Pétrarque, par Charles-Albert Cingria (avril 1933)a
« Les modernes qui écrivent des livres sur Pétrarque voudraient pouvoir faire une part au Moyen Âge (qui les excite) et admirer en même temps le restaurateur du cicéronianisme dans tout ce que l’officialité moderne en représente — l’éloquence, l’érudition, les grands sentiments, la morale en soi (pas la morale en vertu d’un dogme), le nationalisme, l’ironie, le scepticisme, le pompiérisme, — mais ils savent que cela est antipathique, alors ils émettent on ne sait quelle sauce. Je ne veux pas être de ceux-ci ».
Charles-Albert Cingria est donc de ceux dont l’érudition, quitte à passer pour macaronique — comme elles le sont toutes, d’ailleurs, mais ridiculement quand elles ne l’avouent pas — se veut constamment significative. La publication de cet étonnant petit livre sur Pétrarque, venant après celle d’une Civilisation de Saint-Gall non moins remarquable, le met aux antipodes de ces historiens contemporains dont le succès consiste, lorsqu’ils citent des textes, à donner l’impression que ces textes n’ont, en somme, aucun sens relativement à celui qui les cite, car alors où serait l’Impartialité ? Ces gens-là voudraient bien nous faire croire qu’un texte est intéressant dans la mesure même où il est dépourvu de pittoresque, c’est-à-dire, dans ce cas, de traits humains révélateurs, ce qui est tout de même aller un peu loin, puisque ainsi l’on supprime la notion même d’intéressant.
Donc Cingria défend une thèse : « Je m’appliquerai à [p. 677] désassocier et à mettre en face de lui-même le poète lyrique — rattaché encore à une école provençale qui est, à l’origine, de propulsion musicale, donc romane-syrienne puisque le plain-chant est roman-syrien — et le poète fabriqué à coups de platras à la manière antique ». Vous avez le ton. Ajoutez-y le plus excitant foisonnement de citations — poètes, chroniqueurs, musicographes, Notker, Dante, Nietzsche —, une pétulance idéologique qui s’exprime en notes, digressions et plaisanteries jamais dépourvues d’ailleurs d’une certaine onction épiscopale, d’une certaine politesse pompeuse qui est la forme particulière de son ironie1 et vous aurez ce petit volume de deux-cents pages qui, délayé en six-cents, se verrait décerner le titre de « monument critique ». Tel qu’il est, un petit chef-d’œuvre d’humanisme poétique. Car l’« érudition » de Cingria reste si constamment précise et malicieuse qu’elle atteint à coup sûr le particulier de tout ce qu’elle aborde au cours de ses démonstrations : c’est dire qu’elle se meut en pleine poésie. D’où sa valeur « actuelle » et multiple, ses incidences fréquentes dans les problèmes du temps et de tous les temps : la musique occidentale, les méfaits de Cicéron, le commerce des vins dans la vallée du Rhône, la marche en montagne, le romantisme, le nationalisme, l’européanisme et la révolution. (Sur la confusion moderne entre le patriotisme « chose motivée et avantageuse », et le nationalisme artificiel mais régnant qui fait de la chose publique la chose désavantageuse2, quelques pages brillantes et fortes qui rejoignent curieusement les doctrines de L’Ordre nouveau).
Un style doucement retors, dont les moindres anicroches sont calculées jusqu’à restituer le naturel — tout cela sans effort, manifestant plutôt cette vivacité d’invention dont « l’écriture moderne » reste tristement dépourvue malgré ses velléités de fantaisie assez relâchée. En quelques touches un [p. 678] peu bourrues, un peu précieuses, il jette l’esprit du lecteur dans le vif d’un sujet, et loin d’exploiter l’avantage de cette surprise, place aussitôt une citation, oublie d’avoir raison, et nous laisse admirer cette prose de la Renaissance où palpite, sous une sérénité qui est plutôt de l’enthousiasme dominé, l’opulente diversité du monde.
La qualité des traductions du latin, du bas latin et de l’italien dont ce livre est abondamment orné permettra de goûter dans le détail ce que l’on vient de louer dans l’ensemble. C’est la même précision savoureuse dans le rendu de l’esprit d’un texte, mais cela toujours grâce à des inventions poétiques jouant sur la lettre même, c’est-à-dire sur ce qu’il y a de plus significatif dans un écrit « signé ».