Paracelse, par Frédéric Gundolf (septembre 1935)a
Paracelse ne fut pas un mage, ou plutôt si l’on veut qu’il l’ait été, au sens où l’on dirait qu’Einstein, interprète du cosmos, est un mage, il ne fut pas un magicien. Il erra toute sa vie, d’auberges en universités, suivi d’une troupe de disciples turbulents, à la recherche de secrets qu’il voulait rendre manifestes à tous, et qu’il exprimait, comme Luther, dans un allemand populaire et grossier1. Il faut se méfier de la gloire qu’on lui a faite. On nous rapporte par exemple que « déjà vieux et ne voulant pas mourir, il s’adressa au diable qui lui conseilla de se faire enterrer pour une année, coupé en petits morceaux, dans du crottin de cheval, et de faire subir à son corps toute la gamme des combinaisons alchimiques afin de ressusciter ensuite sous la forme d’un beau jeune homme. Il se fit tailler en morceaux et enterrer par son fidèle serviteur. Mais celui-ci, impatient, ouvrit la tombe deux jours trop tôt. Paracelse y gisait, métamorphosé en bel adolescent, le crâne seul n’avait pas tout à fait repoussé. Un peu d’air pénétra dans le cerveau et Paracelse dut mourir avant d’avoir ressuscité ». Rajeunir son corps et son âme par l’ordure, c’est un des thèmes favoris de notre temps. Mais combien, parmi nous, se sont fait déterrer deux jours trop tôt ! L’auteur de l’anecdote était bon [p. 446] prophète, mais il n’a rien compris à Paracelse. Théophraste Paracelse Bombaste de Hohenheim, qui était né en Suisse allemande, n’était pas un énergumène, mais un savant complet comme il faut espérer que nous en reverrons bientôt, un savant qui voulait harmoniser sa petite spécialité avec les sciences fondamentales qui doivent donner le ton à toutes les autres, et qui sont, comme nul ne l’ignore ou ne pourra l’ignorer longtemps, l’astrologie et la théologie. Un grand souci paraît dans toute son œuvre : il veut être clair, et utile. Clair ne signifie pas rationaliste, comme le veut le langage confus de ceux qui se croient cartésiens. Aussi a-t-on souvent tendance à le rejeter du côté des mystiques, où cependant il n’a que faire, avec son goût de l’expérience et de l’application concrète. Mais justement cette fringale d’expérience qu’il promena par toute l’Europe, et peut-être même chez les Turcs, le rendit attentif à tant de phénomènes que son vocabulaire ne pouvait y suffire. Ce grand esprit qui savait voir de grandioses correspondances dans le détail bizarre de notre microcosme, manquait de la seule chose dont nous soyons abondamment fournis : d’un attirail de concepts à tout faire2. Il faut voir comme il se débat avec son latin de cuisine, son grec allégorique et son allemand mal accordé pour fabriquer ce petit nègre médical et philosophique dont la saveur ne saurait satisfaire les esprits plus curieux de preuves que de faits.
J’en viens au petit livre de Gundolf. C’est l’œuvre synthétique d’un philosophe des formes culturelles, plutôt que d’un historien de la science. Les historiens font la grimace, mais les lettrés et les médecins de la jeune école seront comblés. Gundolf décrit l’œuvre de Paracelse comme un drame de l’expression, une tragédie de la terminologie, une « lutte accablante pour l’expression des choses jamais dites ». Paracelse a vu plus de choses qu’il ne pouvait en exprimer. Son destin fut l’inverse [p. 447] du nôtre. La technique nous masque le vrai, nous sommes en pleine scolastique (au sens vulgaire). Ce défaut de mots propres aurait dû le contraindre à l’invention de métaphores. Mais Paracelse justement se méfie de ce mode — de cette mode — d’expression, qui lui paraît peu scientifique. Il s’en tire au moyen d’allégories, et transforme sa maladresse en instrument de découvertes. Alors que notre étiologie se borne la plupart du temps à mettre un nom abstrait sur chaque symptôme, Paracelse ne veut nommer les maladies que par le nom de leur remède. « Il ne faut pas dire que tel état est colérique, tel autre mélancolique, mais que ceci est arsenical, que telle chose est aluminale, telle autre saturnienne. » Ce langage en effet renvoie à l’origine cosmique du mal, où se trouve aussi le remède. Pour connaître et guérir une maladie, il ne suffit pas de voir l’homme seul ; il faut considérer sa relation avec le monde, dont il n’est qu’un membre, un reflet. So oben wie unten. L’astrologie de Paracelse n’est pas une superstition de devin, c’est une science de la guérison fondée sur le principe hippocratique des similia similibus, principe qu’on retrouve à la base de l’homéopathie moderne, du traitement par la vaccination, et même de la psychanalyse. Paracelse s’était formé de l’homme une conception spirituelle et organique (théologique-astrologique) à laquelle notre science est en train de revenir, après une sombre époque cérébrale et matérialiste. Il s’opposait3 aux médecins galénistes qui voyaient l’homme sous l’aspect d’un concept. Il se fût opposé aussi aux médecins de la Renaissance, à Léonard, à Cardan, à Vésale, aux techniciens de la dissection dont descend toute la science du xixe, et qui nous ont conduits à considérer notre corps comme une espèce de moteur démontable. Ainsi le grand docteur « macrocosmique », en appliquant l’astrologie, redécouvrit pour les générations futures « l’horizon primordial de la médecine », comme l’écrit le Dr Allendy dans l’Essai sur la guérison, ouvrage [p. 448] tout imprégné de l’esprit vitaliste de Paracelse, brève synthèse des idées les plus neuves, qui sont aussi les plus antiques, sur la nature unique de la maladie, ouvrage dont on peut dire qu’il marque une date dans l’histoire de la connaissance du monde par le corps, ou si l’on veut, du corps par le monde.
« L’homme ne saura jamais assez combien il est anthropomorphe », dit Goethe. Il faudrait dire aussi, à la suite de Paracelse : l’homme ne saura jamais assez à quel point il est « cosmomorphe ». Le retour à Paracelse auquel nous assistons est un des signes marquants de ce temps-ci. Le symbole d’une révolution astronomique de la culture occidentale. Peut-être avons-nous passé l’âge de l’inhumaine, de la blasphématoire mécanisation de la vie. Peut-être avons-nous passé l’âge des rationalismes trop courts, de la mythologie féroce des ismes, de Marx et des capitalistes, des adorateurs de la mort, triomphe des chiffres et des laboratoires. Peut-être allons-nous revenir non pas à l’humanisme mais à l’homme, considéré comme un miroir du ciel entier. Certes, elle n’est pas seulement cruelle et folle, l’époque qui nous offre de si grandes chances. Et c’est une ère favorable qui s’ouvre, celle où l’esprit se remet à chercher ce qu’est l’homme, et quelle est sa mesure dans l’univers qu’il a cru concevoir !