De la propriété capitaliste à la propriété humaine et Manifeste au service du personnalisme, par Emmanuel Mounier (février 1937)a
Des quatre essais publiés jusqu’ici par Mounier, ce traité de la propriété est sans doute le mieux venu, le plus précis et situé. On aimera la mobilité, le glissement varié de ce style, l’agilité précise de ses coupes, qualités nées, comme par décantation, des défauts mêmes qu’on a pu reprocher aux précédents ouvrages de l’auteur. Mais c’est la méthode qui doit retenir ici : il s’agissait [p. 295] pour Mounier de fonder la théorie personnaliste de l’avoir sur les doctrines catholiques les plus solides à cet égard, celles de Thomas d’Aquin et de Cajetan. On ne nous propose pas un « retour » de plus à quelque médiévisme d’utopie, mais au contraire on actualise, et enfin l’on prend au sérieux les admirables précisions thomistes que les siècles jésuites avaient obnubilées, et que la grande majorité des catholiques d’aujourd’hui ignore avec persévérance. À vrai dire, nul mieux que l’Aquinate ne pouvait servir et autoriser le dessein de Mounier : défendre la propriété contre les mauvaises raisons des capitalistes, ou comme il dit : « libérer de la dialectique des propriétaires les valeurs de propriété personnelle ». La plupart des distinctions que formule la Somme — usage commun et gestion personnelle des biens, nécessaire vital et nécessaire personnel, entre autres — apparaissent d’une utilité et d’une efficacité éclatantes dans l’embrouillamini politico-sentimental où nous ont plongés les doctrines et les ressentiments secrétés par le capitalisme. Mounier part d’une phénoménologie de la possession — presque trop brillante par endroits —, s’engage dans un exposé synthétique des doctrines thomistes, et rejoint avec un naturel qui est succès de ce livre, les positions constructives d’Esprit, et même de L’Ordre nouveau (lequel était parti bien plutôt de Proudhon)1. En bref, le sens du livre est celui-ci : il s’agit de passer d’un mode de propriété abstrait et anonyme à un mode personnel et responsable, ou encore, d’un mode matérialiste et tyrannique à un mode spirituel, donc humain. Je sais gré à Mounier d’avoir, chemin faisant, démontré que la propriété n’est pas un instinct permanent, mais au contraire un besoin de l’esprit — le nécessaire vital une fois assuré. Ce qui suffit à renverser l’argument des [p. 296] propriétaires, trop souvent et hypocritement opposé à certain communisme — celui que redoutent les bourgeois, qui n’est pas celui de Staline…
Mais si vigoureuse que soit cette analyse — et si utile sa lecture pour tous les possédants chrétiens — elle ne revêt sa signification totale que dans l’ensemble de la construction personnaliste. Le récent Manifeste de Mounier permettra de prendre une mesure rapide des progrès — et aussi des lacunes provisoires2 — de ce mouvement. Le lecteur qui se souvient encore du Cahier de revendications, publié ici même en 1932, ne manquera pas de faire des rapprochements fort instructifs. Ce terme de personne, que nous jetions alors dans le débat politique et culturel, et qu’on nous reprochait non sans aigreur, quand il ne faisait pas sourire les réalistes, le voilà repris et galvaudé depuis deux ans par toutes les ligues et partis, de La Rocque à Vaillant-Couturier ! (Je ne sais pourquoi, d’ailleurs, ils s’obstinent à lui accoler un adjectif pléonastique : « personne humaine ».) En 1932, les marxistes prononçaient ici même — contre les « petits personnalistes » — que les problèmes de l’homme, et de l’esprit, ne se poseraient plus durant le prochain demi-siècle. Parler de la primauté du spirituel et de l’humain, c’était fasciste ! Mais voici que quatre ans plus tard, le porte-parole officiel du parti communiste français publie une sorte de discours-programme intitulé Au service de l’Esprit3. Et l’on y lit que les fascistes sont les pires adversaires « de la personne humaine, cette grande force spirituelle ». Et aussi « qu’au-dessus de tout, les communistes placent l’homme ». Et enfin que « c’est à l’Esprit que le parti communiste français fait confiance pour l’aider à résoudre les problèmes de la paix, de la liberté et du pain des hommes »b. À vrai dire, nous n’espérions pas un triomphe si rapide — ni de cette qualité… À nous maintenant de rendre aux mots leur sens. Il n’y a que cela de sérieux dans la politique moderne. Et le Manifeste de Mounier peut y contribuer largement. Faut-il dire que tout usager de la culture, si apolitique qu’il se veuille, se trouve intéressé dans un pareil débat ? Cela va de soi.