5.
L’Europe des adversaires de l’empereur

Napoléon avait raison sur ce dernier point : le seul « équilibre possible » après la chute de son empire, eût été la fédération. De fait, l’équilibre impossible de la Sainte-Alliance fut imposé par des souverains qui, très loin d’« embrasser de bonne foi la cause des peuples », ne purent nouer au nom de la stabilité qu’une précaire Ligue des rois. Toutefois, l’idée européenne avait pris [p. 199] assez de force et rassemblé assez d’espoirs divers pour que les négociateurs des Traités de paix se sentissent obligés de l’honorer au moins des lèvres :

Extrait du protocole de la séance du 5 février 1814, au congrès de Châtillon :

Les plénipotentiaires des cours alliées déclarent qu’ils ne se présentent point aux conférences comme uniquement envoyés par les quatre cours de la part desquelles ils sont munis de pleins pouvoirs, mais se trouvant chargés de traiter la paix avec la France au nom de l’Europe, ne formant qu’un seul tout.

Extrait du traité de Chaumont, 1er mars 1814 :

Le présent traité d’alliance défensive, ayant pour but de maintenir l’équilibre en Europe, d’assurer le repos et l’indépendance des puissances et de prévenir les envahissements qui, depuis tant d’années, ont désolé le monde, les Hautes Parties contractantes sont convenues entre elles d’en étendre la durée de vingt ans, à date du jour de la signature.

Extrait de la Déclaration de Vichy, 15 mars 1814 :

La marche des événements (a donné) aux Cours alliées le sentiment de toute la force de la ligue européenne… La paix sera celle de l’Europe, toute autre est inadmissible.

Extrait de l’Acte de reconnaissance de la neutralité de la Suisse, 1814 et 1815 :

Les Puissances signataires… reconnaissent… que la neutralité et l’inviolabilité de la Suisse… sont dans les vrais intérêts de l’Europe tout entière.

Et Metternich lui-même, l’un des principaux inspirateurs de ces Traités, déclarait :

Depuis longtemps, l’Europe est pour moi une patrie.

Toute l’Europe se mit donc à parler de l’Europe, contre Napoléon qui avait voulu la faire. Mais ce concert des Intellectuels est aussi discordant que celui des Puissances se prétend harmonieux. Trois groupes principaux s’y distinguent : les libéraux, les réactionnaires (désespérés ou visionnaires) et les auteurs des grands systèmes (mystico-métaphysiques ou socioéconomiques).

Domaine d’expression française : deux libéraux suisses, Constant et Mme de Staël ; un ultramontain savoyard, Joseph de Maistre ; et un économiste pré-socialiste, Saint-Simon.

Domaine germanique : un groupe de romantiques catholicisants, [p. 200] Novalis, Görres, Baader et Adam Müller ; et un groupe de philosophes aux vues profondes, systématiques et mondiales à la Fichte, les deux Schlegel, Hegel et Schelling.

Mme de Staël servira de trait d’union entre les deux domaines. Et Goethe les dominera de sa stature, mais non pas de son influence.

C’est au moment où Napoléon vient de quitter l’île d’Elbe que Benjamin Constant (1767-1830) publie son célèbre pamphlet : De l’Esprit de conquête et de l’usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne. Certes, il n’y propose pas un plan d’union166, mais l’idée de l’Europe comme formant un ensemble n’est pas seulement dans le titre : elle est le sous-entendu de l’ouvrage entier. Napoléon, c’est l’esprit de conquête et d’uniformité imposé par les armes, c’est l’anti-Europe. La polémique de Benjamin Constant contre la guerre se lie donc à une attaque contre l’idée jacobine de la nation centralisée. Par là même, Benjamin Constant se fait le précurseur des fédéralistes modernes, partisans d’une Europe unie dans ses diversités et opposant au nationalisme abstrait, niveleur et fermé, d’une part l’union pacifique des peuples, d’autre part la renaissance des réalités locales, écrasées par l’État-nation167.

Il est assez remarquable que l’uniformité n’ait jamais rencontré plus de faveur que dans une révolution faite au nom des droits et de la liberté des hommes. L’esprit systématique s’est d’abord extasié sur la symétrie. L’amour du pouvoir a bientôt découvert quel avantage immense cette symétrie lui procurait. Tandis que le patriotisme n’existe que par un vif attachement aux intérêts, aux mœurs, aux coutumes de localité, nos soi-disant patriotes ont déclaré la guerre à toutes ces choses. Ils ont tari cette source naturelle du patriotisme, et l’ont voulu remplacer par une passion factice envers un être abstrait, une idée générale, dépouillée de tout ce qui frappe l’imagination et de tout ce qui parle à la mémoire. Pour bâtir l’édifice, ils commençaient par broyer et réduire en poudre les matériaux qu’ils devaient employer. Peu s’en est fallu qu’ils ne désignassent par des chiffres les cités et les provinces, comme ils désignaient par des chiffres les légions et les corps d’armée, tant ils semblaient craindre qu’une idée morale ne pût se rattacher à ce qu’ils instituaient !

[p. 201] … Même dans les États constitués depuis longtemps, et dont l’amalgame a perdu l’odieux de la violence et de la conquête, on voit le patriotisme qui naît des variétés locales, seul genre de patriotisme véritable, renaître comme des cendres, dès que la main du pouvoir allège un instant son action. Les magistrats des plus petites communes se complaisent à les embellir. Ils en entretiennent avec soin les monuments antiques. Il y a presque dans chaque village un érudit, qui aime à raconter ses rustiques annales, et qu’on écoute avec respect. Les habitants trouvent du plaisir à tout ce qui leur donne l’apparence, même trompeuse, d’être constitués en corps de nation, et réunis par des hens particuliers. On sent que s’ils n’étaient arrêtés dans le développement de cette inclination innocente et bienfaisante, il se formerait bientôt en eux une sorte d’honneur communal, pour ainsi dire, d’honneur de ville, d’honneur de province, qui serait à la fois une jouissance et une vertu. Mais la jalousie de l’autorité les surveille, s’alarme, et brise le germe prêt à éclore.

L’attachement aux coutumes locales tient à tous les sentiments désintéressés, nobles et pieux. Quelle politique déplorable que celle qui en fait de la rébellion ! Qu’arrive-t-il ? que dans tous les États où l’on détruit ainsi toute vie partielle, un petit État se forme au centre : dans la capitale s’agglomèrent tous les intérêts : là vont s’agiter toutes les ambitions : le reste est immobile. Les individus, perdus dans un isolement contre nature, étrangers au heu de leur naissance, sans contact avec le passé, ne vivant que dans un présent rapide, et jetés comme des atomes sur une plaine immense et nivelée, se détachent d’une patrie qu’ils n’aperçoivent nulle part, et dont l’ensemble leur devient indifférent, parce que leur affection ne peut se reposer sur aucune de ses parties.

La variété, c’est de l’organisation : l’uniformité, c’est du mécanisme. La variété, c’est la vie : l’uniformité, c’est la mort.

L’année même où paraissait la brochure de Constant, manifeste du libéralisme politique, où mourait Fichte, théoricien du nationalisme autarcique, où Napoléon partait pour Sainte-Hélène tandis que Gentz, le « chevalier de l’Europe » se voyait placé au cœur des grandes affaires, un obscur aristocrate français, le comte Henri de Saint-Simon-Sandricourt (1760-1825), ancien officier, ancien spéculateur, ancien détenu de la Terreur, économiste, ingénieur, écrivain, et futur fondateur d’une secte religieuse, publiait un plan d’États-Unis d’Europe d’une conception absolument nouvelle. En voici le titre complet :

De la réorganisation de la Société européenne, ou de la nécessité de rassembler les peuples de l’Europe en un seul corps politique, en conservant à chacun son indépendance nationale.

[p. 202] Sans même tenir compte de l’influence que Saint-Simon devait exercer par la suite sur l’historiographie par Augustin Thierry, sur la philosophie et la sociologie par Auguste Comte, sur les grandes œuvres du capitalisme industriel par F. de Lesseps (canal de Suez) et sur le socialisme français par Enfantin, Fourier et les phalanstériens, on doit reconnaître à son plan européen deux qualités majeures : 1° il rompt avec la tradition Dubois — Sully — Saint-Pierre des alliances des princes, que Metternich et Alexandre allaient tenter de réaliser, en vain, et il propose l’élection de députés européens par les « corporations », ou professions qu’ils représenteront ; 2° il place le problème européen sur le terrain des « intérêts communs et des engagements solides ». Plus que tout autre auteur de Plans antérieurs, il se fonde sur l’économie. Il est le vrai précurseur de la tendance institutionnaliste du xxe siècle, qui a produit le Marché commun et l’OCDE. Qu’on en juge :

Le traité de Westphalie établit un nouvel ordre de choses par une opération politique, qu’on appela équilibre des puissances. L’Europe fut partagée en deux confédérations qu’on s’efforçait de maintenir égales : c’était créer la guerre et l’entretenir constitutionnellement ; car deux ligues d’égale force sont nécessairement rivales, et il n’y a pas de rivalités sans guerres.

Dès lors chaque puissance n’eut d’autre occupation que d’accroître ses forces militaires. Au lieu de ces chétives poignées de soldats levées pour un temps et bientôt licenciées, on vit partout des armées formidables, toujours sur pied, presque toujours actives ; car depuis le traité de Westphalie la guerre a été l’état habituel de l’Europe…

L’Europe a formé autrefois une société confédérative unie par des institutions communes, soumise à un gouvernement général qui était aux peuples ce que les gouvernements nationaux sont aux individus : un pareil état de choses est le seul qui puisse tout réparer.

Je ne prétends pas sans doute qu’on tire de la poussière cette vieille organisation qui fatigue encore l’Europe de ses débris inutiles : le xixe siècle est trop loin du xiiie. Une constitution, forte par elle-même, appuyée sur des principes puisés dans la nature des choses et indépendans des croyances qui passent et des opinions qui n’ont qu’un temps : voilà ce qui convient à l’Europe, voilà ce que je propose aujourd’hui…

À toute réunion de peuples comme à toute réunion d’hommes, il faut des institutions communes, il faut une organisation : hors de là, tout se décide par la force.

Vouloir que l’Europe soit en paix par des traités et des congrès, [p. 203] c’est vouloir qu’un corps social subsiste par des conventions et des accords : des deux côtés il faut une force coactive qui unisse les volontés, concerte les mouvemens, rende les intérêts communs et les engagemens solides…

… L’Europe aurait la meilleure organisation possible, si toutes les nations qu’elle renferme, étant gouvernées chacune par un parlement, reconnaissaient la suprématie d’un parlement général placé au-dessus de tous les gouvememens nationaux et investi du pouvoir de juger leurs différens.

… Il en est du gouvernement européen, comme des Gouvernemens nationaux, il ne peut avoir d’action sans une volonté commune à tous ses membres. Or, cette volonté de corps qui, dans un gouvernement national, naît du patriotisme national, dans le gouvernement européen ne peut provenir que d’une plus grande généralité de vues, d’un sentiment plus étendu, qu’on peut appeler le patriotisme européen.

C’est l’institution qui forme les hommes, dit Montesquieu ; ainsi, ce penchant qui fait sortir le patriotisme hors des bornes de la patrie, cette habitude de considérer les intérêts de l’Europe, au lieu des intérêts nationaux, sera pour ceux qui doivent former le parlement européen, un fruit nécessaire de son établissement.

Il est vrai ; mais aussi ce sont les hommes qui font l’institution, et l’institution ne peut s’établir si elle ne les trouve tout formés d’avance, ou du moins préparés à l’être.

C’est donc une nécessité de n’admettre dans la chambre des députés du parlement européen, c’est-à-dire dans l’un des deux pouvoirs actifs de la constitution européenne, que des hommes qui, par des relations plus étendues, des habitudes moins circonscrites dans le cercle des habitudes natales, des travaux dont l’utilité n’est point bornée aux usages nationaux, et se répand sur tous les peuples, sont plus capables d’arriver bientôt à cette généralité de vues qui doit être l’esprit de corps, à cet intérêt général qui doit être l’intérêt de corps du parlement européen.

Des négocians, des savans, des magistrats et des administrateurs doivent être appelés seuls à composer la chambre des députés du grand parlement.

Et en effet, tout ce qu’il y a d’intérêts communs à la société européenne, peut être rapporté aux sciences, aux arts, à la législation, au commerce, à l’administration et à l’industrie.

Chaque million d’hommes sachant lire et écrire en Europe, devra députer à la chambre des communes du grand parlement un négociant, un savant, un administrateur et un magistrat. Ainsi, en supposant qu’il y ait en Europe soixante millions d’hommes sachant lire et écrire, la chambre sera composée de deux-cent-quarante membres.

Les élections de chacun des membres se feront par la corporation à laquelle il appartiendra. Tous seront nommés pour dix années…

[p. 204] Toute question d’intérêt général de la société européenne sera portée devant le grand parlement, et examinée et résolue par lui. Il sera le seul juge des contestations qui pourront s’élever entre les Gouvememens.

Le parlement européen devra avoir en propriété et souveraineté exclusive une ville et son territoire.

Le parlement aura le pouvoir de lever sur la confédération tous les impôts qu’il jugera nécessaires.

Toutes les entreprises d’une utilité générale pour la société européenne, seront dirigées par le grand parlement : ainsi, par exemple, il joindra par des canaux le Danube au Rhin, le Rhin à la Baltique, etc.

Sans activité au-dehors, il n’y a point de tranquillité au-dedans. Le plus sûr moyen de maintenir la paix dans la confédération sera de la porter sans cesse hors d’elle-même, et de l’occuper sans relâche par des grands travaux intérieurs. Peupler le globe de la race européenne, qui est supérieure à toutes les autres races d’hommes ; le rendre voyageable et habitable comme l’Europe, voilà l’entreprise par laquelle le parlement européen devra continuellement exercer l’activité de l’Europe, et la tenir toujours en haleine.

L’instruction publique dans toute l’Europe, sera mise sous la direction et la surveillance du grand parlement.

Un code de morale tant générale que nationale et individuelle, sera rédigé par les soins du grand parlement, pour être enseigné dans toute l’Europe. Il y sera démontré que les principes sur lesquels reposera la confédération européenne, sont les meilleurs, les plus solides, les seuls capables de rendre la société aussi heureuse qu’elle puisse l’être, et par la nature humaine, et par l’état de ses lumières.

Le grand parlement permettra l’entière liberté de conscience, et l’exercice libre de toutes les religions ; mais il réprimera celles dont les principes seraient contraires au grand code de morale qui aura été établi.

Ainsi, il y aura entre les peuples européens ce qui fait le lien et la base de toute association politique : conformité d’institutions, union d’intérêts, rapport de maximes, communauté de morale et d’instruction publique…

Après de grands efforts et de grands travaux, je me suis placé du point de vue de l’intérêt commun des peuples européens. Ce point est le seul duquel on puisse apercevoir et les maux qui nous menacent et les moyens d’éviter ces maux. Que ceux qui dirigent les affaires s’élèvent à la même hauteur que moi, et tous verront ce que j’ai vu…

Il viendra sans doute un temps où tous les peuples de l’Europe sentiront qu’il faut régler les points d’intérêt général, avant de descendre aux intérêts nationaux ; alors les maux commenceront à devenir moindres, les troubles à s’apaiser, les guerres à s’éteindre ; c’est là que nous tendons sans cesse, c’est là que le cours de l’esprit [p. 205] humain nous emporte ! mais lequel est le plus digne de la prudence de l’homme ou de s’y traîner, ou d’y courir ?

Le comte Joseph de Maistre (1754-1821) né en Savoie, longtemps ministre du roi de Sardaigne à St-Petersbourg, représente en marge de la France, — quoique grand écrivain de langue française — l’opposition la plus fanatique à la Révolution libérale ou jacobine, à Napoléon, au nationalisme et à la démocratie. Convaincu que l’Europe (audax Japeti genus, comme l’écrivait Horace) est à la tête de l’humanité, il n’en énonce pas moins les prophéties les plus sombres sur son avenir, car il ne peut imaginer pour elle qu’un seul salut : le retour de tous les peuples à Rome, et leur subordination sans condition au pape, « grand Démiurge de la civilisation », fondateur de la « monarchie européenne » et « source de la souveraineté de l’Europe ». Mais comment croire à la réalisation de cette grandiose rêverie théocratique ? On doute que son auteur y ait cru. Il écrit en effet, le 9 août 1819 (lettre au comte de Marcellus) : « Je meurs avec l’Europe, je suis en bonne compagnie. »

Dans son livre intitulé Du pape168, publié deux ans plus tard, il n’en définit pas moins la supériorité de l’Europe et de la liberté sur l’Asie et le despotisme :

L’univers s’est partagé en deux systèmes d’une diversité tranchante.

La race audacieuse de Japhet n’a cessé, s’il est permis de s’exprimer ainsi, de graviter vers ce qu’on appelle la liberté, c’est-à-dire vers cet État où le gouvernement est aussi peu gouvernant, et le gouverné aussi peu gouverné qu’il est possible. Toujours en garde contre ses maîtres, tantôt l’Européen les a chassés, et tantôt il leur a opposé des lois. Il a tout tenté, il a épuisé toutes les formes imaginables de gouvernement, pour se passer de maîtres ou pour restreindre leur puissance.

L’immense postérité de Sem et de Cham a pris une autre route. Depuis les temps primitifs jusqu’à ceux que nous voyons, toujours elle a dit à un homme : Faites tout ce que vous voudrez, et lorsque nous serons las, nous vous égorgerons.

Du reste, elle n’a jamais pu ni voulu comprendre ce que c’est qu’une république ; elle n’entend rien à la balance des pouvoirs, à tous ces privilèges, à toutes ces lois fondamentales, dont nous sommes si fiers. Chez elle, l’homme le plus riche et le plus maître de ses actions, le possesseur d’une immense fortune mobilière, absolument [p. 206] libre de la transporter où il voudroit, sûr d’ailleurs d’une protection parfaite sur le sol européen, et voyant déjà arriver à lui le cordon ou le poignard, les préfère cependant au malheur de mourir d’ennui au milieu de nous.

Personne sans doute n’imaginera de conseiller à l’Europe le droit public, si court et si clair, de l’Asie et de l’Afrique ; mais puisque le pouvoir chez elle est toujours craint, discuté, attaqué ou transporté ; puisqu’il n’y a rien de si insupportable à notre orgueil que le gouvernement despotique, le plus grand problème européen est donc de savoir : Comment on peut restreindre le pouvoir souverain sans le détruire.

On s’est demandé si le vrai but du livre n’était pas de ramener à l’obédience de Rome l’empereur Alexandre Ier. Pour une négociation de cette nature, de Maistre a peu d’atouts : il condamne d’avance toute idée de rapprochement avec l’orthodoxie ou avec les protestants, qui n’ont qu’à se soumettre. Pour les premiers, le retour à Rome serait le seul moyen de « s’élever au plus haut niveau de la culture européenne » ; pour les seconds, il s’agirait d’une abdication de leur « orgueil » et d’une conversion totale, car, dit-il, « la moitié (protestante) de l’Europe est sans religion ». Bien plus, à l’en croire :

Le plus grand ennemi de l’Europe, qu’il importe d’étouffer par tous les moyens qui ne sont pas des crimes, l’ulcère funeste qui s’attache à toutes les souverainetés et qui les ronge sans relâche, le fils de l’orgueil, le père de l’anarchie, le dissolvant universel, c’est le protestantisme.

Fille de Necker, ministre genevois, protestant et libéral, de Louis XVI, la baronne de Staël-Holstein (1766-1817) est aux antipodes spirituels de son voisin de Chambéry, le ministre savoyard du roi de Sardaigne. Elle est née pour unir, pour admirer, Maistre pour provoquer et jeter l’anathème ; elle exalte la paix, pendant que lui profère que la guerre est divine ; elle voit dans le catholicisme et le protestantisme deux besoins complémentaires du cœur humain, et lui ne voit dans la Réforme que l’ennemi juré de l’unité. Ne serait-ce pas qu’il se fait de l’unité la même idée formelle et coercitive que les jacobins exécrés ? Mme de Staël est de l’école fédéraliste, qui est aussi œcuménique :

Il y a dans l’esprit humain deux forces très distinctes : l’une inspire le besoin de croire, l’autre celui d’examiner. L’une de ces facultés [p. 207] ne doit pas être satisfaite aux dépens de l’autre : le protestantisme et le catholicisme ne viennent point de ce qu’il y a eu des papes et Luther ; c’est une pauvre manière de considérer l’histoire que de l’attribuer à des hasards. Le protestantisme et le catholicisme existent dans le cœur humain ; ce sont des puissances morales qui se développent dans les nations, parce qu’elles existent dans chaque homme.

… Il se peut qu’un jour un cri d’union s’élève, et que l’universalité des chrétiens aspire à professer la même religion théologique, politique et morale ; mais avant que ce miracle soit accompli, tous les hommes qui ont un cœur et qui lui obéissent, doivent se respecter mutuellement…

Au reste, cette même religion chrétienne n’a-t-elle pas commencé par unir les contraires, fondant ainsi l’Europe ?

La religion chrétienne a été le lien des peuples du Nord et du Midi ; elle a fondu, pour ainsi dire, dans une opinion commune des mœurs opposés ; et, rapprochant des ennemis, elle en a fait des nations dans lesquelles les hommes énergiques fortifiaient le caractère des hommes éclairés. Ce mélange s’est fait lentement, sans doute. La providence éternelle prodigue les siècles à l’accomplissement de ses desseins, et notre existence passagère s’en irrite et s’en étonne ; mais enfin les vainqueurs et les vaincus ont fini par n’être plus qu’un même peuple dans les divers pays de l’Europe et la religion chrétienne y a puissamment contribué.169

Le rôle historique joué par Mme de Staël a bien moins consisté dans son opposition impuissante à Napoléon, que dans l’usage fécond qu’elle a fait de son exil. Coppet devint grâce à elle (comme le lui reprocheront les nationalistes de l’école de Charles Maurras) la « trouée » par laquelle la France fut ouverte au renouveau de la pensée européenne, initié par le génie des Goethe et des Herder. Son ouvrage intitulé De l’Allemagne est un acte européen dont les conséquences se révéleront plus amples que celles des actes diplomatiques de l’époque :

Il faut, dans nos temps modernes, avoir l’esprit européen.

… Les nations doivent se servir de guide les unes aux autres, et toutes auraient tort de se priver des lumières qu’elles peuvent mutuellement se prêter. Il y a quelque chose de très-singulier dans la différence d’un peuple à un autre : le climat, l’aspect de la nature, la langue, le gouvernement, enfin surtout les événements de l’histoire, puissance plus extraordinaire encore que toutes les autres, [p. 208] contribuent à ces diversités, et nul homme, quelque supérieur qu’il soit, ne peut deviner ce qui se développe naturellement dans l’esprit de celui qui vit sur un autre sol et respire un autre air ; on se trouvera donc bien en tout pays d’accueillir les pensées étrangères ; car dans ce genre, l’hospitalité fait la fortune de celui qui reçoit.

… Enfin, il reste encore une chose, dont l’ignorance et la frivolité ne peuvent jouir, c’est l’association de tous les hommes qui pensent, d’un bout de l’Europe à l’autre. Souvent ils n’ont entre eux aucune relation ; ils sont dispersés souvent à des grandes distances l’un de l’autre ; mais quand ils se rencontrent, un mot suffit pour qu’ils se reconnaissent. Ce n’est pas telle religion, telle opinion, tel genre d’étude, c’est le culte de la vérité qui les réunit. Tantôt, comme les mineurs, ils creusent jusqu’au fond de la terre, pour pénétrer, au sein de l’éternelle nuit, les mystères du monde ténébreux ; tantôt ils s’élèvent au sommet du Chimboraço, pour découvrir au point le plus élevé du globe, quelques phénomènes inconnus, tantôt ils étudient les langues de l’Orient, pour y chercher l’histoire primitive de l’homme, tantôt ils vont à Jérusalem pour faire sortir des ruines saintes une étincelle qui ranime la religion et la poésie ; enfin, ils sont vraiment le peuple de Dieu, ces hommes qui ne désespèrent pas encore de la racine humaine, et veulent lui conserver l’empire de la pensée.170

Il n’y a pas de plus éminent service à rendre à la littérature, que de transporter d’une langue à l’autre les chefs-d’œuvre de l’esprit humain. Il existe si peu de productions du premier rang ; le génie, dans quelque genre que ce soit, est un phénomène tellement rare, que si chaque nation moderne en était réduite à ses propres trésors, elle serait toujours pauvre. D’ailleurs, la circulation des idées est, de tous les genres de commerce, celui dont les avantages sont les plus certains.171

On va retrouver l’écho de cet œcuménisme ou fédéralisme des esprits dans les déclarations de Goethe sur la littérature mondiale.