Les Signes parmi nous, par C. F. Ramuz (janvier 1932)a
Il est remarquable que ceux dont la fonction serait d’exprimer notre civilisation, en un temps où elle se trouve brutalement mise en question, posent eux-mêmes si peu de questions, ou de si minimes. Je lis un article récent de Ramuz (sur le Travail), qui débute ainsi « Pourquoi est-ce qu’on travaille ? parce qu’on y est forcé. Pourquoi y est-on forcé ? » Je vois que cet article en vient à formuler le dilemme sociologie-métaphysique ou si l’on veut marxisme-christianisme, qui se trouve être le dilemme urgent de l’heure. Et je m’inquiète ; non pas de ces questions ni de la prise de parti (antimarxiste) qu’elles déterminent chez Ramuz, mais bien au contraire de ceci : qu’il me semble entendre pour la première fois la voix d’un de nos aînés, interrogeant notre destin, lui poser en face des questions d’une accablante simplicité. Me tromperais-je ? Ai-je mal su lire tant de brillants essais sur le monde actuel et [p. 145] futur ? Est-ce le fait d’une disposition trop romantique que d’avoir cru distinguer dans ces œuvres je ne sais quelle complaisance qui les faisait éviter d’instinct tout point de vue pratiquement bouleversant ? D’autre part, n’est-ce point le fait d’un certain manque de tact intellectuel que de poser des questions si rudimentaires, si peu élaborées, des questions que n’importe qui pourrait poser et qui ne peuvent tirer de nous rien d’exquis ni d’original, mais au contraire nous plongent dans l’humiliation, dans l’effroi ou dans la violence ? Le temps vient cependant où la métaphysique se posera ou sera niée en termes concrets, en termes de nourriture par exemple, non plus en termes curieux ou convenables.
Nous rechercherons désormais ceux qui savent dévisager notre condition la plus nue. « Alors on voit paraître le grand, c’est-à-dire on voit paraître l’homme dans sa grandeur, c’est-à-dire dans l’élémentaire : un être qui est nu, qui a froid, qui a faim, qui a été jeté au sein d’une nature hostile, de sorte qu’il lui faut sans cesse s’efforcer, ne connaissant que peu de repos de son adolescence à sa mort. »1
Je cherche : je ne trouve aucun écrivain plus naturellement libéré de l’idéologie bourgeoise, que Ramuz. Sa conception tragique du sort de l’homme suffirait à l’attester. Mais plus sûrement encore son acceptation profonde d’aujourd’hui. Aujourd’hui, c’est le titre du journal grâce auquel chaque semaine ou presque, il reprend le dialogue avec son public et l’époque, de ce ton viril et simple qui est à lui, nullement irrité (comme un Bloy), nullement moralisant ou jacobin (comme les marxistes), ni victime ni juge d’une bourgeoisie à laquelle il échappe entièrement et de toute façon, n’étant pas même révolutionnaire, parce que trop radical, trop enraciné dans l’élémentaire ; élaborant son œuvre à un niveau d’où bourgeoisie et révolution apparaissent comme des localisations de surfaces et temporaires. (Les animaux et les arbres ne sont pas révolutionnaires.) Et ce n’est pas qu’il ait jamais craint de tirer sur ces racines, fortement : mais il a vu qu’elles tenaient bon, qu’elles tenaient trop de terre embrassée et par elle tout un pays et son peuple ; car « c’est ici le pays de la solidité, parce que c’est [p. 146] le pays des ressemblances. Regarde, tout y tient ensemble fortement, comme dans le tableau d’un grand peintre ». Ah ! la grandeur de ce peuple ramuzien, qui se meut dans je ne sais quelle lourdeur « originale » et unanime, en communion avec les éléments, avec l’effroi du monde.
On a, non sans comique, loué « cet artiste raffiné » d’avoir su « se ravaler au niveau des simples. » Non, Ramuz ne descend pas au peuple, on devrait dire plutôt qu’il y remonte. Son art vient de plus bas, des origines, des éléments créateurs de sa race. Il a cette même lenteur imposée par la nature, ce même besoin de précision utile. Ce n’est pas un art d’après le peuple2, mais on dirait presque : d’avant. Il n’est pas jusqu’à son Antiquité qui ne coïncide avec celle du pays de Vaud : non pas la grecque, qui est scolaire — pour eux — mais la biblique, qui est vivante. Ainsi tous parlent un même langage, qu’ils l’inscrivent sur le papier ou dans la terre.
Un tel sens de la communauté put induire certains à parler de l’unanimisme de Ramuz. Mais comment Ramuz croirait-il à l’être collectif, être sans racines, mythe cérébral. « Je ne distingue l’être qu’aux racines de l’élémentaire », écrivait-il dans ses Six Cahiers. Parlons plutôt de son « communisme », nullement collectiviste d’ailleurs, mais originel et spirituel. (La révolution russe en tournant au marxisme, a provisoirement confondu ces notions.) Le communisme ramuzien, c’est celui qu’établissent la mort, la peur, la maladie. Et la joie, ce point commun, « ce point qui est au-delà de la vie ». Le communisme qui règne au jugement dernier et qui régnait aux Origines, car la Fin et le Commencement « sont en ressemblance et voisinage ». Ce regard rajeuni, ces gestes rudimentaires, cette odeur de bois fraîchement coupé que dégagent certaines œuvres récentes des écrivains de l’URSS, je ne les retrouve que chez Ramuz. Mais purifiés de toute brutalité, de ces traits forcenés, de ces ricanements d’intellectuels mal guéris. Certes Ramuz attend beaucoup du peuple russe, de « cette immense et secrète réserve d’innocence » d’où peut-être un jour sortira le peuple-poète, « le peuple tous en un ». Mais son œuvre est [p. 147] bien au-delà de l’ère machiniste que traverse l’URSS, au-delà de l’insolence et de la révolte ; et ce trait profond de son art m’en convainc : le sens de la vénération, qui est aussi celui de la lenteur des choses.
Cet art, le sujet des Signes parmi nous, par sa simplicité même, le met en valeur mieux que tout autre récit de Ramuz. Voici Caille, le colporteur biblique, qui s’avance dès le matin à travers le pays, et offre à tous la Parole, « ayant l’aspect d’une brochure à couverture bleue », où les événements actuels — cela se passe un jour d’été de 1918 — sont expliqués à la lumière des Écritures. La Fin des Temps est proche, il faut en témoigner. À tous il tend la Parole « morte aux pages », mais voici que de toutes parts les Signes paraissent sur la terre, les maladies, la famine, la révolte, la guerre et la mortalité. Caille s’avance dans la journée, et l’angoisse autour de lui grandit. De partout l’orage s’amasse. Vers le soir, il éclate tragiquement. Est-ce la fin ? Grande heure de terreur et de prière. Puis, « la page du ciel a été tournée », ils se relèvent : « Il paraît bien qu’on n’est pas morts ! » Le monde renaît dans une soirée pure et le baiser d’un couple heureux.
Rarement la forme authentique de Ramuz atteignit une autorité comparable à celle qui éclate dans cet ouvrage entièrement créé, entièrement « autorisé ». Art, on le sait, avant tout visuel, qui rend les choses à l’état naissant, rugueux, décapé de toute rhétorique3 et de toute explication intellectuelle, atteignant par la une unité de style tellement têtue qu’elle évoque peu à peu on ne sait quelle puissance naturelle, dans sa fascinante et grandiose monotonie. Art dont la mesure ne doit pas être cherchée dans le pittoresque, ni dans l’ingéniosité, ni dans l’harmonie de sons, mais bien dans la pesée. Tous les procédés ramuziens, juxtapositions brutales, interférences du récit, surimpressions, changements de temps au cours d’une phrase, sont ici largement mis en œuvre mais toujours avec une probité singulière. La surimpression par exemple n’est jamais pour Ramuz ce qu’elle fut pour d’autres : un moyen de créer du mystère en brouillant les plans ; mais un moyen de rendre [p. 148] plus totale la vision. Tout, par ailleurs, indique chez Ramuz la volonté de ne pas faire prendre une chose pour une autre, ni certain aspect usuel de la chose pour toute la chose. C’est pourquoi il s’attarde à décrire le concret d’une façon concrète : ainsi, le maniement d’un outil. D’où le reproche de puérilité que lui adressent ceux qui, par exemple, n’hésitent pas à prendre au sérieux une intrigue romanesque à la Bourget. On s’est trop arrêté à l’insolite du style chez Ramuz. Ce qu’il a d’insolite, ce n’est pas tant sa forme que les vertus qu’elle suppose : la sobriété, la solidité, le manque d’ironie, la bonhomie sérieuse, l’absence de toute complaisance à soi. Certes, j’en vois les défauts, le poncif ; ces détails par trop détaillés. Mais l’important, je pense, c’est qu’une page de Ramuz — même pas très réussie, et il y en a qui ont un air raté, un air pastiche de Ramuz —, c’est qu’une seule page de ce livre lue avec cette lenteur qu’elle impose, nous replace dans la vision grande et efficace des choses les plus simples.
Mais il faut dire maintenant l’actualité tout à fait singulière d’un tel livre.
Il y a des sujets éternels, ou mieux, perpétuels — sujets d’étonnement perpétuel — et la Fin du Monde est l’un d’eux. Un vrai mythe, c’est-à-dire un événement perpétuellement possible, qui reçoit la vie comme un moule reçoit la matière en fusion et la réalise soudain — la fait chose — en lui donnant une forme ; l’actualise — la fait acte — en l’arrêtant dans cette forme et lui donnant une date. Les périodes qui « marquent » dans l’Histoire sont celles où la forme d’un mythe affleure, s’incarne et devient visible. Ce sont les périodes de crise. Or toute crise est un jugement4, — un « arrêt dans une forme ». Cela se voit par l’étymologie. Aussi, par le passage à la limite : car la plus grande crise imaginable, c’est l’arrêt absolu, suprême : le Jugement dernier. Le sens de l’actuelle crise apparaît ainsi manifeste : un jugement sur tous les plans, financier, commercial, éthique et spirituel. Que les échanges se ralentissent ou cessent : aussitôt perce l’interrogation que la réussite [p. 149] couvrait. Où va notre or, en réalité ? (Dans quelle direction principale.) Où tend notre action centuplée par les machines ? Où tendent nos métaphysiques et nos philosophies mal embrayées ?… Nous voici ramenés aux questions simples, et réputées grossières. Peut-être voit-on mieux maintenant dans quel esprit Ramuz les pose, et que précisément c’est l’esprit de ces Signes. Aussi serait-il bien insuffisant de dire d’une telle œuvre, datée de 1919 et reparue en un temps de crise, qu’elle en revêt une actualité accidentelle : c’est en quelque sorte le contraire qui est vrai ; c’est notre temps qui revêt une actualité5 et une réalité véritables du fait de la crise.
Mais cet affleurement mystérieux de la forme mythique, le poète en tout temps a le pouvoir de le susciter dans son œuvre, comme le mystique dans sa prière. Et c’est pourquoi le poète, Ramuz, l’homme qui vit concrètement les grands mythes et les réalise dans sa vision, cet homme sera toujours en puissance d’aujourd’hui, enraciné profondément dans une permanente actualité.