Le silence de Goethe (mars 1932)a
« L’homme, dit Goethe, ne reconnaît et n’apprécie que ce qu’il est lui-même en état de faire. » Telle est la cause du malentendu que soulèvera toujours à nouveau l’exemple de cette vie. Ceux qui traitent Goethe de bourgeois ne prouvent rien de plus que leur propre rationalisme, sans tension ni grandeur : ils ne savent pas voir dans la sagesse faustienne qu’elle est surtout une défense contre le Démon révolté et la Magie latente ; et s’ils ne le voient pas, c’est que précisément cette défense a réussi. Par contre ils veulent bien voir la révolte chez ceux-là qui la crient, et la magie chez ceux qui vaticinent, ayant été moins loin que Goethe dans la domination des mystères. Ainsi se réclament-ils de Rimbaud.
Peut-être la confrontation du Sage et du Fou — d’un fou qui reste notre intime tentation — permettra-t-elle, par la vivacité même du paradoxe, une prise de conscience plus juste et plus efficace des puissances goethéennes.
Rimbaud enfant écrit des poèmes « magiques » puis renonce à la magie, et se tait. Goethe, initié dans sa jeunesse, commence d’écrire vers ce temps, mais, la fièvre tombée, poursuivra durant toute sa vie une « activité littéraire ». Ces deux expériences seraient antithétiques si elles étaient superposables, ce qui [p. 481] n’est pas même le cas. De ce point de vue littéraire, la confrontation serait absurde, j’en conviens. Mais notre optique n’est-elle point faussée par un état d’esprit qui voudrait que l’on considère ces deux hommes avant tout comme des écrivains ? C’est par la chose écrite, par la lettre justement qu’ils s’opposent le plus. Pourtant Rimbaud ne fut jamais un écrivain, ni ne se soucia de l’être. Et Goethe ne fut qu’entre autres choses un écrivain, et se soucia de l’être dans la mesure seulement où il portait en tous les domaines de son activité une application volontaire et soutenue. Ce n’est donc pas l’aspect littéraire de leur expérience qui doit conditionner notre vision. Non point qu’il soit un seul instant négligeable, s’agissant de deux êtres que l’on connaît par leurs écrits d’abord. Mais, pour en tenir un juste compte, il s’agit de le subordonner au problème personnel de ces vies, à leur équation d’existence, pourrait-on dire. Or c’est, chez l’un comme chez l’autre, une révolution profonde de l’esprit dont procèdent à la fois le refus de la magie et le goût passionné de l’effort immédiat.
Qu’un fait de cet ordre puisse être tenu pour crucial, je veux croire qu’on ne le contestera pas. Mais ce qu’on voudrait dire maintenant, ce qui ne cesse de provoquer dans notre esprit l’étonnement du premier regard, c’est la similitude de forme, c’est-dire la similitude essentielle, hors du temps, qui paraît dans ces deux expériences, à mesure qu’on les abstrait de toute la littérature dont elles enveloppèrent leurs manifestations, — à quoi l’on ne s’est point privé d’ajouter quelques tomes depuis. Il convient de marquer toutefois qu’une pareille assimilation eût exaspéré Goethe autant que Rimbaud, mais, croyons-nous, dans leur habitus individuel bien plus que dans leur commune grandeur. Seule la croyance en une analogie universelle des réactions profondes de l’âme devant [p. 482] son destin m’autorise à cette confrontation et me persuade de son intérêt humain. Et si tout cela reste absurde aux yeux de ceux pour qui seule compte certaine « originalité » dans l’ordre — au mieux — esthétique, je ne m’en étonnerai point. Il s’agit simplement, ici, de rendre plus concrète, grâce au recoupement de deux vies qui l’ont réalisée selon des voies totalement divergentes, une attitude humaine qui me paraît commune.
Que Goethe ait pratiqué « le devis des choses grandes et secrètes » comme parle Jérôme Cardan, l’on en trouve dans toutes ses œuvres assez de signes irrévocables pour n’avoir plus besoin de solliciter les biographes. On a souvent rappelé l’amitié du jeune bourgeois de Francfort et de la sage et très fervente Mlle de Klettenberg. Mais bien plus que dans une spiritualité facilement épurée, le mysticisme de celui qui, tout enfant, édifiait un autel à la Nature, trouvait son aliment dans une méditation, renouvelée des rose-croix, et qui le porta même à quelques essais d’alchimie. Coquetteries, a-t-on dit, — mais il n’est point de sentiments intermédiaires qui ne conduisent réellement vers une plénitude, pour un esprit comme celui de Goethe. « On a peur que son feu ne le consume », écrit un de ses amis, vers ce temps. « Goethe vit sur un perpétuel pied de guerre et de révolte psychique ». Et lui-même gémit, avec une sombre joie : « Sort misérable, qui ne me permet rien que d’extrême ».
Jacob Boehme, Paracelse, Swedenborg, lectures de son adolescence, figurent bel et bien dans son évolution une de ces crises où l’être spirituel découvre sa forme véritable. Et si, comme chez Goethe, c’est une forme mystique, celle du terrible « Meurs et deviens ! », et s’il l’assume en connaissance de cause, — c’est un [p. 483] événement qui ne peut normalement se traduire que par une qualité nouvelle de silence. Encore faut-il que le destin favorise concrètement cette assomption intérieure. Par quel « hasard » l’a-t-il provoquée chez Goethe ?
Il est un fait de sa jeunesse dont on ne saurait exagérer l’importance à la fois historique et symbolique : les premiers contacts de Goethe avec le mysticisme précédèrent de très peu une grave maladie, dont il ne fut sauvé que par l’intervention d’un médecin « alchimiste ». Retenons ceci : au seuil de l’initiation, chez Goethe, il n’y a pas une révolte, il y a un péril conjuré. C’est contre ce qu’il nommera désormais son Daimon, contre « l’oppression despotique des éléments inquiétants qui gouvernent trop puissamment dans son âme » qu’il appelle les arts d’une magie maîtrisée, c’est-à-dire incarnée. La question se pose pour lui, dès l’abord, en termes matériels, urgents et contraignants. De là le sérieux avec lequel il accepte les conditions de l’initiation : et d’abord la plus difficile, le silence. Ainsi, les premières séductions du dépaysement spirituel, de la connaissance ésotérique dans ce qu’elle peut avoir de purement « étrange » ont à peine enfiévré le jeune Goethe, que déjà la faiblesse du corps le ramène à l’aspect concret de notre condition. Et c’est seulement en passant par une application matérielle que la magie, se reniant en tant que spéculation extra-terrestre, peut s’intégrer dans l’équilibre humain. Incident décisif qui figure en raccourci tout le drame dialectique de sa vie.
Mais cette maladie, et la convalescence, ont éveillé dans son esprit les premières tentations créatrices. À l’origine de son œuvre, voici donc le fait de la magie domptée ; conçue sous de tels auspices, c’est tout naturellement que la littérature prendra plus tard chez Goethe l’allure d’une discipline de l’âme. Un [p. 484] exercice, une activité organique à objectifs limités et concrètement conditionnée, nullement spéculative. Un instrument et un style.
Dès ce moment le choix de Goethe a trouvé sa forme. Il lui faudra maintenant le renouveler perpétuellement durant toute sa vie. Et comprendre, éprouver jusqu’à la souffrance — qui est la « substance » — à quel point le renoncement à la magie spéculative n’est, en fait, qu’un accomplissement, le plus difficile et le seul humainement fécond. Car un tel silence n’est pas absence de mots. C’est encore chez Goethe une activité réelle, et même à double effet. Qu’y a-t-il de plus agissant, dans une œuvre marquée du signe de la maturité, que cette présence rayonnante dont on devine chaque phrase sous-tendue. Mais rien ne la trahirait mieux que la retenue même de l’expression. C’est pourquoi je l’éprouve plus vivement dans certains passages des Affinités électives, d’une apparente platitude, mais translucide, que dans le Conte du Serpent Vert, trop visiblement ésotérique. Équilibre si périlleux que la longue patience géniale ne parviendrait pas seule à le sauvegarder. Il y faudra le dressage de la souffrance. L’excès verbal de Werther couvre d’abord la voix intérieure, la renie même bruyamment. C’est là le fait d’une âme qui se refuse encore à la souffrance et la crie sur la place. Un peu plus de souffrance, plus intimement ancrée, et voici l’autre danger : la délectation ascétique, l’obscurité glaciale des Mystères. Un peu plus d’humilité, c’est-à-dire le réel désir d’être « utile », et c’est le juste point : les Affinités. D’ailleurs, l’alternance des trois états, visible tout au long de l’œuvre, prouve que la question se pose sans cesse à nouveau et que sous l’apparence de plus en plus sereine, la tentation revient, l’agonie se poursuit. Seulement l’effort d’équilibre crée des énergies nouvelles. Le silence mûrit à la faveur du secret, et dans la profondeur, [p. 485] des conceptions s’opèrent. C’est ainsi que la magie reniée extérieurement au profit d’une expression « utile », renaît comme libérée intérieurement au « jour nouveau ». L’âme parvient à cette « connaissance », à cet acte de fécondation spirituelle par où l’homme pénètre dans la réalité mystique. Et cet acte ne peut se produire que dans le plus profond silence de l’esprit, dans la région où seul accède celui qui sait préserver sa passion au sein d’une interminable patience. N’est-ce point ce tréfonds dont parle Jacob Boehme, et qui « contient l’élément pur, mais aussi l’être sombre dans le mystère de la fureur ».
Cette complexe dialectique de la magie, Goethe lui-même l’a stylisée en symboles concrets dans le Faust, œuvre longue comme sa vie de créateur exactement, et à tel point autobiographique qu’il put songer à incorporer le plan de certains actes à Vérité et Poésie. Le drame s’ouvre sur un réveil : l’exercice sans frein des arts occultes laisse l’esprit de Faust béant sur le vide : « Moi qui me suis cru plus grand que le Chérubin… qui pensais en créant pouvoir jouir de la vie des dieux et m’y égaler… combien je dois expier tout cela ! » Faust se reprend au seuil de la mort. Mais la vie ne lui sera plus qu’un profond renoncement ; même si la passion l’occupe un temps, c’est l’action, la Tätigkeit — le grand mot goethéen — qui triomphera désormais. Mais une action qui par avance désespère du seul succès qui pour Faust serait réel : la possession bienheureuse de l’instant. Et lorsque, épuisé mais pacifié, il va quitter son corps aveugle pour d’autres formes d’existence que la Nature se voit pour ainsi dire contrainte d’assigner à l’homme actif1, l’on découvre que c’est la magie encore qui n’a cessé de l’entraver :
[p. 486]Könnt ich Magie von meinem Pfad entfernenDie Zaübersprüche ganz und gar verlernen,Stünd ich, Natur ! vor dir ein Mann aliein,Da wärs der Mühe wert, ein Mensch zu sein.2
C’est tout le drame secret de l’œuvre qui s’avoue dans ce cri : chaque fois que Goethe invoque la catégorie sacrée de l’humain, comprenons qu’il y va de tout.
Mais les anges enfin élèvent Faust au-dessus de cette agonie symbolique de toute son existence, et c’est leur chœur qui chante une dernière fois la loi, au moment où il reçoit la grâce de lui échapper : « Wer immer strebend sich bemüht, — Den können wir erlösen ». Les grandes entités symboliques l’accueillent dans leur harmonie : c’est la « grande Magie » que Faust enfin rejoint dans la pleine possession de ses forces et l’assurance du regard. L’âme, purifiée de sa « vieille dépouille » par l’effort aveuglant de la vie, pénètre dans le Nouveau Jour et contemple l’Indescriptible.
Si Faust est le drame d’une formidable patience sans cesse remise en question, la Saison en enfer est le drame d’une pureté avide, et son destin se joue d’un coup. La grandeur de Goethe est d’avoir su vieillir, celle de Rimbaud de s’y être refusé.
Transportez la dialectique faustienne dans la vie d’un être jeune et libre encore de toute contrainte sociale, culturelle, voire physiologique ; le dessin se simplifiera jusqu’au schème unique, le rythme se précipitera jusqu’à l’explosion, l’histoire se purifiera jusqu’au mythe. La donnée initiale est bien la même : c’est l’attrait d’une vision qui transcende la vie médiocre. Rimbaud s’y lance avec l’emportement d’une [p. 487] révolte qui traduit d’abord un excès féroce de vitalité plutôt qu’une souffrance matérielle, — et va d’un mouvement rigoureusement logique jusqu’au système de sa folie. Mais l’irruption de cette « magie » est si violente qu’elle a certainement angoissé l’enfant : n’est-ce point pour se défendre qu’il parle si fort, qu’il vante ses pouvoirs avec une étrange exagération ? Et voici que l’hallucination le gagne et le submerge. « Je devins un opéra fabuleux. » Il a brûlé les étapes de l’initiation. Mais on ne déchaîne pas de telles puissances impunément. « Ma santé fut menacée. La terreur venait… J’étais mûr pour le trépas… » Alors paraît le doute, entraînant la conscience. « Je vois que mes malaises viennent de ne m’être pas figuré assez tôt que nous sommes à l’Occident. » L’Occident, c’est l’Esprit incarné. L’incarnation entraîne des « conditions ». C’est la vision du travail humain, inexorable et dégoûtant, mais comment échapper ? L’hallucination est tombée, faisant place à une stupeur désolée. « Je ne sais plus parler. » Le renoncement dès lors est fatal. « Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher et la réalité rugueuse à étreindre. » C’est le cri même de Faust. « Il faut être absolument moderne. » Travailler. Se donner à l’instant, à cette heure « au moins très sévère ». Gagner 40 000 francs. Mourir obsédé par ce travail.
Ainsi cette vie est bien d’un seul tenant ; une seule et unique expérience la remplit : l’envahissement de la magie aboutissant au renoncement et à l’action. Le second Rimbaud est vraiment le même que le premier, dans une phase plus « réalisée ». L’homme moderne est peu fait pour comprendre cela, de même qu’il est peu fait pour la grandeur et la pureté, et pour des paroles comme « Si ton œil te fait tomber dans le péché, arrache-le et jette-le loin de toi ». Mais [p. 488] Rimbaud est d’une autre trempe : il a déjà prouvé en écrivant les Illuminations qu’il peut renoncer violemment à tout un monde faux pour en créer un autre. Sa vie en Afrique est un second renoncement. Nous aurions combiné tout cela avec de la littérature. Car il n’est pas donné à beaucoup d’hommes de devenir un mythe à force de pureté dans la réalisation de leur destin.
Rimbaud est notre mythe occidental : mythe faustien. Il a vécu tragiquement la tentation orientale, l’a condamnée, l’a dépassée, acceptant comme Goethe les conditions réelles et données de son effort particulier. Ce renoncement à un Orient de mythe, c’est cela même qui constitue l’Occident spirituel. C’est le refus de la magie qui fonde notre éthique, et ce dilemme est peut-être le plus important qui se pose à l’esprit occidental, dès qu’il atteint les régions de haute tension où la seule « orientation » qu’il adopte suffit à déterminer une suite d’actes. Dilemme, en son fond, religieux. C’est une forme dialectique, « agonique », de la vie de l’âme, une forme cruciale, c’est-à-dire une de ces contradictions essentielles, en signe de croix, qui sont la marque même de la réalité dans une conscience occidentale. Supprimez l’un des termes, et la vie se détend, le tragique s’évanouit. Que ce mythe dialectique soit profondément constitutif de notre être, l’extension et la diversité de ses aspects le prouvent. C’est l’opposition du savoir et du pouvoir, de la connaissance et de la souffrance, de la spéculation et de l’existence, de l’au-delà mystique et de l’immédiat éthique. Et quels sont les plus grands Occidentaux ? Ceux qui ont incarné le choix le plus audacieux.
Pascal choisit une fois pour toutes, dans une crise lucide, au sein d’un vertige total. Rimbaud choisit dans une crise instinctive qui ressemble à la chute soudaine de l’ivresse devant le mortel danger qui se [p. 489] lève à un pas. Tous deux réalisent le renoncement, le deuxième temps de cette dialectique, dans un mouvement que sa violence rend unique : c’est qu’ils reviennent tous deux de loin, d’un long abandon à l’erreur. Goethe n’a pas connu de tels déchirements. Et c’est lui qui méritera la phrase de la Saison : « Pas de partis de salut violents. » Dès les premiers instants de son accession au monde spirituel, il s’est mis en état de défense et de lenteur. Il avance ainsi pas à pas, l’âme tendue dans une puissante circonspection, pendant soixante ans, sans jamais s’abandonner aux bienheureuses violences de l’orage, au repos de la démesure. On rit de ses allures compassées, des solennelles banalités dont il gratifie le pauvre Eckermann. Je ne puis voir dans ces façons que la distraction souveraine d’une âme tout occupée à dompter ses dieux. Une haute menace, invisible à tout autre, l’accompagne sans trêve, et c’est d’elle qu’il tire ses forces, toujours renouvelées. Mais il y faut une prudence peu commune, et même tellement soutenue qu’elle informe peu à peu une sorte d’instinct, libérant l’attention consciente. C’est ainsi que le voyant audacieux qui écrivit les chœurs mystiques du Second Faust peut aussi faire figure de sage officiel parmi les philistins. Le somnambule est désormais protégé par une cotte d’invisible silence. Vous pouvez lui parler sans le troubler : les mots n’atteignent plus son rêve profond. Et le cérémonieux silence du ministre renouvelle le vieux mythe germanique de la « Tarnkappe », du manteau qui rend invisible.
Cette similitude de forme dans le cours de la magie chez Goethe et chez Rimbaud, et d’autre part le contraste absolu des rythmes, vont se traduire dans la [p. 490] similitude des conclusions éthiques et dans la divergence des réalisations littéraires.
« Bon esprit, prends garde ! Pas de partis de salut violents. Exerce-toi ». Objurgation que l’on croirait tirée de quelque journal intime du Goethe des années ascétiques, à Weimar avant l’Italie. Et le passage fameux de la Saison : « moi qui me suis dit mage ou ange… » rappelle étrangement ces vers du Premier Faust que l’on citait plus haut : « Moi qui me suis cru plus grand que le Chérubin. »
« Point de cantiques : tenir le pas gagné… la réalité rugueuse à étreindre ». Certes, les sentences du vieil Olympien de la légende ont peu de consonance avec un tel pathétique, mais quel écho n’eût-il pas éveillé dans l’âme du jeune ministre de 32 ans, adonné vers ce temps au plus dur effort d’organisation de son silence intérieur. Période de repliement et de refus, si douloureuse que le signe en devient visible sur ses traits. Je ne me lasse pas de méditer ce visage dont Klauer modela l’effigie passionnément triste et dominatrice. Large bouche aux lèvres serrées, l’inférieure creusée comme d’un sanglot retenu, et relâchée aux commissures, — tristesse et volupté. Mais le front d’une plénitude royale s’avance fortement contre la lumière, et les yeux, entre cette bouche et ce front, disent d’un sobre et méditant regard le mot suprême de la Saison, ce cri sourd du plus lucide héroïsme : « Et allons ! »
Goethe seul est allé jusqu’à la délivrance consciente. Il y a dans tout désespoir à la fois l’angoisse de la catastrophe et la secrète, l’inavouable joie de la libération. Impossible d’isoler ces deux composantes dans l’aventure rimbaldienne. Mais chez Goethe, c’est la longueur du temps qui les dénoncera. Et cette fameuse sérénité de sa vieillesse, ce n’est rien d’autre, peut-être, que le triomphe de l’élément libérateur du [p. 491] désespoir. La longue peine de celui « qui toujours s’est efforcé » a purifié le corps, et l’âme est prête à recevoir « l’amour d’en haut ». Car telle est le yoga occidental, dont le Second Faust restera comme le livre sacré.
Que cette discipline libératrice comporte pour Rimbaud le silence, alors qu’elle propose à Goethe, comme un exercice de choix, l’écriture, — cela n’a rien que de logique, et résulte de la définition même d’un tel yoga. Tout savoir doit être confirmé par un faire, qui le tait et l’exprime à la fois. Le « faire » de Rimbaud ne peut être la littérature, puisque écrire signifie pour lui révéler, parler, crier, miraculer le réel. Au contraire l’on peut considérer sans paradoxe que la littérature de Goethe est un des moyens de silence dont il dispose. Ni plus ni moins que l’étude des sciences naturelles, la régie d’un théâtre ou l’administration du Grand-Duché. « J’ai toujours considéré mon activité extérieure et ma production comme purement symboliques, et, au fond, il m’est assez indifférent d’avoir fait des pots ou des assiettes »3. Si tout de même il a peiné sur la composition d’Iphigénie ou des Ballades, c’est que l’art est pour lui la tentation la plus aiguë de jouer avec les mystères, et par là même l’occasion de réaliser sans cesse à nouveau l’exigence dernière de la magie : son reniement au profit de l’action. Insistons sur ce terme de profit, qu’on ne saurait ici taxer de vulgarité, puisqu’il concerne les fins les plus hautes de l’existence terrestre. « Un fait de notre vie ne vaut pas en tant qu’il est vrai, mais en tant qu’il signifie quelque chose… Il est bien rare que l’on soit apte à s’agréger ce qui est supérieur. C’est pourquoi l’on fait bien, dans la vie ordinaire, [p. 492] de garder ces choses-là pour soi et de n’en découvrir que juste ce qu’il faut pour qu’elles puissent être de quelque avantage aux autres4… L’homme n’est pas né pour résoudre le problème de l’univers, mais bien pour rechercher où tend ce problème, et ensuite se maintenir entre les limites de l’intelligible »5. L’on découvre ici la source de l’étrange refus de Goethe, dès qu’il s’agit de faire état des causes premières, des fins dernières, en tant que telles. De là ce rationalisme agressif qu’il oppose aux dévots : « S’occuper d’idées relatives à l’immortalité, poursuivit Goethe, cela convient aux gens du monde et surtout aux belles dames qui n’ont rien à faire. Mais un homme supérieur, qui a déjà conscience d’être quelque chose ici-bas, et qui par conséquent doit tous les jours travailler, combattre, agir, laisse en paix le monde futur et se contente d’être actif et utile en celui-ci »6. À quoi nous saurons opposer cette confession mémorable : « Nous ne devons proférer les plus hautes maximes qu’autant qu’elles sont utiles pour le bien du monde. Les autres, nous devons les garder pour nous ; elles seront toujours là pour diffuser leur éclat sur tout ce que nous ferons, comme la douce lumière d’un soleil caché7. »
Écrire, tout en se taisant. Et ceux-là seuls entendront ce silence, qui auront su percevoir l’accent dominateur et tendu des pages les plus égales et sereines du Faust.
Mais, qu’à ce tempérament démoniaque l’on enlève la force plus grande encore du caractère, et voici la confession éruptive : les Illuminations naissent d’une [p. 493] telle rupture. Elles sont le champ même8 où Rimbaud se livre à l’expérience spirituelle, où il se livre tout entier. Et c’est là sa pureté, mais c’est aussi ce qui l’accule en fin de compte à l’évasion. La rage avec laquelle il se rabat sur le travail « à mains », rage de revanche, par son excès même est encore une évasion hors du réel. En cela il est romantique, comme tous ceux que leur violence et leur faiblesse précipitent vers des portes de sortie souvent illusoires, vers un « au-delà » des conditions de vivre. Mais notre époque voudra-t-elle encore de ces évasions ? Elle les reproche au christianisme, avec moins de raison d’ailleurs (puisque le christianisme affirme que l’éternité est dans l’instant : Aeternitas non est tempus sine fine, sed nunc stans). Elle veut cette vie-ci. Et tout le reste, qu’elle soit marxiste ou nietzschéenne, elle l’appelle « l’arrière-monde » et le rejette, en ceci plus chrétienne, plus tragique que l’époque romantique (Nietzsche plus chrétien que son idée du christianisme). Plus goethéenne aussi.
Mais gardons-nous de tirer de ceci je ne sais quel critère de « jugement » qui permettrait de placer Goethe au-dessus de Rimbaud. C’est la pureté démesurée de Rimbaud qui nous juge, et la grandeur humaine de Goethe. Et qui voudrait les opposer ? Que signifierait un choix dont l’opération resterait purement imaginaire et vaniteuse pour nous, tant que cette pureté et cette grandeur ne tenteront pas nos âmes jusqu’à la mort ? L’homme ne peut juger que plus bas que lui. C’est-à-dire qu’il n’en a pas le droit. Certes, il est d’autres recours, d’autres points de vision qu’humains. La révélation chrétienne déborde notre condition, si elle la comble par ailleurs. Ce critère du salut, cette transcendance, en bonne dialectique autoriserait à des [p. 494] jugements de valeurs humaines. Mais il faudrait mettre en balance une longue fidélité peut-être orgueilleuse, puisque Goethe tenait ses faiblesses pour des erreurs, non pour le péché, et d’autre part un orgueil assumé, puis renié avec la même violence, — celle dont il est écrit qu’elle force les portes du Royaume des Cieux.
Il reste que les temps nous pressent de toutes parts au choix, jusque dans nos admirations, nous pressent d’affecter toute chose, même spirituelle, d’une sorte de coefficient d’utilité. En ce jour de février 1932, dans ce Francfort en proie au Carnaval et à l’angoisse, ce n’est pas moi qui pose la question : elle m’assiège. Le dernier carnaval, peut-être, pour cette bourgeoisie dont je viens d’admirer les trésors patinés dans la haute demeure familiale des Goethe. Aujourd’hui…
Un immense glissement de la réalité hors des cadres d’une logique statique et cartésienne nous porte en des régions nouvelles de l’esprit où l’action redevient notre seul critère de cohérence. C’est dire que nous demandons aux œuvres que nous aimons de témoigner d’une certaine force de révolte. Notre premier mouvement nous porterait vers Rimbaud, nous détournant de Goethe. Mais prenons garde de tomber dans un conformisme à rebours, victimes de valeurs sentimentales héritées des temps révolus, prenons garde de nous laisser convaincre par les seuls éclats d’un fanatisme à vrai dire splendide. (Qui me guérira de la honte de n’être pas Rimbaud ?) Plus que jamais, il faudrait s’appliquer à distinguer dans ce vertige la réelle puissance d’une voix volontairement assourdie. Le silence de Goethe n’est pas moins dangereux, pour qui sait l’entendre, que l’imprécation de Rimbaud : et tous deux nous contraignent aux tâches immédiates, c’est-à-dire : à l’actualisation de notre réalité. « Il faut être absolument moderne ».