« Le plus beau pays du monde » (octobre 1935)a
Toujours ces mots. Quand je dis qu’ils ont perdu leur sens, il faut ajouter aussitôt qu’on a le tort de leur en accorder bien davantage qu’ils n’en gardent et que ceux qui les prononcent n’en conçoivent. Pour vous le prouver, voici une anecdote d’Angleterre : elle doit donc être vraie.
Une petite fille aux cheveux carotte, nommée Alice, écrit ceci dans son devoir d’anglais : « L’Angleterre est le plus beau pays du monde. » Un inspecteur passait par là. Il lit le devoir. Tonnerre et foudres de ce pacifiste, qui n’hésite pas à dénoncer « l’impérialisme démodé » de l’instituteur d’Alice, tenu pour responsable du cliché. On blâme cet instituteur. Qui va se plaindre à son député. Lequel interpelle les communes. Qui à leur tour infligent un blâme à l’inspecteur ; car si l’École se met à « décourager l’orgueil patriotique », où allons-nous ? Quelqu’un qui est bien content, dans cette affaire, c’est le journaliste allemand qui la raconte, et qui ne manque pas de féliciter la Chambre des communes. (Gazette de Francfort, du 31 juillet).
On dirait une « histoire idiote ». Tout y est faux. C’est incroyable à quel point cela ressemble à la plupart des entretiens d’aujourd’hui sur la politique, à l’article du Temps, à un cerveau d’homme de gauche ou d’homme de droite.
D’abord « impérialisme » : c’est sans nul doute « nationalisme » que voulait dire l’inspecteur (à moins qu’il n’ait une conception conquérante de la beauté ?). « Démodé » : on se demande dans quel pays. « Pacifiste » ? Aujourd’hui, il n’y a plus que les pacifistes pour oser réclamer ouvertement la guerre (contre les régimes fascistes). « Orgueil patriotique » — c’est de nouveau nationaliste qu’il faudrait. Précisons, cela en vaut la peine. Le nationalisme existe parce qu’on l’enseigne ; c’est une mystique, un idéal abstrait, un orgueil. Il existe dans la mesure où on l’exalte. Le patriotisme, c’est le contraire : il existe dans la seule mesure où il va de soi ; il faut qu’il reste un lien obscur, informulé, un fait sentimental et tellurique, un ensemble de goûts et d’habitudes qui ne comporte ni orgueil ni modestie, [p. 634] ni aucune espèce de valeurs morales, de même que la digestion, si vous voulez. L’idée même de s’en vanter indique un trouble. — Enfin, voilà les hitlériens qui trouvent très bon qu’on dise que l’Angleterre est le plus beau pays du monde ? Cela du moins ne manque pas de logique, malgré la première apparence.
L’erreur courante, qui est celle du libéral rationaliste, c’est de croire que la proposition « l’Angleterre est le plus beau pays du monde » comporte un sens rationnel ; que c’est un jugement qui conclut d’une comparaison. Mais en réalité, lorsque la petite Alice écrit que l’Angleterre est le plus beau pays du monde, elle veut dire simplement : j’aime mon pays. L’amour exclut toute comparaison. Dire que tel pays « est le plus beau du monde », ce n’est pas dire qu’après enquête on aboutit à cette conclusion : il y a dans ce pays plus de beauté que dans tel et tel autre. C’est tout au contraire exprimer un refus pur et simple de comparer. C’est affirmer une préférence inconditionnelle. C’est reconnaître et accepter le fait concret d’un attachement qui ne comporte pas de choix délibéré. Par malheur, l’enseignement s’empare du fait patriotique et tente de le rationaliser : il en fait un objet de discours. Par là même il le rend absurde. Il le « mystifie ». Qui dit discours dit raison ; qui dit raison suppose comparaison, et rien n’est plus absurde que de comparer un pays à un autre, un amour à un autre, car où est l’étalon, où est la mesure commune, et qui connaît le modèle idéal ? Le malfaisant nationalisme n’est rien d’autre qu’une rationalisation mensongère du sentiment patriotique. C’est l’intervention abusive de la raison comparative dans le domaine de l’incomparable.
Si l’on tient compte du fait patriotique naturel, la seule formule « internationale » qui reste possible est celle-ci : « Chaque pays est le plus beau du monde ». C’est la formule fédéraliste. — Inutile d’ajouter que le salut temporel de l’Europe dépend de sa faculté d’opérer de telles distinctions.