Dictature de la liberté, par Robert Aron (mars 1936)a
« J’aime les titres mystérieux ou pétard », disait Baudelaire. Celui d’Aron unit ces deux vertus, par une sorte d’ellipse tout [p. 436] à fait révélatrice du mouvement de sa pensée, et à certains égards, du contenu de la doctrine qu’il défend.
Dictature et liberté, le monde moderne se débat tragiquement entre ces deux nécessités dont la première exprime notre condition matérielle, et la seconde notre mission spirituelle. La dictature tue la liberté pour assurer l’ordre et le pain du corps (c’est le principe !). La liberté condamne la dictature, mais dès qu’elle la supprime pratiquement, elle perd tout point d’appui, son élan meurt en anarchie. La solution de ce conflit est évidente, c’est peut-être pourquoi bien peu l’ont vue jusqu’à présent : elle « crève les yeux ». Il faut organiser la liberté. Mais c’est encore là une ellipse ; l’on dira qu’une liberté organisée n’en est plus une. Expliquons-nous ; il faut organiser le matériel — la dictature1 seule y parvient — mais au profit de la liberté, et à seule fin de la laisser s’épanouir. Il faut soumettre la dictature à la liberté, il faut une dictature pour la liberté — une dictature de la liberté. Ce serait le plus beau « titre » du siècle.
Ceci admis, et comment ne point l’admettre — mais c’est admettre la révolution — se posent toutes les questions « pratiques » ; celles qui passionnent les hommes d’action et qu’ils estiment purement techniques parce qu’ils en ignorent les fins. Cette erreur des fameux techniciens nous vaut les tyrannies actuelles. Considérant le désordre où nous sommes, ils prétendent nous en tirer en parant, comme ils disent, au plus pressé, c’est-à-dire en organisant l’État, l’économie et les rapports sociaux selon les nécessités de l’heure, à leurs yeux « matérielles d’abord ». Cette vue des plus courantes à Rome, à Berlin, à Moscou, nous vaut diverses dictatures, lesquelles, pour n’avoir pas été soumises dès le début à une volonté perspicace et fanatique de libération, ne tardent pas à se retourner contre les hommes, et à brimer nécessairement leurs vocations, leurs libertés réelles, leur personne.
Si la personne n’est pas déjà au début d’un calcul pratique, on ne la retrouvera jamais au terme ; et la rigueur même du calcul s’opposera à son intrusion. Comme le prouve toute [p. 437] l’histoire moderne, qui est celle des révolutions étranglées par l’État et sa police.
Telles sont les bases — algébrisées — des recherches de L’Ordre nouveau. Robert Aron les a décrites avec une sobre et nerveuse précision2 qui tranche sur le verbiage technico-humanitaire de tous nos fabricants de « plans d’urgence ». Précision qui d’ailleurs n’exclut pas une éloquence qu’on dirait jacobine si un humour très personnel ne venait sans cesse la rabattre au concret. On peut reprocher à l’auteur d’avoir passé trop rapidement sur certaines questions dernières (le sens dernier de la liberté humaine, par exemple). Mais si l’on considère l’ampleur du dessein de L’Ordre nouveau, et la difficulté de le résumer à l’usage d’un public qu’il faut sans cesse prévenir contre les pires malentendus, l’on jugera mieux de la qualité de tension et de décision spirituelle que supposait un tel ouvrage.
M. Thibaudet réclamait ici même une critique qui « contingentât » l’importation des mystiques étrangères. Oui, mais on ne se défend qu’en attaquant. Sachons gré à ce livre de poser enfin les questions que la France se doit de résoudre pour l’Europe, et de les poser sous la forme concrète d’une série de tensions qu’il s’agit d’orienter et de rendre fécondes : solutions nécessaires et solutions d’urgence ; coutume et loi abstraite ; création et automatisme ; libéralisme et discipline ; fédéralisme et étatisme ; enfin, personne et individu. Cette dernière « tension », à laquelle se ramènent toutes les autres, est en train de devenir une sorte de pont aux ânes de nos philosophies politiques (Berdiaev, Maritain, Dandieu, Mounier, préface de Malraux à son dernier ouvrage, etc.) J’ai quelques raisons de m’en réjouir. L’Ordre nouveau en a tiré, le premier, des conclusions pratiques dans le domaine du travail. Et sa première expérience de service civil, organisée l’été dernier, a fait voir que les ouvriers savent apprécier les conséquences concrètes d’une distinction que bien des clercs estimaient « trop philosophique ».