, je disais tout à l’heure que Dante selon moi, a mis Virgile à sa juste place.287

Et c’est un essayiste catholique allemand, Reinhold Schneider (1887-1959), qui dans un précieux opuscule, Europa als Lebensform, fait sentir la valeur affective que garde en nous l’image de la Pax Romana :

Fontaine de la présente histoire européenne, telle est la place du Capitole, conçue par Michel-Ange et remise par lui à la Ville. On ne la comprend bien que de nuit, quand Marc Aurèle chevauche solitaire dans la lumière atténuée, dont le reflet renvoyé par les fontaines ruisselle sur les colonnades. Très peu de l’or des anciens temps, des temps de la paix impériale, reste attaché à l’armure de l’empereur ; mais, selon la tradition du peuple romain, cet or s’accroît et lorsqu’il recouvrira toute la statue de l’empereur qui consuma sa vie dans les camps, les expéditions, et sur les champs de bataille, la paix régnera : ainsi l’Europe a trouvé sa figure dans l’empereur protégeant et bénissant la Ville et le Monde. Mais gardons-nous de fuir dans les rêves de peuples souffrants, ce ne serait pas conforme à l’esprit de Marc Aurèle ! « Celui qui a vu ce qui existe aujourd’hui a contemplé d’un seul regard ce qui fut de tout temps et sera de toute éternité. » Le présent contient toute l’histoire du monde. Et si l’Europe existe en nous, dans la plénitude de ses diversités contradictoires et de sa mission infinie, l’Europe est là dès maintenant, comme un destin ; mais si cette figure ne s’instaure pas dans l’intimité de notre être, dans la vie de notre vie et le cœur de notre cœur, comme dit Hamlet à Horatio, alors l’Europe n’existe plus, — et ses terres ne sont plus que champ de bataille abandonné aux puissances techniques de l’inhumain.288

La source germanique n’est même pas mentionnée par Valéry, dans son discours de 1922. Ce Français d’origine génoise n’avait conscience que de ses héritages méditerranéens. Un peu plus tard, la notion même de « Germanentum » se trouvera obscurcie et refoulée sous l’effet des doctrines néo-barbares et chimériques du national-socialisme, et de la réaction d’horreur universelle [p. 346] à la découverte des crimes que ces doctrines prétendaient justifier.

Au surplus, les démocraties nordiques autant que les Latines gardent un réflexe d’hostilité à l’endroit du Saint-Empire. Serait-ce, pour les unes, parce qu’il était « romain », pour les autres, parce qu’il était « de nation germanique » ? C’est plutôt que la notion même de Saint-Empire n’est plus comprise. (Elle ne l’a d’ailleurs jamais été en France ni en Scandinavie.)

Qui rendra donc justice à l’apport germanique ? C’est un historien suisse, de vieille souche fribourgeoise, écrivant en français et vivant aux lisières du domaine alémanique : Gonzague de Reynold. L’un des huit volumes de son œuvre maîtresse, La Formation de l’Europe, est consacré aux Germains, des origines jusqu’aux Carolingiens. Reynold y décrit largement cette « fusion du Barbaricum et de la Romania, sous les auspices de l’Église », dont on peut soutenir (comme on peut le faire aussi de l’entreprise de Charlemagne) qu’elle a véritablement fait l’Europe. Résumons, d’après lui, les deux principales « découvertes » de l’historiographie du xxe siècle européen concernant l’héritage germanique :

1° Fin de la légende des « Grandes invasions » ruinant l’Empire :

… Sans les divisions, sans la faiblesse de l’empire, il n’y aurait pas eu de péril germanique. Les Germains ne furent jamais assez nombreux pour le conquérir. Parler d’invasions germaniques et même de grandes invasions, est une sottise.

Il y a les Germains de l’extérieur, et ceux qui se trouvent à l’intérieur de l’Empire : les seconds défendront l’Empire contre les premiers, prendront le haut commandement de l’armée, deviendront l’Empire :

… À la fin, la question sera de savoir quel sera le peuple germain capable d’assumer la succession du peuple romain et de restaurer l’imperium.289

Ce peuple sera celui des Francs, d’où est issu Charlemagne, « Père de l’Europe »290. La première tentative concrète de fédération [p. 347] européenne au xxe siècle, celle des Six, sera baptisée non sans quelques raisons « L’Europe Charlemagne ».

2° Le Germanisme, avec son droit des communautés populaires, est l’une des deux sources du fédéralisme européen, l’autre étant, selon Reynold, la doctrine trinitaire des premiers conciles :

L’organisation politique et sociale (des Germains) les opposait à la centralisation bureaucratique des Romains. Leur organisation était fédérative au sens plein du terme, puisqu’elle reposait sur le serment : clans réunis en tribu, tribus réunies en peuple ; assemblées d’hommes libres et de guerriers : le Volksthing, qui survit en Suisse dans les Landsgemeinden des cantons montagnards. De là un droit qui, entre les deux extrêmes du jus romanum : l’individu, l’État, est venu insérer les intermédiaires et les amortisseurs qui empêchent l’individu, terme faible, d’être absorbé par l’État, terme fort. Le principe du droit germanique est, en effet, l’idée d’association. Genossenschaftsrecht, dit le grand juriste Gierke.

… Lorsque l’imperium romanum fut, par miracle, devenu chrétien, l’empereur descendit du rang de dieu au rang de représentant de Dieu. Constantin se montra humble vis-à-vis de l’Église, mais ses successeurs, qui avaient adopté l’arianisme, puisèrent dans cette hérésie leur droit à l’absolutisme et au césaropapisme. Le Dieu des ariens, unique et monolithique, s’hypostasia dans l’empereur tout-puissant. Avec le triomphe de la doctrine trinitaire, cette conception ne fut plus possible. « L’empereur n’est pas au-dessus de l’Église mais dans l’Église », rappela durement saint Ambroise à Théodore le pénitent.

Le disciple de saint Ambroise fut saint Augustin… Faire correspondre à un empereur chrétien un régime chrétien fut l’un des buts que se proposa l’auteur de La Cité de Dieu, ce bréviaire de Charlemagne. Dans cet ouvrage qui eut, durant des siècles, autant d’influence que, bien des siècles plus tard, le Contrat social ou le Capital, on lit un passage où l’Église, durant son pèlerinage sur la terre, chemine en compagnie de la diversité humaine qu’elle accepte, qu’elle protège et qu’elle suit. L’idéal politique de saint Augustin, c’est la societas civitatum, l’association des cités libres mais unies dans la même foi et le même amour. La diversité devient alors la condition première de l’unité. C’est le fédéralisme dont on est en droit de dire qu’il est la conception chrétienne de la vie politique et sociale, l’ordre qui assure à tous la tranquillité de la paix.

Avec cette dernière citation, c’est l’héritage chrétien qui est invoqué.

Deux grandes écoles d’historiens de la culture s’opposent, sur [p. 348] ce sujet, non sans violence, durant la période dite de l’entre-deux-guerres (1919-1939). L’une, optimiste par programme, continue la tradition des Lumières, de la science et de la technique prométhéennes, et tient l’Europe pour une création de la Renaissance. L’autre, pessimiste par position plus que par nature, tient les grands siècles (xie au xiiie) du Moyen Âge catholique pour la seule Europe digne du nom. Europe de l’Homme et de l’avenir contre Europe de la chrétienté et du passé ? Il s’agit bien plutôt d’une polémique entre les militants de deux partis qui ont en commun le même souci de sauver l’Europe dans le présent, — cette Europe menacée de l’extérieur par la montée d’empires « quantitatifs », et menacée de l’intérieur par ses divisions séculaires. Mais à quels saints se vouer ? ou à quels savants ?

Laissons à l’un des doyens de l’historiographie européenne, Christopher Dawson, le soin de définir les erreurs symétriques auxquelles s’exposent les deux écoles :

Les historiens modernes, en particulier les Anglais, ont eu fréquemment tendance à se servir du présent comme d’un modèle parfait permettant de juger le passé, et à considérer toute l’histoire comme un processus inévitable, dont l’état actuel des choses serait la phase dernière. Le cas d’un écrivain comme Wells justifie dans une certaine mesure cette interprétation. Son but est en effet de fournir à l’homme moderne un arrière-plan historique et de quoi se former une conception du monde. Mais, même à son point de perfection, cette façon d’écrire l’histoire est fondamentalement contraire à l’esprit de l’histoire, puisqu’elle implique la subordination du passé au présent, et qu’au lieu de libérer l’esprit du provincialisme en élargissant son horizon intellectuel, elle est propre à faire naître le pharisaïsme des historiens whigs ou, ce qui est pire, la complaisance envers soi-même du philistin moderne.

Il est, à l’opposé, un autre danger qui consiste à se servir de l’histoire comme d’une arme contre l’époque moderne, soit par suite d’une idéalisation romantique du passé, soit au profit d’une propagande religieuse ou patriotique. Le second cas est assurément le plus redoutable des deux, puisque l’historien romantique traite au moins l’histoire comme une fin en soi — et ce sont en fait les historiens romantiques qui, les premiers, ont étudié la civilisation médiévale pour elle-même, et non plus comme un moyen d’atteindre quelque autre but. L’historien propagandiste, au contraire, s’inspire de motifs d’un ordre tout à fait étranger à l’histoire et tend inconsciemment à la falsifier dans un dessein apologétique. C’est un risque auquel sont particulièrement exposés les historiens catholiques du Moyen Âge depuis que la renaissance romantique en a exalté « les [p. 349] siècles de foi » et qu’elle a présenté la civilisation de cette période comme l’expression sociale de l’idéal chrétien… Au dernier siècle et au début du présent, ils ont certainement été enclins à faire de l’histoire une branche de l’apologétique, et à idéaliser la culture médiévale pour exalter leur idéal religieux. En réalité, cette façon d’écrire l’histoire manque son but, puisque aussitôt que le lecteur se méfie de l’impartialité de l’historien, il doute de la vérité de tout ce que celui-ci lui présente.291

Certes, Christopher Dawson ne se contente pas de renvoyer dos à dos les deux écoles. Il a décrit mieux que personne l’influence décisive de l’Église sur la formation d’une première synthèse européenne pendant l’âge sombre qui sépare le déclin de l’Empire romain et l’aurore de « l’unité médiévale » (ve au xie siècle). Il ne croit pas que l’humanisme et la technique nous sauveront seuls. Mais il ne décrète pas non plus, qu’hors d’un « retour » à la philosophie de saint Thomas ou à la chrétienté de Grégoire le Grand, il n’y aura plus d’Europe viable ni d’unité européenne praticable :

À la fin du Moyen Âge, l’Europe se détourne de l’Orient et commence à regarder du côté de l’Ouest, vers l’Atlantique.

L’unité médiévale ne dura donc point, car elle avait pour base l’union de l’Église et des peuples du Nord, avec, en plus, un levain d’influence orientale. Sa mort ne signifia pas néanmoins la fin de l’unité européenne. Au contraire, la culture des pays de l’Ouest devint plus autonome, plus indépendante et plus occidentale qu’elle ne l’avait jamais été. La perte de l’unité spirituelle n’entraîna pas le partage de l’Occident entre deux types de civilisation irréductibles l’un à l’autre et hostiles, comme elle l’eût fait certainement quatre ou cinq siècles plus tôt. Malgré sa désunion religieuse, l’Europe conserva son unité de culture, mais celle-ci eut désormais pour base une tradition intellectuelle commune et, plutôt qu’une foi commune, un commun respect pour la tradition classique. La grammaire latine remplaça la liturgie latine en tant que lien d’unité intellectuelle ; l’érudit et le gentilhomme, en tant que représentants de la culture occidentale, remplacèrent le moine et le chevalier. À quatre siècles de catholicisme nordique et d’influence orientale succédèrent quatre siècles d’humanisme et d’autonomie occidentale.

Aujourd’hui l’Europe est menacée de voir s’effondrer la culture séculière et aristocratique qui servit de base à la seconde phase de son unité. Nous ressentons une fois de plus le besoin d’une unité spirituelle, ou tout au moins morale ; nous comprenons qu’une culture purement humaniste et occidentale ne nous convient plus ; [p. 350] nous ne pouvons nous satisfaire plus longtemps d’une civilisation aristocratique qui trouve son unité dans un monde extérieur et superficiel, sans tenir compte des besoins profonds de la nature spirituelle de l’homme. Et en même temps nous n’avons plus la même foi en la supériorité innée de la civilisation occidentale et en son droit à dominer le monde. Nous avons conscience des droits des races et des civilisations sujettes, et nous ressentons à la fois le besoin de nous protéger contre les forces insurgées du monde oriental et d’entrer en contact plus étroit avec ses traditions spirituelles.

Comment il nous faut satisfaire ces besoins, ou même s’il nous est possible de les satisfaire, nous ne pouvons à l’heure présente que le conjecturer. Mais il est bon de ne pas oublier que l’unité de notre civilisation ne repose pas entièrement sur la culture laïque et les progrès matériels des quatre derniers siècles : l’Europe possède des traditions plus profondes, et il nous faut remonter au-delà de l’humanisme et des triomphes superficiels de la civilisation moderne, si nous tenons à découvrir les forces sociales et spirituelles qui ont abouti à faire l’Europe.292

Dawson mettait en garde contre une certaine idéalisation romantique du Moyen Âge, trop souvent décrit comme une époque de foi universelle et d’harmonie profonde des esprits, dont la Réforme serait venue briser traîtreusement « l’unité ». Cette utopie à rebours, qui fut celle de Novalis dans La Chrétienté ou l’Europe, est devenue lieu commun pour l’école catholique de la première moitié du siècle. Personne ne l’a mieux réfutée que l’historien viennois Friedrich Heer, lui-même catholique convaincu :

On ne cesse de parler de la christianisation et de la déchristianisation de l’Europe. Combien ces termes erronés trahissent-ils une fausse position du problème : comme si l’Europe un jour avait été chrétienne, et puis avait cessé de l’être ! C’est là pure légende. Les faits et les archives de l’Histoire démontrent surabondamment que les choses se sont passées tout autrement, démontrent l’unité, la cohérence interne et même intime de l’histoire européenne, à laquelle appartiennent Augustin, Luther et Voltaire, Thomas d’Aquin, Descartes et Kant, les empereurs médiévaux et les rois « par la grâce de Dieu » de France et d’Espagne, dans l’évolution commune d’un phénomène historique, dans l’allégeance à l’Europe.

… Au début du xiiie siècle, César de Heisterbach nous livre ce proverbe dont tant de bouches reprendront les variantes jusqu’au xixe siècle : « On peut imaginer bien des choses, mais pas qu’un évêque allemand puisse entrer au paradis. » Au milieu du xiie siècle. [p. 351] la Vita Heriberti — biographie d’un évêque othonien de Cologne — nous conte l’histoire de ce pauvre qui court les rues de la Sainte Cologne, de la cité de la Cathédrale et des plus prestigieuses fondations religieuses, mais ne trouve pas un seul prêtre qui accepte de baptiser son fils nouveau-né sans exiger une somme que l’homme ne peut payer. Cinquante ans plus tard, la bourgeoisie de Cologne s’adresse au pape Innocent II pour le supplier de diviser en deux paroisses la communauté unique de 60.000 âmes qu’un seul prêtre administre, faute de moyens suffisants pour entretenir d’autres gardiens des âmes.

Le commun peuple d’Europe, jusqu’à l’époque de Jeanne d’Arc et même bien plus tard, ne connaît dans ses larges masses ni cure d’âme individuelle, ni enseignement de la foi, ni institutions paroissiales au sens actuel. Ainsi, jusque bien après la Réformation, le Notre Père, l’Ave Maria et le Credo constituent la seule doctrine transmise, à quoi s’ajoute la prédication muette de l’architecture romane et des fresques d’églises.

La lecture de la Bible est interdite aux fidèles dès le synode de Toulouse en 1229, rappelle F. Heer. La Bible en langue vulgaire est même mise à l’Index par Paul IV en 1559. « Charles-Quint sur son lit de mort doit solliciter de l’Inquisition la permission de lire l’Évangile en français (il n’existe pas de traduction espagnole). » Pendant ce temps, le monachisme est entré en décadence ; la curie romaine est devenue bureaucratique ; des Églises « nationales » se sont constituées dès le xiiie siècle (et non pas dès le xvie siècle) en France, en Angleterre, en Espagne, en Allemagne ; des laïques, non le pape, tentent de réformer l’Église au concile de Bâle, mais en vain… Friedrich Heer conclut :

Toujours et encore, dans de nombreuses publications sur l’Europe et le christianisme, revient ce dangereux lieu commun qui veut que la sécularisation et la déchristianisation de l’Occident aient commencé au xvie siècle avec la Renaissance, l’Humanisme et la Réforme. La réalité toute différente, c’est qu’alors, au xvie siècle, la sécularisation était déjà parvenue à son terme.

En revanche, — et c’est bien la leçon que voulait dégager Friedrich Heer — si la légende d’un Moyen Âge à la Novalis a vécu, si ce passé était fort loin d’être aussi chrétien qu’on l’a dit, ce qui l’a suivi et ce qui va suivre est beaucoup plus chrétien que n’ont su le voir les pessimistes catholiques et les optimistes incroyants :

Le fait incontestable que, par suite des diversités individuelles, [p. 352] nationales et liées au temps, la foi unique soit devenue très tôt la terre nourricière des plus rudes divergences et oppositions, ce fait ne doit pas obscurcir à nos yeux la conscience des liens intimes — soit positifs, soit négatifs — qui n’ont cessé d’exister entre les grandes confessions et conceptions du monde qui s’opposaient. Les hérétiques des xiie et xiiie « appartiennent » au christianisme de leur époque, tout comme le catholicisme post-tridentin, du xvie au xixe siècle, reste intimement relié au protestantisme de ces époques, tant par ses réalisations positives que par ses échecs.

Retenons donc ceci : l’Europe, du ixe au xixe siècle, possède un certain nombre d’éléments unitifs fondamentaux. La liturgie profane intériorisée des poèmes du classicisme allemand est aussi peu concevable sans la liturgie de l’Église, que l’idéalisme allemand sans la théologie chrétienne, ou encore que Goethe sans Raban Maur, Kant sans Thomas d’Aquin, Hegel sans Eusèbe de Césarée. De 800 à 1815, tous les traités de paix en Europe sont conclus in nomine sanctæ et individuæ Trinitatis. Jusqu’à 1850, le latin reste la langue européenne des clercs et des savants (et même, en Hongrie, la langue des chancelleries). Notre tâche est maintenant de montrer comment cette unité millénaire s’est développée en contrastes, positions et contre-positions, affirmations et négations, et a donné lieu à des tensions toujours plus fortes, à des risques multipliés, à une richesse et à une plénitude de possibilités terribles et grandes, qui s’offrent aujourd’hui aux regards du Monde comme constituant l’héritage vivant de l’Europe.293

Source grecque et source chrétienne sont restées de nos jours les deux plus vives. Simone Weil essayait de les confondre. Un grand humaniste libéral, Salvador de Madariaga, préfère nous les montrer complémentaires. Il reprend et rénove un thème classique, le dialogue de Socrate et de Jésus-Christ.

La primauté de l’esprit et de la volonté, et l’étroite parenté entre ces deux facultés dans la psychologie européenne expliquent que les traditions européennes les plus fortes soient la tradition socratique et la tradition chrétienne. Socrate domine l’esprit de l’Europe, le Christ, sa volonté. Il est vain de se demander si ces deux traditions sont la cause ou l’effet du caractère européen ; elles sont toutes deux cause et effet ; et, ce qui est plus, étant donné l’intimité entre l’esprit et la volonté, les deux traditions se sont influencées naturellement, de sorte que, au cours des siècles de vie européenne, Socrate est devenu chrétien et le Christ est devenu socratique…

Ce n’est que lorsqu’il les renie délibérément que l’Européen trahit l’Europe et sa propre nature profonde.

Nous entendons par esprit socratique, un esprit ouvert aux faits, [p. 353] au service de la logique et loyal envers la vérité, mais libre et résistant envers toute doctrine ou conclusion imposée d’avance. L’esprit socratique est fier à l’égard des autres esprits, mais humble vis-à-vis des faits. C’est sur cette double vertu de l’esprit socratique en Europe qu’est fondée la liberté de pensée… En profondeur, l’histoire intérieure de l’Europe doit être comprise comme un effort pour atteindre ce style socratique dans le développement de son esprit, malgré tous les obstacles inhérents aux stades précédents.

Dans cette lutte, l’esprit européen a été à la fois aidé et entravé par l’autre tradition — celle du Christ. Le trait caractéristique de la chrétienté réside en ceci : en mourant sur la Croix pour tous les hommes et pour chacun, le Christ a fondé l’humanisme sur une base spirituelle indestructible et a donné à l’individu une valeur que personne ne peut mettre en doute. En choisissant de boire volontairement la ciguë, plutôt que de renier sa doctrine, Socrate a délivré l’esprit humain du mensonge ; en acceptant de mourir sur la croix, pour expier les péchés de tous les hommes, le Christ a libéré définitivement la volonté de l’Europe de toute inhumanité. Bien entendu, les mensonges et l’inhumanité ont continué à déshonorer l’Europe après ces deux grandes morts auxquelles elle doit la vie, mais seulement comme des négations de son être foncier. L’individualisme européen n’est pas né sur le Golgotha, mais c’est du Golgotha qu’il tire sa force et son inspiration ; et quant à ces individualistes qui restent aveugles devant l’origine chrétienne de leur foi, renvoyons-les à cet Espagnol qui, à la question : quelle est votre religion ? répondait : « Je suis athée, Dieu merci ! »

À côté de cette tradition puissante qui a renforcé de son esprit notre individualisme actif, le christianisme a apporté à l’Europe un système surnaturel qui ne tolérait pas de rivaux. Dans la mesure où le christianisme a détruit ou écarté les croyances « naturelles » païennes et barbares qui hantaient les forêts ombragées et les brumeux rivages, il est venu en aide à la tendance socratique vers la liberté et la clarté de l’esprit. Bientôt, cependant, l’apport de l’Ancien Testament venu d’Asie Mineure et même un certain « folklore » local et païen, qui vint s’ajouter au cours des temps, firent de la tradition chrétienne un danger pour la tradition socratique. Ce fut la période de lutte entre la science et l’Église, l’ère de l’Inquisition, de Giordano Bruno et de Galilée, pendant laquelle Descartes devait surveiller ses propos et même conserver certains de ses manuscrits. Les erreurs ne furent d’ailleurs pas toutes du même côté. Lorsque, au xixe siècle, un certain nombre d’inventions spectaculaires (la vapeur, le gaz, l’électricité, le téléphone) rendirent la science vraiment populaire, certains savants et philosophes perdirent la tête : ils rêvèrent que la science donnerait réponse à tout et l’érigèrent en croyance ; la « science » menaçait alors d’envahir le domaine de la religion en tenant aussi peu compte de la réalité foncière des choses que la religion l’avait fait auparavant lorsqu’elle avait envahi le [p. 354] champ de la science. Cet épisode se termina grâce à une compréhension plus claire des limites de la connaissance.

Peu à peu, les deux domaines furent mieux délimités et mieux définis. La tradition socratique ne viola plus le seuil de la révélation ; la tradition chrétienne accepta pour les choses de la nature les méthodes et les principes de la tradition socratique.

La tradition socratique a fortement agi sur le côté intellectuel de l’Église et a contribué à doter la religion chrétienne d’un système clair et solide de pensée, sous l’impulsion de saint Thomas d’Aquin. Cela revint à européaniser une religion provenant d’Asie Mineure. Dès lors, la religion non seulement dominera le cœur des Européens, en les soumettant à la discipline du Sermon sur la Montagne, mais fera appel à leur esprit en fondant son système intellectuel sur les principes de Socrate.

À son tour, le christianisme pose des limites humaines à la neutralité inhumaine de la recherche socratique. Instruisons-nous, bien entendu, par tous les moyens et par toutes les méthodes possibles ; mais le christianisme tient à ce que toutes les recherches soient, en fin de compte, utiles à l’esprit humain, et à ce que nous n’oublions jamais que nous n’avons pas le droit de faire d’un être humain un simple outil, sans son consentement. Les enquêtes faites par les médecins de Goering sur des prisonniers des camps de concentration pour découvrir la limite de la résistance humaine étaient socratiques, mais n’étaient pas chrétiennes. Elles étaient donc contraires à l’esprit européen.294