3.
Le Mythe de Japhet

S’il reste vrai que le mythe du rapt d’Europe se trouve traduire le mouvement général qui a porté d’Est en Ouest, du Proche-Orient sémitique vers le « continent sans nom » des peuplades colonisantes et des éléments de civilisation religieux et techniques, c’est à un autre mythe, moins connu de nos jours, que nous devons attribuer la persistance d’un concept de l’Europe comme continent distinct, même aux époques où le nom d’Europe n’éveillait plus, dans les esprits, que la seule idée géographique d’une des trois grandes régions de l’univers alors connu.

C’est à la Bible, interprétée par les premiers Pères de l’Église, qu’entend remonter, dès le ive siècle de notre ère, cette tradition indépendante de la Grèce : nous l’appellerons le Mythe de Japhet.

Selon saint Jérôme (346-420) dans son Liber hebraicarum questionum in Genesim, comme selon saint Ambroise (né en 340), les trois fils de Noé, Sem, Cham et Japhet, ont reçu en partage les trois parties du monde que sont respectivement l’Asie, l’Afrique et l’Europe.

Cette tripartition mythique de la terre va dominer toute la géographie du Moyen Âge. Elle se fonde sur les chapitres 9 et 10 de la Genèse, qui racontent comment les fils de Noé au sortir de l’Arche, reçurent de leur père l’ordre de remplir toute la terre [p. 24] de leur postérité. Ils ne furent pas traités également, car Sem et Japhet ayant couvert la nudité de Noé ivre furent seuls bénis par lui :

Béni soit l’Éternel, Dieu de Sem, et que Canaan (fils de Cham) soit leur esclave ! Que Dieu étende les possessions de Japhet, qu’il habite dans les tentes de Sem, et que Canaan soit leur esclave ! (Gen. 9, 26 et 27.)

Pour Ambroise, les fils de Sem sont bons, ceux de Cham mauvais, ceux de Japhet « indifférents », c’est-à-dire païens, « attachés aux biens de ce monde », mais capables de se convertir11.

Les commentateurs des siècles suivants comme Paul Orose et Philastre de Brescia reprennent et précisent la tripartition d’Ambroise. Pour saint Augustin, Japhet est l’ancêtre des peuples de l’Occident, qui comprend l’Europe et l’Afrique, tandis que Sem est l’ancêtre des peuples de l’Orient. Augustin voit dans Genèse 9, 27 une prophétie, prophetica benedictio, et l’interprète ainsi : les tentes de Sem représentent l’Église ; Japhet, par sa postérité « s’étendra » jusqu’au domaine de Sem, donc les peuples de l’Europe se convertiront au vrai Dieu. Le mot sur lequel insistent tous ces exégètes est celui que nous avons souligné dans le verset 27 cité : dilatet selon la Vulgate. Japhet (ou Yepheth, de phatah = se dilater, se répandre) signifie latitude, largeur, expansion. Ainsi l’expansion de l’Empire romain en Europe et dans tout l’orbis terrarum connu à l’époque, a pré-formé, selon Isidore de Séville, l’expansion de l’Église chrétienne. Le concept d’Europe reçoit ainsi un contenu religieux en même temps qu’un contenu géographique. Isidore fait entrer dans la postérité de Japhet les Cappadociens, Ciliciens, Ioniens, Thraces, Gaulois et Espagnols :

Tels sont les peuples de la lignée de Japhet, qui, du Mont Taurus dans l’Asie médiane jusqu’à l’Océan Britannique posséderont toute l’Europe (omnem Europam).

Jürgen Fischer cite une douzaine d’auteurs du ve au xve siècle qui rattachent à Japhet et à ses 23 ou 26 fils et petits-fils, les diverses « nations » ou familles qui peuplent l’Europe, avec [p. 25] leurs langues distinctes. Relevons en passant que certains de ces auteurs divisent le genre humain en trois classes : Les hommes libres, fils de Sem, les soldais, fils de Japhet, et les esclaves, fils de Cham.

Il n’est certes pas démontrable, mais possible, que la relation entre Japhet et l’Europe se soit vue confirmée dans l’esprit de ces auteurs par la traduction en grec de l’allégorie (biblique) : au latin latus (large, étendu) correspond le grec eurus, dont dérive la forme poétique europos, assimilée à « Europe » par homophonie.12

Un lien — problématique, il est vrai, et proche du calembour — serait ainsi établi entre la Genèse et la mythologie grecque. L’Europe ferait partie de l’économie du salut, serait donc un concept acceptable aux yeux des Pères. Et le mythe de Japhet, ainsi interprété, exprimerait assez bien l’état du continent dans la seconde moitié de notre premier millénaire : ce mélange originellement « indifférent » (à l’égard de la vraie foi) de païens et de convertis toujours plus nombreux, qui porte en bloc le nom d’Europe.

L’origine japhétique de l’Europe ne fut guère contestée jusqu’au xixe siècle. Joseph de Maistre encore, comme Bossuet, la tient pour un dogme établi. Vico spécule à partir d’elle sur la formation des langues. Campanella se demande si « l’expansion » de Japhet dans les tentes de Sem ne peut pas signifier « domination » de l’Europe sur le monde arabe… Mais Voltaire croit pouvoir réfuter la légende en affectant de l’interpréter littéralement jusqu’à l’absurde — l’un de ses procédés favoris :

Je laisse à de plus savans que moi le soin de prouver que les trois enfans de Noé, qui étaient les seuls habitans du globe, le partagèrent tout entier ; qu’ils allèrent chacun, à deux ou trois-mille lieues l’un de l’autre, fonder par-tout de puissans empires ; et que Javan son petit-fils peupla la Grèce en passant en Italie : que c’est de là que les Grecs s’appelèrent Ioniens parce qu’Ion envoya des colonies sur les côtes de l’Asie Mineure ; que cet Ion est visiblement Javan, en changeant I en Ja, et on en van. On fait de ces contes aux enfans, et les enfans n’en croient rien.13

Mais les enfants parfois sont mauvais juges et la gaminerie de Voltaire a tort en l’occurrence. L’émigration des Sémites « phéniciens » [p. 26] vers l’Ionie, patrie d’Homère (certains ayant passé par la Boétie de Cadmus) est aujourd’hui bien attestée14.

Mais si l’on songe à l’immense popularité de la légende de Japhet chez les clercs de tout rang, pendant quatorze siècles, on s’étonne d’observer que deux ou trois humanistes seulement aient osé suggérer que cette tradition étant celle de la chrétienté, la logique eût voulu que notre continent fût nommé Japhétie plutôt qu’Europe. Ainsi Guillaume Postel, au xvie siècle :

Non, est, quod repetatur, eam partem terræ, quam fabulæ Europam dixere, Japetiam debere dici, ob primum ilium Japetum non tantum illius, sed universi orbis principem institutum.15