Le Monastère noir, par Aladár Kuncz (janvier 1938)a
Professeur, écrivain, traducteur d’ouvrages français, ami de la France, séjournant en France, Aladár Kuncz, sujet hongrois, se voit arrêté à Paris dès les premiers jours de la guerre. On l’envoie dans un camp à Perpignan. De là au « monastère noir », la forteresse de Noirmoutier, puis à l’île d’Yeu. Il ne sera libéré qu’après cinq ans de captivité, durant lesquels il subira les manifestations, inépuisables d’imprévu, du patriotisme de l’arrière. Et voici le journal de cet intellectuel jeté dans un cul de bassefosse par le jeu de l’état civil. Qu’il ne s’y mêle aucune trace de hargne, c’est un miracle qui défie l’époque. M. de Lacretelle, dans sa préface, déclare fort justement qu’il s’acquitte d’une dette en présentant cette œuvre au public français. Vous en ferez tous autant en lisant ce livre, en le faisant lire. Et vous ferez quelque chose contre la guerre, ne fût-ce que de la connaître mieux.
Peut-être même prendrez-vous conscience d’une menace plus générale encore, qui concerne chacun de nous, et dont l’internement de guerre n’est qu’une conséquence entre mille, d’une virulence particulière, mais au moins déclarée. Je veux parler du mythe de l’arrestation, de la psychose créée dans le monde actuel par ce phénomène multiforme, insaisissable et saisissant : qu’un innocent, ou qui se croit tel, se voie privé de sa liberté pour des « raisons » collectives et obscures. Il me paraît que le livre de Kuncz tire son tragique le plus secret du fait qu’il symbolise, [p. 146] illustre et concrétise une condition qui n’est pas seulement celle du prisonnier proprement dit, mais, peu ou prou, de chaque individu soumis aux lois d’une collectivité délirante.
Sur la foi d’affiches officielles promettant aux internés une libération rapide, Kuncz écrit à des personnages haut placés pour leur faire part de son état : mais les lettres n’arrivent jamais, ou demeurent sans réponse. Le courrier qu’on lui adresse est retenu par les intendants, les paquets vidés. Le régime disciplinaire est aggravé de temps à autre, on ne sait pourquoi, « par représailles ». Puis c’est le départ brusqué « pour X… ». Ni raisons ni points de repère : c’est la guerre. C’est un mot sacré. C’est quelque chose qui se passe très loin, partout, et qui doit être réel puisqu’on en souffre, mais dont on ne sait rien de précis, ni l’enjeu ni les causes véritables. Il ne reste que l’obscure certitude, angoissante, que cette guerre « se fait toute seule », que rien ne dépend plus de personnes responsables, mais que tout le monde se trouve secrètement impliqué dans une atroce et lente fatalité universelle.
Comment ne point songer au Procès de Kafka, la plus géniale description du mythe de l’arrestationb. On se rappelle que c’était l’histoire d’un homme qui se voit inculpé, par une justice inaccessible, d’une faute indéterminée. Il faut sans doute attribuer au Procès une signification théologique. Mais ce n’est pas la seule possible. Il y a aussi dans ce livre une parabole de l’homme traqué par les tyrannies anonymes qui se multiplient dans notre siècle1, et tendent à faire du moindre d’entre nous un prévenu. C’est le cauchemar du xxe siècle. Le triomphe de l’État sur l’homme.
D’ailleurs on peut aussi ne rien voir de tout cela dans le livre de Kuncz : il nous apporte un document bien assez émouvant comme tel. Et la preuve, une fois de plus, que l’homme moderne ne se connaît jamais mieux qu’à la faveur de circonstances brutales, qui le rabattent à l’élémentaire.