Don Juan (juillet 1939)a
Lorsqu’il paraît brillant d’or et de soie, dressé sur ses ergots de grand ténor, l’on est tenté de ne voir en lui que le feu naturel du désir, — une espèce d’animalité véhémente, et comme innocente… Mais jamais la Nature n’a rien produit de pareil.
Vous sentez bien qu’il y a du démoniaque dans son cas, une sorte de polémique anxieuse, de méchanceté et de défi : la main tendue au Commandeur, dans le dernier acte de Mozart. Non, ce n’est pas l’animal, mais l’homme ; et non d’avant, mais d’après la morale. Point de Don Juan ni chez les « bons sauvages » ni chez les « primitifs » qu’on nous décrit. Don Juan suppose une société encombrée de règles précises dont elle rêve moins de se délivrer que d’abuser.
Dans le vertige de l’anarchie où il se plaît, ce grand seigneur n’oublie jamais son rang. Son naturel, c’est le mépris ; rien n’est plus loin de la nature. Voyez comme il se sert des femmes : incapable de les posséder, il les viole d’abord moralement pour s’imposer à l’animal, et aussitôt prises les rejette, comme si c’était le fait du crime et non le plaisir qu’il cherchait. Polémiste perpétuel, il se trouve entièrement déterminé par le bon et le juste — contre eux. Si les lois de la morale n’existaient pas, il les inventerait pour les violer. Et c’est cela qui nous fait pressentir la nature spirituelle de son secret, si bien masqué par le prétexte de l’instinct. Aux sommets de [p. 63] l’esprit révolté, on verra Nietzsche, cent ans plus tard, renouveler ce défi mortel.
Mais quoi ? Faut-il aller si haut ? La recherche « toute naturelle » de l’intensité du désir ne peut-elle expliquer à elle seule cette inconstance forcenée ? Alors Don Juan serait l’homme de la première rencontre, de la plus excitante victoire ? « La nouveauté est le tyran de notre âme », écrit le vieux Casanova. Mais déjà ce n’est plus l’homme du plaisir qui parle ainsi. La volupté du vrai sensuel commence au-delà de ces moments que Don Juan fuit à peine atteints.
Faudra-t-il se résoudre à soumettre le cas aux docteurs indiscrets de l’école viennoise ? Le beau sujet ! Ils ne l’ont pas manqué. Pour eux aussi, Don Juan serait le contraire de ce que l’on croit, il souffrirait d’une anxiété secrète déjà voisine de l’impuissance. Et il est vrai que celui qui cède à cet attrait superficiel que presque toutes les jolies femmes peuvent exercer sur presque tous les hommes, n’évoque pas une idée de santé. Mais dans cette furie insolente, dans cette jactance batailleuse et joyeuse, comment ne voir que faiblesse et défaut ?
Ira-t-on peut-être plus loin, à des critères spirituels ? Don Juan serait par exemple le type de l’homme qui n’atteint pas au plan de la personne, où pourrait se manifester ce qu’il y a d’unique dans un être. Pourquoi ne peut-il désirer que la nouveauté dans la femme ? Et pourquoi désire-t-on du nouveau, du nouveau à tout prix, quel qu’il soit ? Celui qui cherche, c’est qu’il n’a pas ; mais peut-être aussi qu’il n’est pas ? Celui qui a, vit de sa possession et ne l’abandonne pas pour l’incertain, — entendez : s’il possède vraiment. Don Juan serait l’homme qui ne peut pas aimer, parce qu’aimer c’est d’abord choisir, et pour choisir il faudrait être, et il n’est pas.
Mais le contraire n’est pas moins vraisemblable : Don [p. 64] Juan cherchant partout son idéal, son « type » de beauté féminine (souvenir inconscient de la mère) — trop vite séduit par la plus fugitive ressemblance, toujours déçu par la réalité dès qu’il l’approche, et déjà s’élançant vers d’autres apparences, de plus en plus angoissé et cruel… S’il le trouvait, ce « type » de femme rêvé ! J’imagine cette métamorphose. On le voit interrompre sa course, changer soudain de contenance, baisser la tête, s’assombrir, comme saisi d’une timidité, et fasciné pour la première fois par la révélation d’amour, se muer en l’image de Tristan.
Mais il ne trouvera pas. Il est Don Juan parce qu’on sait qu’il ne peut trouver, soit impuissance à se fixer, soit impuissance à se déprendre d’une image à lui-même secrète. Et de là vient sa puissance apparente, sa furia, son rythme dionysiaque.
Or si le don juanisme est une passion de l’esprit et non pas comme nous aimions le croire, une exultation de l’instinct, tout porte à supposer que cette passion n’est pas toujours liée au sexe. Et même il faut se demander si la sensualité, précisément, ne serait pas le domaine où Don Juan se révèle le moins dangereux. (Appelons ici danger ce qui peut compromettre un certain équilibre social que les mœurs ont pour but de maintenir, cet équilibre étant d’ailleurs bon ou mauvais.) C’est que le désir de nouveauté et de changement perpétuel, dès que l’esprit insatiable l’excite, devient une menace pour la vie. En dérivant cette passion vers le plaisir, la société se trouve lui ménager des satisfactions qui l’épuisent, sans que l’ordre des choses ait à souffrir d’une dépense improductive.
Certes Don Juan est un tricheur, et même il ne vit [p. 65] que de cela. (La banque de pharaon était la source unique des revenus de Casanova : symbole dont il nous donne maintes fois la clé.) Mais une tricherie constante est moins dangereuse que les faiblesses subites d’un honnête homme. On est en garde, et l’on connaît le système, entièrement relatif aux règles du jeu. Imaginons un don juanisme plus secret, une table de pharaon où l’on mette sur les cartes des « valeurs » invisibles au lieu d’espèces sonnantes. Alors « la tricherie » cesse d’être une habileté vulgaire et profitable. Elle peut devenir l’acte héroïque d’une loyauté sans scrupules, toutefois ressentie comme un crime, du fait qu’elle institue un ordre neuf par le décret de sa rigueur.
Nietzsche s’est dressé face au siècle. Et l’adversaire qu’il s’est choisi, c’est l’esprit de lourdeur, notre poids naturel, notre faculté naturelle de retombement dans la coutume. L’immoraliste est comme le moraliste un ennemi vigilant de l’instinct : car s’il le glorifie c’est par esprit de polémique, c’est qu’il veut forcer la nature autrement qu’on ne l’a fait jusqu’à lui.
Polémiste perpétuel, Nietzsche se trouve entièrement déterminé par le bon et le juste — contre eux. Il va de défi en défi, excité puis exaspéré par le silence ou les lâchetés de l’adversaire. Les idées se retournent au caprice de l’esprit : il n’y a plus de vérité qui tienne. Les hommes se rendent ou tombent dans le doute à la première séduction d’une hypothèse scientifique. Il n’y a plus de foi qui affirme et qui maintienne en vertu de l’absurde. Ah ! comme on se lasse de gagner à tout coup, pour peu qu’on ait l’envie de nier des règles que personne n’ose plus dire inviolables ! Qui donc se ferait tuer pour une vertu dont on ne sait plus quelle est la [p. 66] fin ? Et toutes ces vérités qu’ils respectaient, voyez comme elles ont vite cédé ! Il faudra donc s’en prendre à Dieu et à son Fils. Déjà « le Dieu moral est réfuté ». Que va dire l’Autre ? C’est, dans la vie du Don Juan des vérités, l’heure de l’invitation au Commandeur. Or Dieu se tait. Il ne relève pas le défi. Nietzsche attend dans la nuit désertique des hauteurs. Une aube vient. C’est encore l’aube de la terre. Personne n’a parlé. Dieu est mort !
De chaque idée, de chaque croyance, de chaque valeur, Nietzsche a voulu violer le secret ; et leur défaite rapide les rend toutes méprisables après la première possession. Pourquoi s’attarderait-il ? Elles n’étaient excitantes pour l’esprit que par la fausse vertu qu’on leur prêtait. Mais aussitôt qu’elles ont trahi leur commune vulgarité, le triomphe perd toute saveur. Il faut détruire maintenant les valeurs neuves qu’on avait inventées pour la lutte. Il faut rejeter avec dégoût ce que l’on désirait de toute sa fougue ; et se rire des suiveurs, des successeurs, de ces disciples enhardis par le triomphe ardent d’un autre, et qui déjà croient pouvoir abuser de ses victimes.
Mille et trois vérités se sont rendues, et pas une seule n’a su le retenir.
Qu’importent les « contradictions » ! Ce n’est pas pour bâtir un système qu’il réfute, dénonce et détruit, c’est pour la joie du viol intellectuel. Comme Don Juan l’image de la Mère, Nietzsche poursuit l’image obscure, et à lui-même infiniment secrète, d’une Vérité qui ne se rendrait point, mais qui le posséderait à tout jamais, digne enfin de sa vraie passion ! Il traque sans relâche tout ce qui bouge, tout ce qui s’arrête, tout ce qui fait mine de résister. Voluptés brèves — le temps d’un aphorisme — fulgurations toujours décevantes : ce n’est pas elle qu’il vient de posséder… Ô haine de leurs vérités faibles ! La Vérité est morte ! Revivra-t-elle ?
[p. 67] Car si ce Dieu est mort à tout jamais, il n’y a plus d’amour possible. Il faut inventer un amour qui permette au moins de haïr tout ce qui passe, tout ce qui cède, toute l’impudeur et la lourdeur du monde.
C’est au point de fureur dionysiaque où la joie de détruire devient douleur, et dans l’angoisse d’une puissance anéantie par son succès, que Nietzsche a rencontré soudain la fascinante idée du Retour éternel. Devant le roc de Sils-Maria on le voit interrompre sa course, changer de contenance, et pour la première fois baisser la tête et adorer. Tout reviendra éternellement à cette minute, à cet instant ! L’Éternité, c’est le retour des temps ; et non pas la victoire sur le temps… Mais dans le temps, disait-il, Dieu est mort. Si Dieu est mort, c’est donc qu’il a vécu ? Dieu revivra éternellement ! Ainsi Nietzsche devient le Tristan d’un Destin qu’il ne peut posséder que par l’amour éternellement lointain.
Don Juan, tricheur, aime sans amour. S’il gagne, c’est en violant la vérité des êtres. Nietzsche pose des valeurs qui détruisent les règles anciennes, mais qui ne valent que par ces règles et dans la mesure où l’on sent qu’elles les violent. Pour peu qu’il les impose, elles perdent leur sens, puisque le système qui les mesurait n’existe plus. Par-delà le bien et le mal, par-delà toutes les règles du jeu, il faut qu’une passion se révèle ; ou la mort, ou la vie éternelle. Il faut donc que Don Juan disparaisse (car Don Juan ne gagnait qu’en trichant, et s’il n’y a plus de règles, on ne peut plus tricher).
Voici peut-être la clé du mystère : c’est qu’en respectant toutes les règles, nous ne pourrons jamais que perdre. Alors : ou bien nous serons condamnés, ou bien nous recevrons notre grâce. Mais Nietzsche et Don Juan [p. 68] doutent de leur grâce. Les voici donc contraints de gagner dans le temps de leur vie — d’où la tricherie ; ou bien encore, de nier la fin des temps, le règlement final, le Jugement dernier — d’où l’idée du Retour éternel.
Comme je parlais de ces choses à une amie : « J’ai connu, me dit-elle, un homme marié avec lequel ayant été coquette en vain, il me dit en me quittant : “Je vous ajoute à ma liste des mille e tre”. » C’étaient les femmes qu’il n’avait pas eues, par fidélité à la sienne.
Où est la tricherie ? Dans ce défi installée au cœur de la règle ?