2.
Vertus et valeurs européennes
Tel étant l’héritage européen, que sommes-nous décidés à en tirer, nous les Européens du xxe siècle ? Depuis un tiers de siècle, l’Europe intellectuelle — précédant l’Europe politique, donc la presse, qui fait l’opinion — n’a cessé de s’interroger sur ses vrais buts, sur ceux qu’elle peut et doit donner à ses rêves et à sa volonté.
Quelles sont nos valeurs spécifiques, celles qui manqueraient au monde et à l’humanité, si l’Europe tout d’un coup venait à disparaître, engloutie par une catastrophe dont les causes sont imaginables ?
Les réponses que Ton va citer ne sont peut-être pas les meilleures, mais certainement les plus typiques et les plus « vraies », dans ce sens qu’elles traduisent fidèlement ce que l’Europe veut d’elle-même par ses meilleurs esprits. (Quant aux [p. 355] répétitions inévitables de certains thèmes — celui de la liberté ou celui du refus — observons que leur fréquence est significative, et que les nuances qui les différencient ne le sont pas moins.)
Fondateur de la phénoménologie, maître de Heidegger et de la plupart des philosophes qui comptent aujourd’hui, Edmund Husserl (1859-1938) pose la question fondamentale : « Qu’est-ce que l’Europe, pour l’esprit ? » Et il répond : c’est l’esprit de la Philosophie, née de la Grèce :
« La forme spirituelle de l’Europe », qu’est-ce à dire ? C’est l’idée philosophique immanente à l’histoire de l’Europe, ou ce qui revient au même, sa téléologie immanente, qui se manifeste par l’irruption d’une époque nouvelle de l’humanité, l’époque de l’humanité qui désormais entend vivre et peut vivre en configurant librement son existence, sa vie historique, à l’aide d’idées rationnelles et pour des tâches infinies […]
L’Europe de l’esprit a son lieu de naissance. Et j’entends moins par là un lieu géographique situé dans un certain pays (encore que cela puisse se défendre) qu’un lieu spirituel situé dans une certaine nation ou dans certains individus et groupes humains de cette nation. C’est l’antique nation grecque des viie et vie siècles avant
J.-C. En son sein se manifeste une attitude nouvelle de l’individu face au monde environnant. Et à la faveur de cette disposition s’accomplit la percée d’une nouvelle formation spirituelle, qui se développe rapidement en une forme de culture cohérente et systématique : les Grecs la nommèrent philosophie… Dans cette irruption de la philosophie, entraînant avec elle toutes les sciences, je vois, si paradoxal que cela paraisse, le phénomène primordial de l’Europe de l’esprit.
On objectera tout de suite que la philosophie, la science des Grecs, n’est rien qui les désigne d’une manière spécifique ni qui soit apparu pour la première fois dans le monde avec eux. Eux-mêmes n’ont-ils pas parlé des sages de l’Égypte, de Babylone, etc., et n’ont-ils pas reçu leurs enseignements ? Nous possédons aujourd’hui une masse de travaux sur les philosophies indiennes et chinoises, qui mettent ces philosophies sur le même plan que celle des Grecs, et les considèrent simplement comme des configurations historiques variées relevant d’une seule et même conception de la culture. Naturellement, tout élément commun ne fait pas défaut. Cependant, la simple généralité morphologique ne doit pas nous cacher l’intentionalité profonde et nous aveugler sur les différences tout à fait essentielles et de principe.
Ce n’est en effet que chez les Grecs que nous trouvons cette attitude nouvelle à l’égard de la « théorie » qui les porte à rechercher [p. 356] en commun des vérités universelles plutôt que des recettes d’action :
Ce sont des hommes dont l’effort se porte sur la theoria et sur rien d’autre qu’elle, et qui ne cherchent pas individuellement mais ensemble et les uns pour les autres, dans une communauté de travail interpersonnelle dont la croissance et le constant perfectionnement, à mesure que le cercle des collaborateurs s’élargit et que les résultats acquis par des générations de chercheurs se suivent, conduisent enfin à la volonté d’assumer une tâche infinie et générale. L’attitude théorique prend chez les Grecs son origine historique.
La « crise de l’existence européenne » dont on parle tant et qui se manifeste par de nombreux symptômes de dévitalisation n’est pas un sombre destin, ni une impénétrable fatalité ; elle devient compréhensible si on la replace sur l’arrière-plan de la téléologie de l’histoire européenne, philosophiquement interprétable. La condition d’une telle compréhension étant d’ailleurs de saisir d’abord le phénomène « Europe » dans le noyau central de son existence. Pour concevoir tout ce que la « crise » actuelle à d’inessentiel, il s’agirait d’élaborer le concept d’Europe en tant que téléologie historique de buts rationnels infinis. Il s’agit de montrer comment le « monde » européen est né d’idées rationnelles, c’est-à-dire de l’esprit de la philosophie. La « crise » alors pourrait être clairement interprétée comme l’apparent échec du rationalisme… se compromettant dans le naturalisme et dans l’objectivisme.
… La crise de l’existence européenne n’a que deux issues possibles : ou la décadence de l’Europe devenant étrangère à son propre sens rationnel de la vie, la chute dans la haine contre l’esprit et la barbarie ; ou la renaissance de l’Europe dans l’esprit de la philosophie, surmontant définitivement le naturalisme par l’héroïsme de la raison. Le plus grand péril de l’Europe réside dans la fatigue. Si nous combattons ce danger des dangers, en « bons Européens », avec une bravoure qui ne recule pas devant les tâches infinies, alors, du bûcher de l’incroyance, du feu couvant de la désespérance en la mission humaine de l’Occident, des cendres de la grande fatigue, renaîtra le phénix d’une intériorité et d’une spiritualité nouvelles, gages d’un grand et lointain avenir de l’humanité. Car l’esprit seul est immortel.295
Un autre « bon Européen », qui fut longtemps le père autoritaire de la pensée des libéraux, Benedetto Croce (1866-1952), tient que l’histoire européenne se confond avec celle des concepts de liberté et d’humanité :
Parce que c’est là le seul idéal qui ait la solidité qu’eut un temps [p. 357] le catholicisme et la flexibilité que celui-ci n’a pu avoir, le seul idéal qui affronte toujours l’avenir et qui ne prétende pas le fermer dans une forme particulière et contingente, le seul qui résiste à la critique et qui représente pour la société humaine le point autour duquel, dans les fréquents déséquilibres, dans les continuelles oscillations, se rétablit perpétuellement l’équilibre. Ainsi donc, quand on entend demander si ce que l’on appelle l’avenir appartient à la liberté, il faut répondre qu’elle a mieux : qu’elle a l’éternité… Elle demeure dans nombre de nobles intelligences de toutes les parties du monde, qui dispersées et isolées, réduites à une sorte d’aristocratique, mais petite « respublica literaria », lui restent malgré tout fidèles, l’entourent d’un respect plus grand et l’accompagnent d’un plus ardent amour qu’au temps où il n’y avait personne pour l’offenser ou pour révoquer en doute son absolue maîtrise, au temps où le vulgaire se pressait autour d’elle en acclamant son nom et par là même en le contaminant d’une vulgarité dont il s’est maintenant dégagé.
Non seulement la liberté vit dans ces hommes, non seulement elle existe, et résiste dans l’organisation de beaucoup des plus grands États, dans les institutions et dans les usages, mais encore sa vertu opère dans les choses elles-mêmes, s’ouvre un passage plus ou moins lentement à travers les plus âpres difficultés, comme on le voit principalement dans le sentiment et dans la pensée, qui sollicitent maintenant les âmes, d’une trêve et d’une réduction des armements, d’une paix et d’une alliance entre les États de l’Europe, d’une concorde d’intentions et d’efforts entre les peuples de la même Europe, pour sauver dans le monde et pour le bien du monde, sinon leur suprématie économique et politique, du moins leur séculaire suprématie de créateurs et de promoteurs de civilisation, les aptitudes qu’ils ont acquises pour cette œuvre incessante.
C’est là le seul projet politique, parmi les nombreux qui ont été formés après la guerre, qui ne se soit pas perdu et dissipé et qui même gagne du terrain d’année en année et convertisse à lui les esprits qui y répugnaient ou qui se montraient incrédules ou qui encore l’auraient désiré, mais n’osaient pas y croire.
La guerre mondiale — que les historiens futurs considéreront peut-être comme la réduction à l’absurde de tous les nationalismes — si elle a aigri certains rapports entre les États à cause de l’inique et sot traité de paix qui l’a close, a du moins établi une conscience commune des peuples qui se sont sentis, et qui se reconnaîtront toujours mieux, égaux dans les vertus et dans les erreurs, dans les forces et dans les faiblesses, soumis à une même destinée, soupirant après les mêmes amours, tourmentés par les mêmes douleurs, fiers du même patrimoine idéal.
Dès maintenant l’on assiste dans toutes les parties de l’Europe à la germination d’une nouvelle conscience, d’une nouvelle nationalité (parce que, comme nous l’avons vu déjà, les nations ne sont pas des données naturelles, mais des états de conscience et des formations historiques). Et de la même manière dont, voici soixante-dix [p. 358] ans, un Napolitain de l’antique royaume de Naples et un Piémontais du royaume subalpin se firent Italiens sans renier leur être précédent, mais en le haussant et en l’amenant à ce nouvel être, de même Français, Allemands, Italiens et tous les autres se hausseront au rang d’Européens, tourneront leurs pensées vers l’Europe et sentiront leurs cœurs battre pour elle, comme ils battaient précédemment pour leurs patries plus petites qu’ils n’oublieront pas, mais qu’ils aimeront mieux.296
Mais la liberté n’est pas seulement une revendication politique et sociale. Pour Salvador de Madariaga, grand libéral lui aussi, elle est « l’essence même de la vie ». Elle ne serait pas une forme décisive de l’existence si elle n’était pas liée à cette autre valeur qu’a toujours proclamée l’Espagne spirituelle, du Quichotte à Unamuno : la gratuité.
L’Europe tient à la liberté ; elle tient à la qualité ; elle comprend la valeur suprême de l’inutile…
Pour nous, Européens, la vie est un processus créateur qui se poursuit avec chaque pulsation de chaque individu, grâce à sa liberté de décider quelle combinaison d’événements possibles il choisit… Par sa libre décision, l’individu contribue à donner forme à sa propre vie, à choisir son âme, comme dirait Platon.
Cette croyance dans la liberté réside implicitement sur deux axiomes ou affirmations. La première, c’est que, lorsqu’il est libre de choisir, chacun choisira ce qu’il y a de mieux, de sorte que, dans l’ensemble, grâce à l’intégration de tous ces choix heureux, le niveau mondial s’élèvera. Cette affirmation est l’évidence même, pourvu qu’elle soit tempérée par la seconde : que ce « bon » choix est fait suivant les lumières que l’homme en question possède au moment donné, et qu’il est bon qu’il en soit ainsi ; car, s’il devait choisir (même librement) selon des critères empruntés à d’autres, cela profiterait peu à son expérience personnelle, et c’est cela qui importe.
Mais tout ceci présuppose un principe général : l’existence d’un critère de perfection acceptable pour tous. D’où provient cette présupposition ? De l’intuition de « l’esprit humain » dans lequel sont intégrées toutes les facultés humaines dans ce qu’elles ont de plus puissant et de meilleur. Nous pouvons imaginer cet « esprit humain » comme une sphère symbolique dont chaque rayon représente une force humaine ; en poésie, la sphère aurait pour mesure Shakespeare ; en musique, Bach ou Beethoven ; en mathématiques, Newton et Leibniz, et ainsi de suite. Nous admettons instinctivement que chaque individu, à l’intérieur de cette sphère, est représenté [p. 359] par une figure, pour la plupart, aux dimensions pitoyables et menues, mais susceptible de croître.
Les degrés que nous observons dans cette croissance et dans la direction particulière qu’elle emprunte, c’est ce que nous appelons qualité. Nous autres, Européens, insistons sur la liberté parce que nous croyons en la qualité. La qualité est aussi inséparable de l’individualisme que la liberté. Moyennant le processus créateur de liberté, l’individu produit la qualité, par une accumulation de diversités. La diversité, la qualité, la distinction, sont dès lors les aspects essentiels de la vie européenne. Elles expliquent l’abondance, la variété et la richesse humaine de nombreux types d’Européens, depuis les Irlandais jusqu’aux Grecs et des Portugais aux Finnois. Il est exact que certains de ces mots sont parfois devenus mesquins et superficiels ; à la fin du xviiie siècle, un homme de qualité n’était souvent qu’un benêt, et au xxe siècle, un homme de distinction n’est souvent qu’un parasite sans grâce. Mais, malgré ces torsions frivoles de leur sens primitif, la distinction et la qualité restent néanmoins les caractéristiques essentielles de la vie européenne.
Cela est surtout vrai pour la qualité, car la qualité est pour nous Européens, l’essence même de la vie. Toute vie est qualitative et c’est pourquoi en Europe, nous devons nous tenir en garde contre les deux dangers qui menacent notre vie, les deux antipodes de la qualité : la quantité et l’égalité. Notre répugnance pour ces deux concepts s’exprime sans ambage dans le sage dicton français :
« Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre »…
La qualité, la variété, le coin de terre, la vigne, le cru, la saison, autant de concepts qui poussent comme des champignons de choix à l’ombre du goût, autant de formes de la vie européenne qui échapperont toujours au cadre trop rigide des statistiques. Pour elles, aucun plan quinquennal, aucune machine électronique n’est concevable. Elles excluent toute socialisation, toute production en série et toute standardisation. Elles demeurent elles-mêmes et n’essaient de s’améliorer que comme telles. Elles sont à la fois les fleurs et les jardiniers de la forme.
La forme est une autre manifestation spécifique de l’esprit européen. Rien ne serait plus erroné que de qualifier la forme de superficielle. Quoique d’apparence extérieure, elle surgit en réalité des profondeurs des objets qu’elle façonne et fait partie de leur substance même. Le potier sait cela d’instinct. La civilisation, en particulier, est une question de forme… Souvent, une décision qui serait opportune et que la morale ne rejetterait pas explicitement n’est pas prise par l’Européen, parce qu’elle manquerait de forme.
Le refus d’accorder la première place à l’opportunité, démontre le caractère non utilitaire de l’esprit européen. L’utilitarisme est le signe d’une maturité insuffisante. C’est le symptôme clé d’une culture restée en arrêt. Car, lorsque nous exécutons un acte utile, c’est par définition, pour servir un but utile, qui, à son tour, est utile parce qu’il sert un troisième but utile, et ainsi de suite. Mais, quelle serait [p. 360] l’utilité de tout cela, si, à la fin de cette chaîne d’utilité ne brillait pas l’étoile glorieuse de l’inutile ? Les hommes demeurent esclaves aussi longtemps qu’ils se laissent enchaîner à l’utilitaire par des liens qu’ils forgent eux-mêmes ; ils ne se libèrent que lorsque leurs actes quotidiens et utiles s’inspirent d’un esprit de haute inutilité qui donne à la vie son vrai sens, sa poésie, son côté dramatique et sa valeur éternelle.297
Et voilà pour la qualité, but d’une culture, mais qu’en est-il de sa puissance ? Elle dépend, en Europe, d’un heureux équilibre de l’esprit et de la volonté :
Lorsqu’on vient de l’Ouest, on est enclin à considérer l’Europe comme le pays des idées générales. Si l’on vient de l’Est, il semble que ce soit le pays des dures réalités. Située entre l’Amérique, où la volonté l’emporte sur l’esprit, et l’Inde, où l’esprit a la prédominance sur la volonté, la caractéristique essentielle de l’Europe est un équilibre entre la volonté et l’esprit.
C’est cet heureux mélange des deux facultés les plus différenciées chez l’homme, l’esprit et la volonté, qui est probablement la cause de cette intuition que nous avons de l’unité des Européens. Tout cela est évidemment très relatif et très ample et ne doit pas être compris comme si ce mélange d’esprit et de volonté était un don dénié aux personnes nées dans tout autre Continent. Nous prétendons simplement que la qualité essentielle qui caractérise les actions et les œuvres des hommes d’Europe est précisément ce développement harmonieux de l’esprit et de la volonté.
L’esprit et la volonté sont les facultés les plus individualisées de l’homme… Notre continent est sans conteste le plus individualiste de tous. En Asie, l’individu commence tout juste à compter ; en Amérique, il commence à ne plus compter. Le conformisme, les slogans, les hommes faits au moule sont plus loin de l’esprit européen que de celui de n’importe quel autre continent. En Europe, l’individu est roi…
Ceci explique la qualité active de l’esprit européen. Il ne se borne pas à observer l’objet, mais va droit à lui et en prend possession — il s’en saisit. L’esprit de l’Européen est « acquisitif ». Pour lui, le savoir est un moyen de prendre possession de la nature ; attitude qui s’insère entre celle de l’Américain pour qui le savoir est un outil pour l’action, et celle de l’Hindou, pour qui il est un moyen pour se libérer de lui-même.
C’est donc peut-être en Europe que l’esprit et la volonté sont le plus intimement liés, à un tel degré qu’ils sont même inséparables l’un de l’autre. Ceci détermine le rythme particulier de toute la vie européenne, dans laquelle la volonté l’emportant sur l’esprit, [p. 361] va droit au but au cours d’une première phase opiniâtre, délibérée et ultraindividualiste, suivie d’une seconde phase où l’esprit l’emportant sur la volonté, essaie de mettre de l’ordre dans ce chaos initial ; tandis qu’enfin une troisième phase, régie par un équilibre entre l’esprit et la volonté, amène une synthèse. Ce rythme à trois temps est caractéristique du genre de vie européen, dans le domaine scientifique aussi bien que politique, dans celui de l’évolution juridique comme dans celui de l’expansion mondiale.298
« Pour construire le schéma de ce qui appartient en propre à l’Europe », Karl Jaspers a choisi trois mots : liberté, histoire, science.
Sur la science, nous l’avons cité. Sur la liberté et l’histoire, il nous dit quelque chose de neuf : c’est que l’une ne serait pas concevable sans l’autre :
Le contenu de la liberté se révèle par deux phénomènes européens fondamentaux. Ce sont :
La vie tendue entre deux pôles opposés.
La vie aux limites extrêmes.
D’abord : la vie tendue entre deux pôles : Pour toute prise de position, l’Europe a elle-même développé la position inverse. Elle ne possède peut-être en propre que cette capacité d’être toute chose. C’est ce qui la rend apte non seulement à concevoir en opposition avec elle-même ce qui vient du dehors, mais encore à se l’assimiler et à en faire un élément de sa propre essence. L’Europe connaît la majesté des vastes structures ordonnées, et l’inquiétude des révolutions. Elle est conservatrice, et elle accomplit les ruptures les plus radicales. Elle connaît la paix du recueillement religieux, et le saut dans la négation nihiliste.
Elle favorise l’idée d’autorité, dans sa portée chrétienne et universelle, comme aussi celle de libre recherche. Elle édifie les grands systèmes de la philosophie, et elle les laisse abattre par des prophètes proclamant la vérité. Elle vit avec la conscience de la totalité politique, et en même temps, de ce qu’il y a de plus intime dans le domaine personnel et privé.
Cette réalité foncièrement dialectique de l’Europe s’enracine dans ses traditions les plus reculées : la Bible, ce fondement de la vie européenne, cache déjà en elle, d’une façon unique, la tension entre les pôles. Elle est le livre sacré qui, au cours des millénaires, permit à toutes les possibilités contradictoires de s’épanouir avec sa bénédiction. Puis on trouve à la base de l’Europe la grande antithèse de l’antiquité et du christianisme ; tous deux se combattent et s’unissent jusqu’aujourd’hui. Elles sont européennes aussi, les oppositions fécondes de l’Église et de l’État, des nations et de l’Empire, des [p. 362] nations romanes et germaniques, du catholicisme et du protestantisme, de la théologie et de la philosophie, — aujourd’hui de la Russie et de l’Amérique. L’Europe lie ce qu’en même temps elle oppose à l’extrême : monde et transcendance, science et foi, technique matérielle et religion.
L’Europe devient infidèle à sa liberté lorsqu’elle perd ces antagonismes et s’apaise, soit en s’installant dans un ordre oublieux de ses limites, soit en se portant à des extrémités qui excluent tout ordre à force de partialité, soit en se fixant sur l’un des pôles qui passe alors pour être le tout. Par contre, on retrouve l’Europe lorsqu’elle est ouverte, libre dans la tension des contraires, lorsqu’elle garde ses possibilités et qu’à travers le changement de situations, puisant à sa source, elle déploie sans cesse à nouveau, imprévisiblement, son génie créateur.
Deuxièmement : la vie aux limites extrêmes : Si la liberté coïncide avec la nécessité du vrai, cela signifie que notre liberté reste toujours fragmentaire parce que nous ne sommes jamais sûrs du vrai dans sa totalité et de façon définitive. Notre liberté reste relative à autre chose, elle n’est pas causa sui. Si elle l’était, l’homme serait Dieu. Ici l’Européen se tient à sa limite extrême. Subjectivement, comme individu, il a l’expérience de l’origine de son être : je ne suis pas libre par moi-même ; quand je me sais vraiment libre, je sais du même coup, justement, que je suis donné à moi-même comme un cadeau venu de la transcendance. Je peux me manquer à moi-même. C’est là la limite énigmatique qui correspond à l’expérience possible d’être pour soi-même un don. L’existence que nous pouvons être n’est réelle qu’unie à la transcendance qui nous fait être. Lorsque l’existence s’assure d’elle-même, elle s’assure du même coup de la transcendance.
Mais objectivement, on peut dire de la liberté ce qui suit : la liberté a besoin de la liberté de tous les autres ; c’est pourquoi la liberté politique ne saurait se réaliser sous la forme d’une stabilité sûre des institutions. La liberté a besoin de l’achèvement du vrai ; mais la vérité est multiple et, sous toutes ses formes, en mouvement ; la connaissance scientifique échoue sur d’insurmontables antinomies et reste limitée au fini, aux apparences. Tout achèvement dans le monde engendre aussitôt une insatisfaction. Ce qui se manifeste dans le temps est voué à l’échec.
Mais l’échec lui-même, pris dans une de ces tensions entre pôles opposés propres à l’Europe, y est devenu symbole : la conscience tragique, telle qu’elle exista en Grèce, connaît la signification de l’échec même et le désir de l’échec authentique ; et la croix chrétienne, qui permet de vaincre la conscience tragique ou de l’éviter dès le début, donne sa signification à la vie dans une réconciliation transcendante.
La liberté de l’Européen tend aux limites extrêmes, elle cherche la profondeur des déchirures. L’Européen va à travers le désespoir vers une confiance ressuscitée, à travers le nihilisme vers une conscience [p. 363] de soi fondée ; il vit dans l’angoisse qui est l’aiguillon de sa bonne foi.
Dans la liberté s’enracinent deux autres phénomènes européens : la conscience de l’histoire et la volonté de science.
Ce n’est qu’en Occident que même dans la conscience individuelle la liberté se trouve liée à la liberté des conditions extérieures. Liberté sociale, liberté religieuse, liberté de la personnalité se conditionnent l’une l’autre. Mais comme la liberté n’est jamais pour tous, et comme par là elle n’est, au sens occidental, pour personne, l’histoire est indispensable pour la conquête de la liberté. Ainsi le besoin de liberté produit l’histoire.
Notre histoire n’est pas faite de simple changement, de la chute et du rétablissement d’une idée éternelle ; elle ne raconte pas comment se réalise une situation d’ensemble conçue comme définitive, mais une succession significative de faits dérivant les uns des autres, succession qui devient consciente d’elle-même en tant que lutte pour la liberté. L’histoire, dans ce sens, existe en tout cas en Europe, même si la masse des événements s’y présente, comme partout dans le monde, sous l’aspect d’un effort pour faire passer de force le malheur d’une forme dans une autre. La douleur devient le berceau de l’homme qui veut l’histoire. Seul l’homme qui s’expose intérieurement au malheur peut connaître par expérience ce qui est, et acquérir l’impulsion nécessaire pour le changer. S’il ne se ferme pas devant le réel, s’il ne se laisse pas aveuglément détruire, s’il ne se contente pas d’attendre « que ce soit passé » pour vivre ensuite comme si rien ne s’était produit, alors les conditions sont remplies pour que puisse naître sa liberté concrète.
… C’est en Occident seulement que l’exigence de la liberté a mené l’histoire en tant que recherche de la liberté politique.299
Quant à la science, nous l’avons vu, Jaspers lui donne pour origines le respect de la vérité et le sens critique « impitoyable », valeurs chrétiennes.
Or ce sont les valeurs prométhéennes cultivées par l’Europe moderne qui ont frappé le reste du Monde. C’est le défi aux ordres sacrés, plus que le respect de la création divine ou le désir de servir l’homme en le libérant de la Nature, qui semble, aux yeux de l’Asie traditionnelle, avoir produit notre technique.
On peut juger qu’il s’agit là d’une illusion, mais elle s’explique : elle était même inévitable. Il y a, au cœur de la civilisation européenne, un refus du destin qui paraît un défi à ceux qui ont confondu leur destin et leurs dieux. Là-dessus, Louis Rougier :
[p. 364] Il y a des sociétés qui subissent passivement l’impact des événements sans chercher à réagir : tel fut en général le cas des peuples sous-développés. Il y a des sociétés qui, à travers les aléas de leur histoire, ont cherché à perpétuer un statu quo, sans tenter des solutions originales pour affronter des situations nouvelles : l’Empire Céleste, avec sa morale millénaire reposant sur l’ordre du monde, modèle de l’ordre social, offrit pendant des siècles l’image d’un semblable immobilisme. Il y a des civilisations caractérisées par une fuite devant le réel, par l’évasion mystique fondée sur le détachement des biens de ce monde, l’illusion de l’individualité, l’effort pour échapper par le nirvana à la roue des renaissances en vue de se résorber dans le grand Tout : telles furent les civilisations de l’Inde. Ce qui caractérise la civilisation occidentale, c’est qu’elle ne s’est jamais dérobée aux défis qui la menaçaient. Elle les a relevés et s’est efforcée de les surmonter.300
Et pourtant, la technique européenne n’est pas née d’un élan prométhéen. Après tout, Prométhée est un mythe grec, et ce n’est pas des Grecs que nous vient la technique. Platon : Entre l’exercice d’une profession mécanique et le devoir des citoyens, il y a incompatibilité radicale. Et Aristote : L’esclavage disparaîtra lorsque la navette marchera toute seule. (Ce qui est fait aujourd’hui.) Or, poursuit Rougier, c’est l’humanisme chrétien qui a réhabilité le travail manuel : Jésus charpentier, Paul fabricant de tentes, « confréries de liberté », guildes et corporations du Moyen Âge, cathédrales… Et voici la Renaissance et la Réforme. Désormais :
La science n’est plus considérée comme une pure spéculation de l’esprit, à la façon des Anciens, ni comme un simple divertissement d’homme de loisir ainsi qu’elle le sera pour les mondains. On lui demande d’être utile et pratique, de promouvoir les arts mécaniques, en vue de soulager la peine des hommes et d’améliorer leur condition. Les grands savants de la Renaissance, Léonard de Vinci, Tartaglia, Agricola, Galilée sont des ingénieurs autant que des savants purs. Bernard Palissy fait dialoguer « Pratique » dans ses Discours admirables. Leone Alberti fait l’éloge de la Technique qui transforme, pour notre commodité, le visage de la terre. Jérôme Cardan, au grand scandale d’un humaniste tel que Scaliger, classe Archimède, en raison de ses inventions mécaniques, bien au-dessus d’Aristote, dont le chancelier Bacon souhaiterait voir brûler tous les livres, « parce que Aristote a été incapable de produire des œuvres qui servissent au bien-être de l’homme ». « Ce n’est proprement valoir rien que de n’être utile à personne », proclame Descartes. À « cette philosophie [p. 365] spéculative qu’on enseigne dans les écoles », le Discours de la Méthode oppose « une pratique, par laquelle, connaissant la force et l’action du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». C’est l’idée du Chancelier Bacon : on commande à la nature en obéissant à ses lois. Il ne suffit plus de connaître le monde ; il convient de le changer.301
On a reconnu dans cette dernière phrase la « Deuxième thèse sur Feuerbach » de Karl Marx. Or le marxisme est postérieur au grand essor de la technique européenne, et ne lui a rien apporté. En revanche, on connaît aujourd’hui le rôle joué dans ce domaine, dès la fin du xviiie siècle, par les sectes piétistes et par les héritiers mystiques du vieux rêve de l’alchimie : parfaire la Création de Dieu et coopérer à sa rédemption.
Mais d’où viennent encore un coup ces passions pratiquement conjuguées de la liberté, de la technique, et du défi aux ordres consacrés par l’usage, non par la justice ? Sont-elles contradictoires ou bien plutôt complices ? Dans un discours prononcé à Lausanne lors de la Conférence européenne de la culture (1949), Carlo Schmid ramène toutes nos valeurs à ce refus créateur de l’Europe : le refus de la fatalité :
Mais qu’est-ce donc ce qui caractérise l’Europe ? Quelle question, quelle complexité de réponses possibles ! Et cependant il existe certaines données qui nous permettent de pressentir de quel côté à peu près nous devrions chercher pour distinguer, ne fût-ce que les ombres de cette réalité que l’esclavage de Platon, enchaîné dans la Grotte, voit remuer sur les parois.
Il me semble qu’on pourrait y voir Prométhée qui, ayant formé l’homme du limon de la terre, déroba le feu du ciel pour animer sa créature et qui, par cela même, initia la lutte contre tout ce qui n’est que fatalité. En effet, lutter contre tout ce qui n’a d’autre dignité que celle qu’accorde la matérialité, se refuser à n’être rien d’autre qu’un élément passif et déterminé de l’ordre de la Création — ceci me semble la vertu primordiale qui a fait d’une presqu’île de l’Asie, l’Europe. Dante, l’Européen, le fait dire à Ulysse qui voulait
divenir del mondo espertomalgré l’interdiction sévère de dépasser le détroit de Gibraltar :
[p. 366] O frati…Considerate la vostra semenza :fatti non foste a viver come brutima per seguir virtute conoscenza.Ceci est-il autre chose que le refus d’être rien d’autre qu’une particule de la nature, une créature acceptant le Paradis de la Fatalité ? Et cet Ulysse du Dante, n’est-il pas le frère de Prométhée qui, tout en étant la créature des Dieux, veut, lui aussi, devenir créateur, et non pas en vertu d’une délégation, mais de son plein droit ?
De ceci, comme du besoin de subir sciemment le poids de l’Histoire pour, à chaque moment, secouer le joug du passé qu’elle a créé, de ce besoin de baser ses actions sur un perpétuel présent que, malgré sa connaissance de la relation des causes et des effets, il veut toujours charger de spontanéité, l’homme d’Europe a tiré son bonheur et presque tous ses malheurs. Dans les moments fortunés de son histoire, il sut user de la mesure. Nous appelons ces moments heureux les époques classiques.
Prométhée est aussi d’une façon mystérieuse Antée, fils de Neptune et de la Terre, qui pour se régénérer et redoubler ses forces recherche la Terre, la Nature — mais l’Homme d’Europe ne s’abandonne pas à la Nature : il ne l’accepte dans tout son pouvoir qu’après l’avoir « reconnue », c’est-à-dire mesurée et dénombrée, et là, il n’y a pas en substance de différence entre Thalès et Anaxagore, la « decompositio » et « recompositio » de Descartes et la nature « reproduite » au sens littéral du mot par Claude Lorrain ou par les grands peintres du xixe siècle, voire par nos peintres contemporains, qui nous semblent souvent si exotiques et qui pourtant ne font que recomposer la vie de l’âme humaine décomposée par l’esprit humain. (D’ailleurs, les romantiques ont-ils fait autrement ?)
Parallèlement l’Européen, en isolant la conscience humaine de ses rapports avec ce qui est en dehors du Moi, a permis à l’homme, noyé dans la collectivité et le jeu de ses contingences, de devenir un individu. Or la dignité de l’individu consiste justement en ce qu’il n’est plus permis à l’homme de justifier ses actes par ce qui n’est que nature, histoire, société. Il doit se justifier devant le tribunal de sa conscience et de la raison (qui, partout où elle se réfère à l’évidence, n’est autre chose que la conscience individuelle sécularisée).
Or si nous demandons à la société qu’elle respecte les décisions de notre conscience à nous, nous sommes obligés de respecter la dignité de la conscience de tout autre être humain. Voici l’une des raisons qui nous ont contraint à rechercher, par-delà les vérités des individus (pour eux absolues) la vérité qui est au-dessus des vérités subjectives, vraie en elle-même et pour elle-même et non du fait d’être approuvées par les doctrines de la tradition ou par l’âme collective. C’est ici que l’essor miraculeux de la pensée et de la science européennes — toutes les deux sorties du Logos geomotretos de Platon — plonge l’une de ses racines les plus profondes. Et nous aurions passé [p. 367] sous silence une des plus pures gloires de l’Europe si, dans cet ordre d’idées, nous avions oublié de nommer la musique.
N’oublions pas non plus que c’est bien l’homme d’Europe qui n’a pas voulu que l’existence matérielle et politique de l’homme ne soit que fonction des circonstances, et que c’est lui qui, plus que ses frères, a toujours marché droit sur tout ce qui entrave la marche de l’homme vers un avenir de plus en plus riche en liberté spirituelle, politique et sociale. C’est notre continent qui a fait germer partout sur terre la volonté de ne pas accepter la tyrannie des circonstances et du passé, la volonté de modifier les facteurs décisifs de notre existence temporelle jusque dans leur substance, afin de permettre à l’homme de sortir de l’aliénation dans laquelle la brutalité d’un mécanisme économique et social a fait sombrer sa liberté de disposer de lui-même. C’est en Europe que l’homme a refusé de tenir pour une loi fatale la stabilité de l’ordre social, et c’est ici qu’à chaque époque, le tiers État de l’époque a élevé les barricades de la liberté, de l’égalité et de la justice.
Néanmoins, cette liberté, cette égalité, cette justice se sont toujours réclamées des vertus de l’origine. En somme, ce que les peuples et les classes ont recherché dans les révolutions européennes, ce n’était ni l’utopie ni l’abstrait. Ils ont toujours recherché — comme Machiavel l’a dit — les vertus initiales, celles que nous reconnaissons chez Socrate, dans la république de Cicéron, dans le agi et pati fortia de Tite Live, dans le pax et justicia de saint Augustin, et dans la « Declaration of Rights » de l’État de Virginie — don précieux par lequel le Nouveau Monde a rendu à l’Europe ce qu’elle avait pu lui prêter.
Trois ans avant la conférence de Lausanne, les premières Rencontres internationales de Genève (septembre 1946), avaient posé d’une manière mémorable, devant le grand public intellectuel du continent, le problème de « l’Esprit européen » dans le monde bouleversé de l’après-guerre. On a pu lire plus haut des extraits de discours prononcés à cette occasion par Julien Benda et par Karl Jaspers : ils s’attachaient à définir la conscience que l’Europe prend d’elle-même et les valeurs de sa culture. Quant à Denis de Rougemont, il tentait d’évaluer les chances du génie spécifique de l’Europe, on le comparant avec les idéaux des grands empires mondiaux à l’Est et à l’Ouest, dont il disait :
Ce sont eux qui ont gagné la guerre et non pas nous. Ce sont eux qui ont repris en charge le progrès et la foi au progrès…
Avant cette guerre, le nom d’Europe évoquait un foyer intense dont le rayonnement s’élargissait sur tous les autres continents. L’Europe nous semblait donc plus grande qu’elle n’était. D’où [p. 368] l’effet de choc que produisit dans nos esprits, au lendemain de l’autre guerre, la phrase fameuse de Valéry sur l’Europe « petit cap de l’Asie ». Aujourd’hui l’Europe vue d’Amérique, et j’imagine aussi vue de Russie, paraît plus petite que nature : physiquement resserrée entre deux grands empires dont les ombres immenses s’affrontent au-dessus d’elle, rongée et ruinée sur ses bords, moralement refermée sur elle-même. Il y a plus. Nous voyons l’Europe comme vidée, au profit de ces deux empires, de certaines ambitions, de certains rêves et de certaines croyances apparus sur son sol, et qui semblaient parfois définir son génie. Notre rêve du progrès par exemple semble avoir évacué l’Europe pour émigrer vers l’Amérique et la Russie…
L’Europe a dominé le monde pendant des siècles par sa culture d’abord, dès le Moyen Âge, par sa curiosité et son commerce à l’époque des grandes découvertes, par ses armes et son art de la guerre mis au service tantôt de la rapacité de telle nation ou de tel prince, tantôt d’idéaux contagieux ; enfin par ses machines et par ses capitaux.
Mais voici que l’Amérique et la Russie viennent de lui ravir coup sur coup les machines et les capitaux, les idéaux contagieux et les armes, le grand commerce et jusqu’à la curiosité de la planète ! Tout cela dans l’espace de trente ans, et sans retour possible, à vues humaines. Que nous reste-t-il donc en propre ? Un monopole unique : celui de la culture au sens le plus large du terme, c’est-à-dire : une mesure de l’homme, un principe de critique permanente, un certain équilibre humain résultant de tensions innombrables. Cela, on nous le laisse encore, et à vrai dire, c’est le plus difficile à prendre ! Mais c’est aussi le plus difficile à maintenir en état d’efficacité.
À l’origine de la religion, de la culture et de la morale européennes, il y a l’idée de la contradiction, du déchirement fécond, du conflit créateur. Il y a ce signe de contradiction par excellence qui est la croix. Au contraire, à l’origine des deux empires nouveaux, il y a l’idée de l’unification de l’homme lui-même, de l’élimination des antithèses, et du triomphe de l’organisation bien huilée, sans histoire, et sans drame. Il s’ensuit que le héros européen sera l’homme qui atteint, dramatiquement, le plus haut point de conscience et de signification : le saint, le mystique, le martyr. Tandis que le héros américain ou russe sera l’homme le plus conforme au standard du bonheur, celui qui réussit, celui qui ne souffre plus parce qu’il s’est parfaitement adapté. L’homme exemplaire pour nous, c’est l’homme exceptionnel, c’est le grand homme ; pour eux, c’est au contraire l’homme moyen, le common man, base ou produit des statistiques. Pour nous, l’homme exemplaire, c’est le plus haut exemple ; pour eux, c’est l’exemplaire de série… Pour nous, la vie résulte d’un conflit permanent, et son but n’est pas le bonheur, mais la conscience plus aiguë, la découverte d’un sens, d’une signification, fût-ce dans le malheur de la passion, fût-ce dans l’échec. Ils visent à l’inconscience heureuse, et nous à la conscience à n’importe quel prix. Ils veulent la vie, nous des raisons de vivre, même mortelles.
Voilà pourquoi l’Européen typique sera tantôt un révolutionnaire [p. 369] ou un apôtre, un amant passionné ou un mystique, un polémiste ou un guerrier, un maniaque ou un inventeur. Son bien et son mal sont liés, inextricablement et vitalement. L’Européen connaît donc la valeur essentielle des antagonismes, de l’opposition créatrice, tandis que l’Américain et le Russe soviétique considère l’existence de l’opposition comme l’indice d’un mauvais fonctionnement, qu’il faut éliminer doucement ou brutalement pour arriver à l’unanimité, à l’homogène. Et les uns l’obtiendront par la publicité, le cinéma, la production de série, et les autres par des moyens un peu moins souples, comme on sait, mais les résultats se ressemblent et se ressembleront de plus en plus.
Ainsi donc, la confrontation de l’Europe et de ces deux filles parfois ingrates du plus grand Occident nous suggère une formule de l’homme typiquement européen : c’est l’homme de la contradiction, l’homme dialectique par excellence. Nous le voyons dans ses plus purs modèles, crucifié entre ces contraires qu’il a d’ailleurs lui-même définis : l’immanence et la transcendance, le collectif et l’individuel, le service du groupe et l’anarchie libératrice, la sécurité et le risque, les règles du jeu qui sont pour tous et la vocation qui est pour un seul. Crucifié, dis-je, car l’homme européen en tant que tel n’accepte pas d’être réduit à l’un ou à l’autre de ces termes. Mais il entend les assumer et consister dans leur tension, en équilibre toujours menacé, en agonie perpétuelle. Cette agonie, littéralement : cette lutte, consomme des énergies immenses. Et c’est pour cette raison qu’elle prévient parmi nous les entreprises et les plans gigantesques que nous voyons proliférer ailleurs. D’autre part, elle a pour effet de concentrer sur l’homme lui-même, créateur ou victime de ces tensions, l’effort principal de l’esprit. Européenne sera donc, typiquement, la volonté de rapporter à l’homme, de mesurer à l’homme toutes les institutions. Cet homme de la contradiction (s’il la domine en création) c’est celui que j’appelle la personne. Et ces institutions à sa mesure, à hauteur d’homme, traduisant dans la vie de la culture, comme dans les structures politiques, les mêmes tensions fondamentales, je les nommerai : fédéralistes.302
À peu près au même moment, André Malraux prononçait à Paris une conférence dont l’écho fut grand. Il y ramasse et porte au plus haut point de tension dramatique plusieurs des thèmes illustrés dans ce chapitre, qui ne pouvait trouver plus fière conclusion.
À l’heure actuelle, que sont les valeurs de l’Occident ? Nous en avons assez vu pour savoir que ce n’est certainement ni le rationalisme ni le progrès. L’optimisme, la foi dans le progrès, sont des valeurs américaines et russes plus qu’européennes. La première [p. 370] valeur européenne, c’est la volonté de conscience. La seconde, c’est la volonté de découverte…
La force occidentale, c’est l’acceptation de l’inconnu. Il y a un humanisme possible, mais il faut bien nous dire, et clairement, que c’est un humanisme tragique. Nous sommes en face d’un monde inconnu ; nous l’affrontons avec conscience. Et ceci, nous sommes seuls à le vouloir. Ne nous y méprenons pas : les volontés de conscience et de découverte, comme valeurs fondamentales, appartiennent à l’Europe et à l’Europe seule. Vous les avez vues à l’œuvre d’une façon quotidienne dans le domaine des sciences. Les formes de l’esprit le définissent, à l’heure actuelle, par leur point de départ et la nature de leur recherche. Colomb savait mieux d’où il partait qu’où il irait. Et nous ne pouvons fonder une attitude humaine que sur le tragique parce que l’homme ne sait pas où il va, et sur l’humanisme parce qu’il sait d’où il part et où est sa volonté…
… Nous sommes au point crucial où la volonté européenne doit se souvenir que tout grand héritier ignore ou dilapide les objets de son héritage, et n’hérite vraiment que l’intelligence et la force. L’héritier du christianisme heureux, c’est Pascal. L’héritage de l’Europe, c’est l’humanisme tragique.
… Nous avons fait un certain nombre d’images qui valent qu’on en parle, non seulement dans les arts, mais dans l’immense domaine de ce que l’homme tire de lui-même pour s’accuser, se nier, se grandir ou tenter de s’éterniser. Des plus hautes solitudes, même celle en Dieu, nous avons fait des moissons : qui donc sur la terre, sinon nous, a inventé la fertilité du saint et du héros ? Le héros assyrien est seul sur ses cadavres, le Bouddha seul sur sa charité. Michel-Ange, Rembrandt, est-ce que ce sont seulement des rapports de volumes et de couleurs, ou aussi des hommes jetés en pâture à leur faculté divine, au bénéfice de tous ceux qui en seront dignes ? La justice de la Bible, la vieille liberté des cités, qui les a imposées au monde ? Mais la justice et la liberté seules, nous venons de le voir du reste, sont vite menacées. Et ce qui les dépasse, c’est l’Europe qui l’a cherché.
Je dis qu’elle le cherche encore. Et que, jusqu’à nouvel ordre, elle est seule à le chercher. En face de l’inconnu et de la torture pas encore oubliée. Bien entendu, de siècle en siècle, un même destin de mort courbe à jamais les hommes ; mais de siècle en siècle aussi, en ce lieu qui s’appelle l’Europe — et en ce lieu seul — des hommes courbés sous ce destin se sont relevés pour partir inlassablement vers la nuit, pour rendre intelligible l’immense confusion du monde et transmettre leurs découvertes au lieu d’en faire des secrets, pour tenter de fonder en qualité victorieuse de la mort le monde éphémère, pour comprendre que l’homme ne naît pas de sa propre affirmation, mais de la mise en question de l’univers. Comme de l’Angleterre de la bataille de Londres, disons : « Si ceci doit mourir, puissent toutes les cultures mourantes avoir une aussi belle mort. »
Mais crions aussi que, malgré les plus sinistres apparences, ceux qui viendront regarderont peut-être l’angoisse contemporaine avec [p. 371] stupéfaction ; et que l’Europe de la prise de Rome, l’Europe de Nicopolis, l’Europe de la chute de Byzance, ne leur sembleront peut-être qu’un remous misérable à côté de l’esprit acharné qui dit aux immenses ombres menaçantes qui commencent à s’étendre sur lui : « De vous comme du reste, nous nous servirons, une fois de plus, pour tirer l’homme de l’argile. »303