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La personne, l’ange et l’absolu, ou le dialogue Occident-Orient (avril 1961)a

Un dialogue mal engagé

L’Occident découvre le zen au moment où les couvents zen se vident au Japon. (Mais il y a beaucoup plus de chrétiens japonais que de sectateurs du Dr Suzuki en Amérique.) L’Occident découvre la sagesse hindoue, grâce aux présentations quelque peu christianisées qu’en donnent les successeurs de Râmakrishna ; mais déjà l’intelligentsia de l’Inde se préoccupe des problèmes qui lui sont imposés par la technique et par l’hygiène occidentales, et cherche à les résoudre à l’aide d’un socialisme qui ne doit rien à Shankara. L’Occident découvre Zoroastre à la suite de Nietzsche, et publie les grands textes des mystiques soufis, mais l’Iran et l’Arabie sont en pleine crise d’adaptation à l’habitus capitaliste. L’Occident découvre et publie le Hi-King, tandis que la Chine s’industrialise, s’impose notre marxisme et oblitère son mandarinat. Enfin, l’Occident n’a pas plus tôt découvert l’art nègre, les masques, la magie, le jazz, que l’Afrique noire se précipite dans le nationalisme, les jeux parlementaires, et l’exploitation par elle-même de ses ressources matérielles.

Ce que nous découvrons avec passion dans le Tiers [p. 586] Monde, ce n’est pas ce dont il vivait, c’est ce qui manquait à nos élites, ou qu’elles ne savaient plus trouver dans notre foi. Ce que le tiers-monde nous emprunte, ce n’est pas notre créativité, mais ses produits.

Nous découvrons leurs secrets spirituels en même temps que leur misère, qui en était la rançon. Ils adoptent nos formes sociales, nos procédés de gouvernement et nos techniques, mais non pas les tensions spirituelles qui en étaient le moteur secret. Ce qui était pour nous résultantes d’innombrables poussées et résistances, malaisément équilibrées mais lentement accoutumées, devient pour eux bouleversements soudains.

Que peuvent, dans une telle situation, intellectuels et spirituels ? Presque rien, sinon dire l’essentiel, qui n’agira guère sur l’histoire dans son devenir immédiat, mais peut orienter la conscience de quelques-uns de ceux qui la feront demain.

L’essentiel du dialogue nécessaire et désormais inévitable, pour si mal engagé qu’il soit, porte sur l’homme et sa définition. S’il est vrai que l’Orient nie le moi, qui est une valeur centrale pour l’Occident, il doit en résulter d’infinies conséquences dans tous les domaines du réel, du spirituel au politique ; mais dans quelle mesure est-ce vrai ? Quel est le moi qui s’affirme d’une part et quel est le moi qu’on nie de l’autre ? Est-ce bien le même ?

La Personne

Le christianisme a formé l’Occident, en formant, dès les premiers conciles, ses modèles de pensée en tension : Incarnation, personnes divines à la fois distinctes et reliées. D’où la définition de la personne humaine ou du vrai moi, reprise et précisée par toutes les grandes époques de la théologie et de la philosophie, et toujours opposée à l’homme naturel, animal plus ou [p. 587] moins raisonnable et simple exemplaire de l’espèce.

Pour saint Paul, le vrai moi est l’homme nouveau, « appelé » par un Dieu personnel, donc créé par une vocation, et il ne tombe pas sous le sens comme le « vieil homme », puisque sa vie « nouvelle » est à la fois dans le monde et hors du monde, à la fois manifestée par son amour (Agapè) et « cachée avec le Christ en Dieu ». (Colossiens, 3, 3.)

Dès les Pères grecs et le latin Boèce, à travers Jean Scot Érigène, jusqu’à Richard de Saint-Victor puis dans le thomisme, on peut suivre l’évolution du concept et du terme de personne, forgé par la doctrine trinitaire ; il s’appliquera de mieux en mieux à l’homme nouveau, à l’ens sibi suscité par l’esprit dans l’individu naturel. Pour Descartes, le vrai moi c’est « l’âme », mais il s’agit d’une âme tout intellectuelle, dont « la nature n’est que de penser » et qui reste entièrement distincte du corps. Avec Kant, le vrai moi, nouménal, s’oppose au moi phénoménal, et reprend le nom de personne. Chez Renouvier, la personne apparaît comme « fonction à plusieurs variables », par là douée d’une liberté que n’aura jamais l’individu, simple objet du déterminisme universel. Et quant à la science d’aujourd’hui, dont on a pu penser « qu’elle n’aborde le moi que pour le disjoindre1 », il me semble plutôt qu’elle élague le vrai moi, qu’elle en disjoint ce qui appartient en propre au collectif (l’inconscient, le surmoi, les archétypes) ou au biologique (l’hérédité, l’équilibre endocrinien), [p. 588] et nous le montre d’autant plus distinct, dans sa fonction centrale, totalisante, dans son pouvoir d’intégration de l’être. Loin de dissocier le moi, les recherches psychologiques du xxe siècle nomment et dénoncent les forces qui tendent à le dissocier, les névroses qui l’assiègent de toutes parts, et retrouvent par le détour de leurs descriptions « objectives » l’opposition paulinienne des « deux hommes en moi » : le naturel tyrannisant (et tyrannisé par la Loi) et le spirituel libérateur.

S’il est vrai que le langage courant confond sans l’ombre d’un scrupule la personne et tout ce qu’elle n’est pas — l’individu, la persona, la « forte individualité », l’âme sensitive, l’intellect, l’élémentaire et souvent si trompeuse conscience de soi — reste que la croyance au moi distinct et le recours à la « valeur absolue de la personne » sont à peu près universels en Occident. Comme l’attestent tant de notions considérées comme allant de soi — et tant de réalités « bien vues » à l’Ouest, mais que l’Est se devait d’ignorer, voire de condamner, telles que l’originalité, les droits de l’homme, le record, la gloire personnelle, la biographie et le portrait, la prière pour un tel vivant ou pour les morts… Comme l’attestent non moins la mauvaise réputation que nous faisons à l’anonyme, la condamnation par nos critiques du style impersonnel ou de la banalité, la dénonciation de l’on par nos philosophes, et les diatribes marxistes contre l’aliénation. Et comme l’atteste enfin notre notion de l’amour, — à quoi j’entends venir plus loin.

L’ange

Quelle est cette part de la personne dès maintenant libérée du monde, où elle vit encore en exil, mais « héritière du Royaume », dès maintenant « portant [p. 589] l’image céleste », « glorifiée », « revêtue de lumière », d’incorruptibilité et d’immortalité ; dès maintenant donc « ressuscitée avec le Christ », bien que « cachée avec le Christ en Dieu » jusqu’à l’avènement de l’Amour ?

C’est l’Ange, répond l’Iran des spirituels, l’Iran du mazdéisme et des mystiques soufis, proche de l’Inde mais enté sur le tronc abrahamique, d’où sont issus les juifs, les chrétiens, et l’islam.

Que serait l’Ange pour nos psychologues ? Une projection du moi individuel ou collectif. Pour les sages de l’Iran, il est ce moi. Barakat, juif passé à l’islam, écrit en 1165 : « … pour chaque âme individuelle, ou peut-être pour plusieurs ayant même nature ou affinité, il y a un être spirituel qui tout au long de leur existence assume envers cette âme ou ce groupe d’âmes une sollicitude et tendresse spéciales ; c’est lui qui les initie à la connaissance, les protège, les guide, les défend, les réconforte, les fait triompher, et c’est cet être qu’ils appelaient Nature parfaite. » C’est le vrai moi, c’est l’Ange. « Il ne s’agit plus du simple messager transmettant les ordres, ni de l’idée courante de l’Ange gardien », mais de ceci : « que la Forme sous laquelle chacun des spirituels connaît Dieu est aussi la forme sous laquelle Dieu le connaît, parce qu’elle est la forme sous laquelle Dieu se révèle à soi-même en lui. C’est la “part allotie” à chaque Spirituel, son individualité absolue, le Nom divin, investi en lui.2 » Ainsi donc, et selon les admirables commentaires qu’Henry Corbin nous donne de la mystique soufi, « la totalité de notre être, ce n’est pas seulement cette partie que nous appelons présentement notre personne, car cette totalité inclut également une autre personne, une contrepartie transcendante qui nous demeure invisible, ce qu’Ibn Arabi désigne comme notre “individualité [p. 590] éternelle”, notre “Nom divin”, ce que le vieil Iran désignait comme Fravarti3. »

L’Ange des soufis n’évoque pas seulement cette part initiante de l’être renouvelé qui demeure cachée en Dieu selon le christianisme, mais encore, et d’une manière plus précise dans l’homologie, ces entités célestes, féminines, que la religion de Zarathoustra nommait les Fravartis, « celles qui ont choisi » (c’est-à-dire choisi de combattre pour venir en aide à Ohrmazd) et qui sont à la fois les archétypes célestes des êtres et leurs anges tutélaires. Il y a plus : selon le mazdéisme « chaque entité physique ou morale, chaque être complet ou chaque groupe d’êtres appartenant au monde de Lumière a sa Fravarti » — Ohrmazd, le Dieu lumineux a lui-même la sienne4. La Terre physique et tous les êtres qui l’habitent apparaissent ainsi comme la contrepartie visible du monde invisible, mais premier, des archétypes.

L’événement majeur, la scène capitale du drame de la personne ainsi constituée se produit à l’aube de la troisième nuit qui suit la mort terrestre : c’est la rencontre de l’âme avec son moi céleste à l’entrée du pont Chinvat. Dans un paysage nimbé de la Lumière-de-Gloire restituant toutes choses et tous les êtres dans leur pureté paradisiaque, « dans un décor de montagnes flamboyant aux aurores, d’eaux célestes où croissent les plantes d’immortalité », au centre du monde spirituel (qui est le monde réel des Archétypes), le pont Chinvat s’élance, reliant un sommet au monde des Lumières infinies. À son entrée, se dresse devant l’âme sa Dâenâ, son moi céleste, jeune femme d’une beauté resplendissante et qui lui dit : — Je suis toi-même ! Mais si l’homme sur la Terre a maltraité son moi, au lieu de la Fravarti, c’est une apparition monstrueuse et défigurée qui reflète [p. 591] son état déchu. La « rencontre aurorale » avec le moi céleste figure donc une pesée des âmes.

Le mazdéisme, comme plus tard les soufis, et comme le christianisme véritable, ne demande pas d’abord ce qu’est l’homme, mais qui es-tu ? Toute réalité dernière est personnelle. Le vrai moi est ailleurs, mais son drame ici-bas.

L’absolu, ou la négation du moi

Les peuples des régions que l’Europe nomme Asie diffèrent bien plus entre eux que les peuples de l’Europe, mais s’il est une croyance qu’ils ont tous en commun c’est la croyance à la métempsycose, à la transmigration des âmes. Or elle nous semble à première vue impliquer comme allant de soi la croyance en un moi reconnaissable au travers de ses vies successives. Car si le moi n’existe pas, qu’est-ce qui transmigre5 ? Mais ce moi, cet ego, cette entité distincte, voilà précisément ce que les doctrines de l’Inde, ou nées en Inde comme le bouddhisme, dénoncent depuis des millénaires comme l’illusion fondamentale. Il y aurait donc malentendu fondamental entre les peuples et leurs sages, entre la religion des uns et la métaphysique des autres ? En fait, on ne voit pas les Sages de l’Asie dénoncer sans relâche, comme on pourrait s’y attendre, les croyances populaires de leurs contrées ; c’est bien plutôt à notre idée de la personne qu’ils opposent leur idée du non-moi. Le vrai malentendu se serait-il instauré entre eux et nous ? Entre cela qu’ils pensent que nous croyons lorsque nous affirmons le moi réel, et cela que nous pensons qu’ils croient en le niant ?

Nous avancerons peut-être un peu en cherchant à [p. 592] nous représenter contre quoi se dirigeaient leurs négations, aux temps anciens où nos affirmations n’existaient pas, ou leur demeuraient inconnues.

Dès les premiers commentaires aux Vedas, il apparaît que la négation du moi porte d’abord contre le moi « phénoménal », c’est-à-dire contre l’homme naturel, exemplaire animal transitoire et « aveugle », enveloppe obscurcissante d’une âme divine. Ainsi parlent tous les upanishads, et les premiers écrits canoniques du bouddhisme : il faut éteindre le désir individuel, cause de l’erreur, des souffrances et de la mort, dissiper cet écran de matière entre l’âme et la Réalité. On peut penser qu’il s’agit bien ici de la même « mort au monde et à soi-même » que le Christ exige de ses disciples, et qui est la condition de leur accession à leur vrai moi spirituel, celui qui doit ressusciter en corps glorieux. Védantistes, vishnouites et shivaïtes, en Inde, admettent une âme individuelle mais « obscurcie » par son union avec le corps. Elle doit tendre à se libérer du phénomène individuel au lieu que l’âme chrétienne doit le transfigurer, — d’où la « résurrection de la chair ».

Il en va de même pour le bouddhisme originel. Qu’est-ce que l’homme ? Un ensemble transitoire d’agrégats matériels et de formations mentales en proie au désir égoïste, qui naît de l’ignorance et qui entraîne fatalement les attachements à l’illusoire ; d’où l’action, le devenir, la mort, et la roue des retours sans fin. « Inconnaissable est le commencement des êtres enveloppés par l’ignorance, et que le désir conduit à de criminelles renaissances.6 » Le but est donc « de nous apprendre le moyen de ne pas renaître », nous dit une moderne interprète du bouddhisme tibétain7. À l’autre extrémité géographique [p. 593] (et parfois spirituelle) du continent, un interprète du zen fait écho : « La négation de l’Atman énoncée par les premiers bouddhistes porte sur l’Atman de l’ego relatif, non sur l’Atman de l’ego absolu, l’ego d’après l’expérience illuminante.8 » Ou dans le sanscrit du Bouddha :

Sabbe sankhara anicca
Sabbe sankhara dukkha
Sabbe dhamma anatta

 

(Toutes choses composées sont transitoires
Toutes choses composées sont souffrantes
Toutes les choses sont sans moi.9)

Si D. T. Suzuki peut écrire après cela : « On le voit, l’expérience personnelle est le fondement de la philosophie bouddhiste », comprenons qu’il s’agit pour lui d’une expérience rigoureusement spirituelle. En somme, l’adversaire principal des védantins comme des premiers bouddhistes, ce n’est pas encore la personne, mais l’obstination de l’ego qui veut durer au-delà de la mort sans rien comprendre aux conditions de cette survie, sans purifier d’avance le jiva — sans s’ordonner d’avance, dirions-nous, aux exigences du vrai moi, qui est notre répondant céleste. Et faut-il qu’il existe et qu’il soit fort, ce moi qu’on répute illusoire, pour qu’un des buts majeurs des méthodes spirituelles soit de l’empêcher de renaître10 !

[p. 594] Mais vient le second stade, où les spirituels s’opposent même à l’ego absolu, à la réalité de l’âme distincte. Le soi de chacun se confond avec le Soi de l’Immensité, ou du Brahma. Qu’est-ce que l’âme ? Une monade, disent les uns. Un reflet du Brahma, disent les autres. Non, répondent les advaïtins : c’est Brahma ou ce n’est rien. Et tu n’es rien. Et de leur côté les bouddhistes (mais le tao chinois et le shinto nippon disent à peu près les mêmes phrases) :

« Nagasena, existe-t-il un être qui transmigre de ce corps dans un autre ?

— Non, il n’y en a point.

— S’il n’y a pas de transmigration, peut-il y avoir une réincarnation ?

— Oui, c’est possible. »

Voici l’explication :

« Le Roi dit : Nagasena, y a-t-il quelqu’un qui ne reprenne point l’individualité après la mort ?

[p. 595] Nagasena répondit : Celui qui a péché reprend une individualité, mais non un être pur.

— Ô Nagasena, dis-moi s’il existe rien de semblable à l’âme ?

— Il n’y a rien de semblable à l’âme.11 »

Un texte zen chinois surenchérit :

« Y a-t-il un enseignement à donner au peuple ? — Oui. Lequel ?

— Il n’y a ni esprit, ni Bouddha, ni aucune chose qui existe. » (Mais on ne donne jamais au peuple cette leçon. On s’en garde !)

Les spirituels hindous cherchent le samadhi, qui est l’absorption totale dans l’Absolu du Soi : le grand sommeil, lentement atteint, et qu’on peut appeler l’enstase. Et les mystiques chrétiens cherchent l’extase. Quant aux bouddhistes zen, on dirait qu’ils s’en tiennent à la stase pure et simple : faire face au fait, signe du Tout, et donc du Vide. Leur satori est le contraire du samadhi : c’est un éveil instantané. Éveil de quoi ? De la vision-en-soi, du Cela qui n’est pas personnel et se joue à travers notre moi.

Ainsi tout l’Orient des doctrines, — et en même temps l’Orient des peuples et sa croyance en la transmigration… Mais voici le moment d’ajuster la vision. Tout l’Orient exagère ses formules. Il dit cent-mille-millions pour dire beaucoup ; absolue négation, pour dire qu’il faut se méfier, et immortalité pour dire longévité. Notre hygiène, augmentant de cinquante ans la durée moyenne de la vie, serait alors une « recette d’immortalité ». Et même la seule qui ait réussi. Apprenons donc à lire dans leur optique.

Le même Kitaro Nishida qui écrit ceci : « La valeur religieuse signifie l’absolue négation du moi », ajoute [p. 596] trois pages plus loin « Nous devenons vraies personnes dans la mesure où nous faisons face à l’Un tout-transcendant.12 » (Ce qui est chrétien.)

Le même Chang Chen-Chi qui cite ce koan :

Parfois, j’arrache la personne mais sauve l’objet.
Parfois j’arrache l’objet, mais sauve la personne.
Parfois, j’arrache en même temps l’objet et la personne.
Parfois, je n’arrache ni l’objet ni la personne.

Le même commente :

« Supprimer la personne et sauver l’objet signifie éliminer le questionneur, non sa question. Et les trois autres distinctions s’expliquent de la même manière. »

Puis il ajoute :

« Si le disciple est exceptionnellement doué, le maître ne touche ni à la personne, ni à l’objet. »

Enfin ceci : « Ainsi que Bodhidharma (le fondateur du zen) l’a déclaré, zen ne se soucie pas de disserter sur des notions abstruses telles que Dieu, la Vérité ; ce que zen demande au disciple, c’est de voir sa propre Physionomie. » Or comme le disait le sixième Patriarche de la secte (638-713) : « Ne pense pas au bien ni au mal, mais regarde ce qu’est, au moment présent, ta physionomie originelle, celle que tu avais avant même d’être né.13 »

Par où nous rejoignons un certain christianisme — à partir d’un certain bouddhisme — et certainement le mazdéisme et les soufis : il s’agit d’une seule quête de l’esprit, dont le Graal, ou l’Ange, est : toi-même.

Les différences ne sont donc pas où l’on croyait, ne sont jamais exactement ce que l’on croyait. Si nous [p. 597] souhaitons préciser leur nature, c’est dans les notions de l’amour traduisant ces trois conceptions, que nous avons les plus grandes chances de les trouver. Dans ce domaine, toute différence reconnue peut être vérifiée par l’expérience intime, et promet au dialogue des spirituels un élargissement de la conscience que chacun prendra de son bien. Tandis qu’au plan de l’anthropologie plus ou moins « scientifique » de ce siècle, il semblerait que les négations du moi selon les écoles orientales correspondent simplement aux névroses de la psychanalyse freudienne : elles seraient autant de « rationalisations » des attitudes « dysfonctionnelles » qui menacent l’intégrité du moi et qui nient ou détruisent la personne… Mais l’Oriental sourit et nous laisse « nos » problèmes.

Trois écoles de l’amour

Si l’amour est le premier moteur non seulement de l’homme mais du monde, c’est son action qui configure l’idée du moi que nous nous faisons, et cette idée du moi révèle l’amour, comme la structure de l’atome traduit certaines propriétés de l’énergie. « C’est l’amour dominant qui fait l’homme… L’homme est absolument tel qu’est l’amour dominant de sa vie : selon (cet amour) se fait son ciel, s’il est bon, ou son enfer, s’il est mauvais », dit Swedenborg dans La Nouvelle Jérusalem. Et dans De Coelo, il ajoute : « Le corps de chaque esprit et de chaque ange est la forme de son amour.14 »

Les trois notions de l’homme que l’on vient d’évoquer nous apparaissent alors comme autant de modèles d’une énergétique de l’amour, ou comme autant d’effets de [p. 598] son action configurante et composante. Et nous les voyons différer d’une manière subtile mais précise par la forme des rapports qu’elles imaginent entre le moi naturel et le vrai moi, c’est-à-dire selon les langages, entre les phénomènes et le noumène, l’individu et la personne, l’âme et l’ange, l’ego et le Soi.

Observons que les trois partent d’une dualité sans laquelle ni l’homme ni l’amour ne seraient même concevables. Il ne s’agit ici ni du dualisme trop facilement nommé manichéen, opposant le Bien et le Mal comme deux principes préexistants ; ni tout à fait des « deux hommes en moi » dont la lutte fait gémir saint Paul ; mais, préalablement à tout jugement moral, il s’agit de la reconnaissance d’une bipolarité, d’une tension permanente entre l’individu et le « vrai moi ». (L’individu n’est pas le mal en soi : il ne devient mauvais que dans la seule mesure où il se referme sur soi, c’est-à-dire se refuse à l’amour. Et de même le « vrai moi » n’est pas le bien en soi, car il peut devenir un monstre.)

Pour aimer, il faut être deux, dit la sagesse des nations. Et cela vaut d’abord pour l’amour de soi-même, sans lequel point d’amour du prochain.

Tous les moralistes du monde s’accordent avec les spirituels dans leur condamnation de l’égoïsme, qui est l’impérialisme de l’ego naturel et sa fermeture autarcique. Mais les motifs de cette condamnation ne sont pas les mêmes : les moralistes jugent au nom de la société, les spirituels au nom de l’amour. Nous n’invoquerons ici que les seconds.

L’école chrétienne

Dans une vue chrétienne de l’homme, l’amour de soi est le rapport positif entre l’individu et le vrai moi. Le second commandement qui résume toute la Loi et les [p. 599] Prophètes : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », suppose évidemment un moi duel, au sein duquel l’amour s’instaure d’une manière telle que s’aimer et aimer le prochain soit un même acte : sinon le comme n’aurait pas son plein sens. Dans l’amour de soi-même, l’homme naturel s’ouvre à l’action du vrai moi spirituel et se laisse transformer, réorienter par lui. C’est le vrai moi qui aime, qui est l’agent de l’amour. Ce vrai moi seul peut aimer le prochain, parce que seul il discerne en l’autre le même amour. « Aimer, c’est soutenir, deviner, porter le meilleur de ce qu’on aime », disait Alain. Or le meilleur de l’autre — comme de soi — est sa vocation singulière. Aimer le prochain dans sa personne, c’est discerner sa singularité, sa vocation, même virtuelle, la soutenir et l’aider à naître. Ainsi l’amour dans sa réalité totale, intégrant l’animique au spirituel, va toujours de personne à personne.

Mais alors, d’où vient la personne ? Quel que soit le nom que lui ont donné les trois religions abrahamiques, le vrai moi est toujours suscité par l’Amour même : « Dieu nous a aimés le premier. » Pour le chrétien, c’est parce que Dieu, qui est Amour, est un Dieu personnel, dans sa tri-unité, que l’amour spirituel crée dans l’homme la personne.

Si la plus haute valeur de l’Occident chrétien n’est pas la connaissance détachée mais le sacrifice personnel, et si le sacrifice diffère du suicide — la nature de l’amour véritable l’explique seule. « Personne n’a un plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’il aime. » Se sacrifier pour l’autre aimé, c’est d’abord sacrifier son moi à son vrai moi, — l’ordonner à sa vocation. Ou c’est encore se sacrifier tel que l’on est, à soi-même tel qu’on va le devenir par l’esprit. C’est rejoindre la forme immortelle de son être au travers d’une « mort à soi-même » transfigurante.

Ce modèle de l’amour et du vrai moi instaure le [p. 600] normal, le sublime, et la problématique de l’Occident chrétien. Il conditionne aussi les déviations de l’amour et les formes particulières que prennent en Occident certaines tendances morbides peut-être universelles, mais ici spécifiées à tel point qu’il devient parfois impossible d’en reconnaître ailleurs les homologues. En voici deux exemples extrêmes.

Le masochisme religieux, ou haine de soi. Dans son langage dramatique, saint Paul parle parfois de la haine de soi-même, formule reprise au pied de la lettre par tous les spirituels de tendance ascétique, avec une complaisance croissante. Je sais bien que la haine est l’envers de l’amour, mais comment l’amour fasciné par le désir de ce qu’il aime peut-il haïr vraiment ce qu’il lui sacrifie ? Le masochisme n’est-il pas le moment de retombement de l’âme frustrée, quand l’esprit qui l’appelait cesse de la diriger dans son élan vers le vrai moi ? Elle voulait l’ange. Il lui reste la nostalgie d’une fuite hors du moi naturel. Désormais le vieil homme est jugé : n’ayant pu l’entraîner avec elle vers son bien et l’animer de son amour, l’âme l’accuse de volonté mauvaise. Mais elle sait bien qu’ils ont partie liée, et qu’elle mourra si elle le tue. Elle se contente alors de le maudire, de le traiter en « corps de mort », et leurs relations s’empoisonnent. La plupart des névroses dites « sexuelles » ont leur genèse dans cette discorde permanente, dans ce refus que l’âme oppose au corps, vu comme signe et symbole de la « prison » du moi. Et c’est que l’âme avait rêvé d’une métamorphose angélique, quand l’esprit lui demandait seulement d’ordonner tout le moi terrestre et temporel à la vocation de l’amour. Mais celui qui se hait de cette manière ne peut pas aimer le prochain : il ne peut voir en lui que son semblable — un corps « vil » et une âme qui se veut ange —, non le vrai moi dans son autonomie. Si le corps lui paraît désirable, il sera [p. 601] parfois tenté d’attribuer ce mouvement, né de l’instinct, à la révélation d’un amour angélique. La passion romantique trouve ici sa genèse. Exaltée jusqu’à la mystique de l’ascèse autopunitive, elle finit par confondre avec les exigences de la mort au faux-moi, l’instinct de mort…

Contre cet ascétisme non-transfigurant, Nietzsche n’écrit pas sans raison : « Il faut craindre celui qui se hait lui-même, car nous serons les victimes de sa colère et de sa vengeance. Ayons donc soin de l’induire à l’amour de lui-même.15 »

L’érotisme sensuel est l’autre extrême où se porte l’âme irritée mais non pas convertie par l’esprit — comme l’a si bien vu Kierkegaard. Tout amour véritable procède du vrai moi et se dirige vers le vrai moi de l’autre. Mais il peut arriver qu’il s’arrête en chemin, que son élan vers la personne singulière retombe au plan de l’individuel, du générique. Capté par l’instinct qu’il excite au-delà des exigences naturelles, il ira fatalement s’épuiser dans l’illusoire multiplicité des « aventures sans lendemain ».

Limitant son désir à ces désirs qu’une possession rapide anesthésie, l’âme retombe alors dans les liens de l’instinct, qui est la puissance impersonnelle par excellence, et s’épuise à s’en libérer par le changement de l’excitation, par le défi perpétuel aux attachements. C’est la liberté négative revendiquée par Don Juan contre les conventions de la morale commune — qu’il est déjà trop « spirituel » pour respecter — mais aussi contre le respect du mystère exigeant de l’Autre qu’il n’est pas assez « spirituel » pour aimer. (Mais s’il l’était assez, il retrouverait aussi la justification de certaines conventions, protégeant chez la brute et l’innocent les premières chances de l’esprit, — ou [p. 602] mettant à l’abri des atteintes de l’esprit l’indispensable tissu conjonctif de toutes les sociétés qui ne sont pas un ordre.)

L’école iranienne

Il n’existe plus de communauté humaine, d’unité de civilisation qui s’inspire du mazdéisme de Zarathoustra ; et nulle ne s’inspira jamais de la mystique des soufis, et pour cause. Si je les fais intervenir ici, c’est à titre d’évocation d’une dimension virtuelle, intemporelle, et donc permanente de l’esprit : le mazdéisme et les soufis ont proposé des notions de l’homme et de l’amour homologues aux notions chrétiennes, mais comme transposées terme à terme d’un degré vers le « ciel » des archétypes : ainsi la dualité ego-vrai moi y devient celle de l’âme et de son ange.

Pour situer dans son vrai climat spirituel le personnalisme essentiel de ces doctrines, citons ce verset du Coran (24-41) qui pose comme une clef musicale : « Chaque être connaît le mode de prière et de glorification qui lui est propre. » Toute personne s’origine en Dieu, qui l’a créée afin d’être connu par elle et de « devenir en elle l’objet de sa propre connaissance.16 »

C’est donc en Dieu que tout amour peut reconnaître la personne de l’autre et l’aimer « comme soi-même », — comme étant née du même amour qui m’a créé. « (Dieu) est celui qui dans chaque être aimé se manifeste au regard de chaque amant… car il est impossible d’aimer un être sans se représenter en lui la divinité. Un être n’aime en réalité personne d’autre que son créateur.17 »

Ibn Arabi distingue trois amours : l’amour divin [p. 603] du Créateur pour sa créature, et d’elle pour Lui ; l’amour spirituel « dont le siège est en la créature toujours à la quête de l’être dont elle découvre en elle l’Image, ou dont elle se découvre comme étant l’Image » ; enfin l’amour naturel, qui recherche la satisfaction de ses désirs sans souci de l’agrément de l’Aimé. « Et telle est hélas ! dit Ibn Arabi, la manière dont la plupart des gens d’aujourd’hui comprennent l’amour.18 »

Comment réconcilier l’amour naturel (ou physique, comme on le dit improprement) avec l’amour spirituel ? Qui aime en nous, et pour qui ? « Ibn Arabi observe que les plus parfaits amants mystiques sont ceux qui aiment Dieu simultanément pour lui-même et pour eux-mêmes, parce que cette capacité révèle chez eux l’unification de leur double nature (le dénouement de la « conscience malheureuse » en proie aux déchirements). » Telle est donc la personne unifiée et tel est son amour de soi-même. Quant à l’amour-passion (ici, non romantique !) il se situe au point où le regard de l’âme reconnaît soudain dans l’Aimé cette Forme sensible du divin, cette théophanie que l’âme peut aimer dans toutes les dimensions de l’amour unifié.

L’Aimé n’est plus alors un simple objet — comme il est pour l’amour naturel, possessif — mais une virtualité divine que l’amant « imagine » (dont il devine l’Image) et qu’il tend à faire exister dans l’être aimé, par l’efficace de son amour préfigurant.

C’est précisément là que s’origine la plus haute fonction de l’amour humain, celle-là même qui assure la coalescence de ce que l’on a désigné historiquement comme amour courtois et amour mystique. Car l’amour tend à la transfiguration de la figure aimée terrestre, en l’adossant à une lumière qui en fasse éclore toutes les virtualités surhumaines, jusqu’à l’investir de la [p. 604] fonction théophanique de l’Ange (ainsi en a-t-il été des Figures féminines célébrées par les Fedeli d’amore, compagnons de Dante ; ainsi en a-t-il été de celle qui apparut à Ibn Arabi, à la Mekke, comme figure de la Sophia divine). L’analyse d’Ibn Arabi ne cesse de gagner en profondeur : que l’amant tende à contempler l’être aimé, à s’unir en lui, à en perpétuer la présence, son amour tend toujours à faire exister quelque chose qui n’est pas encore existant dans l’Aimé.19

On reconnaît ici les « notes » de l’amour du prochain selon Kierkegaard20, mais aussi selon Swedenborg :

Comme tout bien procède du Seigneur, le Seigneur est, dans le sens suprême et au degré le plus éminent, le Prochain ; c’est donc d’après lui que s’établissent toutes les distinctions relatives au prochain, c’est-à-dire que chacun est le prochain en proportion de ce qu’il a quelque chose du Seigneur en lui ; or, comme nul ne reçoit de la même manière le bien qui procède du Seigneur, il s’ensuit que l’un n’est pas le prochain de la même manière que l’autre… ; il n’y a jamais chez deux personnes un bien absolument identique… C’est l’amour qui fait le prochain, et chacun est le prochain selon la qualité de son amour.21

En dépit de tout ce qui distingue la transparence (parfois trompeuse) du latin de l’ingénieur-philosophe Swedenborg et la poésie dense de l’Arabe, l’homologie des énoncés est indéniable. Si le symbolisme concret des soufis transpose doublement tous les termes à la fois dans le surnaturel (ou monde céleste) et dans le sensible terrestre, la structure des relations entre Dieu, le vrai moi et le prochain, reste exactement comparable, comme le sont les trois formes de l’amour [p. 605] que manifeste cette structure. Mais « l’Imagination créatrice » des soufis, comme l’angélologie du mazdéisme, nous fait voir combien plus vivement l’unité première et finale de tout amour !

Peut-être aussi nous fera-t-elle entrevoir comment le mythe de Tristan — en dépit du pseudo-bouddhisme tardivement emprunté par Wagner à Schopenhauer — participe du climat spirituel « iranien » et trouve en lui ses origines archétypales. La passion du héros, que l’on peut interpréter (dans la légende primitive et l’opéra) comme un amour dédié à sa propre âme22, dont Iseut ne serait que l’image sensible, — et c’est pourquoi j’ai osé dire que Tristan n’aimait pas Iseut — cette passion n’est-elle pas mieux vue si l’on évoque les Fravartis du mazdéisme, les figures angéliques du vrai moi dans le mysticisme soufi et même la « rencontre aurorale » de l’âme et de sa Dâenâ au pont Chinvat ? Et n’est-ce pas pour avoir désiré l’amour de l’Ange que les amants de la forêt du Morois en viennent à découvrir que c’est leur passion même qui exige leur séparation, parce que « leur engagement — comme dira Novalis — n’était pas pris pour cette vie », mais pour l’autre ? S’il est une « erreur de Tristan », motivant le malheur essentiel de sa passion, ce serait alors dans le mode de la transposition du « ciel » en Terre, et de l’Ange en la femme, que l’on pourrait en pressentir l’ultime secret. (Ici, donc, toute morale commune ou rationnelle, non strictement personnaliste, ne peut évidemment que se récuser.)

[p. 606]

L’école orientale

La plupart des doctrines hindoues, et l’unanimité des écoles bouddhistes, comme on l’a vu, nient la personne ou la survolent, ne connaissent que l’ego tout transitoire et le Soi tout impersonnel : « Il n’est qu’un Soi pour tous les êtres.23 » L’individualité qui est là, qui tombe sous le sens, doit être exténuée méthodiquement (non point transfigurée ou glorifiée) pour atteindre le Soi sans distinction, la Réalité sans visage, qui n’est ni ceci ni cela, mais qui est l’Immensité, disent les hindous, et qui est le Vide, disent les bouddhistes.

Du même coup se trouvent évacués les problèmes de l’amour de soi-même et de l’amour de Dieu et du prochain : faute de protagonistes bien réels, ces problèmes ne sauraient avoir lieu. (Ou tout au moins, pris au sérieux.) L’amour même est évacué. Il n’est plus que l’attrait des sexes agissant fatalement sur des milliards d’agrégats éphémères, combinés et défaits selon le cours des astres et le Karma. Il ne peut être, pour l’esprit, qu’indifférent. (Quoique la morale sociale condamne radicalement l’adultère de la femme mariée ; mais ce n’est pas au nom de l’amour, on le pense bien.)

« Écarte les choses, ô amant, ta voie est fuite ! » s’écriait saint Jean de la Croix. Écarte le prochain ! ajoutent les spirituels du védantisme et du bouddhisme. S’il est vrai que « la notion de Moi n’a d’accès que dans la pensée des sots », comme le dit un texte tibétain, la notion de Toi ne vaut pas mieux. « La morale bouddhique, qui est une sorte d’hygiène spirituelle, tend à détruire, en nous, les causes de souffrance pour autrui.24 » « On ne peut comprendre la nature de [p. 607] l’ultime réalité qu’après avoir détruit tout attachement inné ou acquis, pour ses semblables…25 » Et le Bouddha lui-même : « Qui a cent sortes d’amours a cent sortes de douleurs ; qui a un amour a une douleur ; qui n’a pas d’amour n’a pas de douleur. »

Si l’on s’en tient aux textes, la cause est entendue : l’Asie métaphysique ne connaît pas l’amour, — j’entends l’amour de Dieu, de soi et du prochain, l’amour-passion, et même l’amour matrimonial.

Mais on me dira que l’Asie n’est pas toute spirituelle, et que la vie ne s’en tient pas aux textes. On ajoutera peut-être qu’on ne voit pas de raisons pour que l’Orient réel soit plus conforme aux sermons du Bouddha que l’Europe au Sermon sur la Montagne. On aura tort.

Car les grandes doctrines religieuses de l’Asie n’ont jamais été révolutionnaires. Elles n’ont jamais prétendu transformer l’ensemble des réalités humaines : sociales, économiques et politiques, ou même morales. D’une part (en tant que religions), elles expriment ces réalités, elles les fixent et elles les consacrent (par les idoles et les yantras — signes magiques et invariables —, par les rites quotidiens omniprésents, par le régime des castes et la condamnation de toute curiosité du monde) ; d’autre part, en tant que doctrines, elles proposent aux spirituels les moyens de s’en évader en dérangeant le moins de choses possible. Les religions abrahamiques, au contraire, monothéistes et communautaires, attaquent l’ensemble des relations humaines et prennent à partie, un à un, tout individu tel qu’il est, décidées à le transformer en vérité26. Elles provoquent d’innombrables réactions. Il est par suite inévitable que l’existence réelle, en Occident, ressemble [p. 608] moins à la doctrine que ce n’était le cas, jusqu’à nos jours, en Asie. Prenons l’exemple de l’érotisme.

Le shivaïsme explique le cosmos tout entier en termes de sexualité : il pose le désir à la base de tout.

Nous ne désirons des choses que dans la mesure où elles nous procurent une jouissance. La divinité n’est un objet d’amour que parce qu’elle représente une volupté sans mélange… Le désir du luxurieux pour la femme n’existe que parce qu’il voit en elle la forme de son plaisir, la source de sa jouissance. Dans la joie de la possession, la souffrance du désir est pour un instant apaisée… et l’homme perçoit dans le plaisir sa propre nature essentielle, qui est la joie. Toute jouissance, tout plaisir est une expérience du divin… Mais l’amour parfait est celui dont l’objet n’est pas limité. C’est cet amour qui est l’amour pur, l’amour de l’amour même, l’amour de l’Être-de-volupté transcendant.27

Kâma, le dieu du plaisir érotique, est vénéré par les yogis, « car c’est lui seul, lorsqu’il est satisfait, qui peut libérer l’esprit du désir… Ce n’est pas le plaisir mais le désir qui lie l’homme et qui est un obstacle à son progrès spirituel28 ». Et encore : « Celui qui cherche l’amour dans l’espoir d’une jouissance est la victime du désir. Le sage accepte les plaisirs sensuels quand ils viennent, mais avec un cœur détaché. Il n’est pas victime du désir.29 »

Ce « détachement » tout accueillant, cette approbation du plaisir comme expérience du divin, comparons-les aux diatribes d’un saint Paul annonçant la « colère de Dieu, révélée du Ciel » contre les « impudiques » et les « infâmes », contre tous ceux « qui se sont livrés à l’impureté, selon les convoitises de leur cœur ». Comparons le Shiva Purana, le Kamasutra, le Mahabharata, [p. 609] les copieux commentaires sur le culte du phallus, aux traités des Pères de l’Église sur l’ascèse et sur la chasteté, et nous comprendrons à quel point Kierkegaard voyait juste quand il disait que le christianisme, en condamnant la sensualité au nom de l’esprit, l’a posée comme réalité et catégorie spirituelle.

Dans les littératures de l’Asie, on trouvera peu d’exemples convaincants — pour ma part, je n’en connais point — de ce que nous baptisons amour-passion, et l’on sait à quel point cette forme de l’amour est liée à ses expressions. La passion et l’amour mystique, l’érotisme et l’amour du prochain, sont des problèmes occidentaux, posés à tous par les rigueurs mal tolérées de dogmes et de doctrines impératives, cependant que les voies de sagesse asiatiques sont seulement proposées, — à quelques-uns. Les recettes de plaisir, ou d’immortalité par la rétention du semen, sont liées en Asie à la piété, tandis que nos coutumes viennent d’un vieux fond païen et que notre hygiène moderne se veut « scientifique ». À cause de la nature du christianisme et de la nature de l’hindouisme ou du bouddhisme, la vie réelle de l’Occident est en conflit avec la foi, tandis que la vie réelle de l’Asie est en symbiose avec ses religions.

Et si la symétrie de ces formules inquiète, revenons au quotidien banal, pris sur le vif : plutôt qu’une infinie bibliographie rameutée à l’appui de mes dires, cette notation plaisante dans un roman moderne, dont l’auteur se trouve être un brahmane orthodoxe : « J’avais vécu en Europe, j’avais épousé une Européenne : apparemment, cela me donnait l’invraisemblable privilège de comprendre les choses de l’amour.30 »

[p. 610] Ceci encore, le cliché Orient-Occident = non-moi-personne, qui a peut-être moins cours en Orient que dans certains milieux d’Europe et d’Amérique sérieusement éperdus de sagesse asiatique, me paraît appeler deux remarques, à vrai dire d’inégale importance, et qu’on voudrait déconcertantes.

1. Précaution de méthode dialectique. — Au défi de dogmes sublimes et qui prétendent transfigurer la vie concrète, l’Occident répond par des mythes symbolisant ses résistances naturelles, et qui font l’intérêt de sa vie amoureuse. Mais l’Orient se contente de proposer des voies aux Renonçants (ou sannyasins) qui ont épuisé la coupe, ou la dédaignent. Pas de drame, encore moins de tragique, et surtout pas de tout ou rien, mais d’innombrables variétés dans l’approche de l’ultime réalité. Où nous verrions contradiction, antinomie, ils ne montent pas sur leurs grands chevaux théologiques, mais chacun suit sa voie, son « svadharma », sa religion particulière. C’est pourquoi nos contradictions restent si farouchement liées au dogme, tandis que leurs divergences ne s’opposent pas. S’il arrive que certaines de leurs croyances semblent bien se confondre avec les nôtres (semblent bien affirmer, par exemple, la réalité de la personne ou du prochain) on n’en saurait déduire qu’elles excluent leur contraire, ou que l’on s’était mépris sur le vrai sens de leurs affirmations répétées du contraire (comme la non-existence du moi). Illustrons cela.

L’idée de vocation personnelle accomplie aux dépens de l’individu est loin d’être absente de la Bhagavad-Gita :

Sois détaché et accomplis l’action qui est ton [p. 611] devoir, car en accomplissant l’action sans attachement, l’homme obtient le but suprême. (III, 19)

Notre propre devoir, si humble qu’il soit, vaut mieux que le devoir parfaitement accompli d’un autre. Le dharma d’un autre est plein de dangers. (III, 35)

Et dans les upanishads :

La vie n’a servi de rien à celui qui quitte ce monde sans avoir réalisé son propre monde intérieur. Elle reste invécue, comme les Vedas non récités, ou toute action non accomplie. (Brihad-âranyaka Up.)

La notion de l’amour du prochain, et l’injonction évangélique d’aimer aussi son ennemi ne sont pas absentes du bouddhisme car l’ennemi et toi-même ne diffèrent que par les attachements du moi phénoménal, tandis qu’ils participent du même Soi véritable, qui seul importe. « Surmonte le mal par le bien », dit le Bouddha. « Que ceux qui me calomnient, me nuisent, me raillent, et tous les autres, obtiennent l’illumination spirituelle », dit Shantideva.

Et Suzuki, qui enseigna le zen à toutes les Amériques dégoûtées de l’Occident, et de plus en plus à l’Europe, va jusqu’à dire que la méthode bouddhiste « consiste à transformer Éros en Agapè »31.

Je répète que tout cela n’est pas contradictoire, dans une philosophie sans dogmatique. Nous parlerons alors d’inconséquence logique ? Mais notre science n’a-t-elle pas inventé plusieurs logiques, aussi valables l’une que l’autre ? Elles ne se contredisent pas plus que les énoncés spirituels correspondant à différents niveaux d’évolution, à différents degrés d’éveil de la conscience…

2. Mise en question par l’expérience vécue. — Dans le roman de Raja Rao qu’on vient de citer, cette sentence [p. 612] d’un upanishad reparaît à plusieurs reprises :

En vérité, à quoi se rapporte l’amour d’un mari pour sa femme ? Non point à la femme, mais en vérité au Soi qui est en elle.32

En présence d’une telle phrase, j’éprouve d’abord ceci : le sentiment d’une immédiate et vive reconnaissance. Car toute vérité sur l’amour est immédiatement reconnue par celui qui s’est mis en quête d’un savoir de l’amour qu’il vit. N’importe qui m’avertira que le Soi de l’Inde n’est pas le vrai Dieu des chrétiens, qui est personnel. On connaît les définitions. Mais je retrouve ici mon expérience. C’est seulement à partir de là que nos questions deviennent capables de réponses. Sur cette phrase des upanishads, sur le dialogue qui peut s’instituer à partir d’expériences re-connues, on pourrait écrire tout un livre. (Mais si c’était celui que je suis en train d’écrire ? Et qui, précisément, ici, touche à sa fin ?)

Je disais que l’amour vrai, c’est discerner dans l’autre — pour l’avoir reconnu tout d’abord en soi-même — le vrai moi, sujet de l’amour, et l’aider à prendre conscience de ce qu’il est ou peut devenir. N’est-ce pas l’aider à réfléchir la lumière de l’amour créateur ? Non, ce serait là trop dire, et pas assez. Aimer, c’est aider l’autre à se situer de telle manière que la lumière se voie en lui, mais qu’en même temps le vrai moi de l’amant s’y découvre, autrement éclairé, et par là subtilement changé, un peu plus lui-même qu’avant : amour mutuel.

L’expérience est la même, ou du moins je la sens telle. Mais la lumière ? Est-ce le Nom qu’on lui donne qui diffère, — ou quoi d’autre ? Le point du dialogue est ici. Un point seulement, sans étendue, mais selon [p. 613] le regard que nous portons sur lui, il en jaillit un monde ou l’autre : l’Occidental ou l’Oriental.

Tous les risques d’erreur sont de notre côté, nous les payons par les névroses ou l’abêtissement spirituel. Eux sont tellement en garde contre l’illusion, qu’ils l’ont mise en facteur commun dans tout ce qui existe ; (à tel point que le seul fait d’exister devient pour eux l’équivalent de notre péché originel). Ils en ont fait autant pour les névroses qui s’attaquent à nos « agrégats » individuels : le cosmos actuel tout entier semble résulter — selon leurs sages — d’une gigantesque schizophrénie du Soi. (Mais il sera finalement résorbé, tout s’arrangera.) Ils en ont fait autant pour les personnes, potentialisées dans une seule Personne-cosmique, Purusha (dont la contrepartie actualisante est Prakriti) finalement dissociée et fondue dans le Soi : « Tu es Cela ». Le drame individuel est noyé dans le Tout. Mais le Tout est le contraire du drame.

Tous les risques d’erreur sont liés à notre amour ; et plus l’amour est passionné, exigeant, singulier, plus grand le risque. Ce que nous croyons aimer en elle, est-ce elle-même ou l’image de notre ange ? Ce que nous avons cru voir en elle, et que nous déifions peut-être à ses dépens, est-ce notre anima projetée ? Tous les psychanalystes nous l’ont dit : l’erreur sur la personne de l’être aimé est la source des pires conflits, une violence faite à l’âme de l’autre, à son corps ou à son esprit — ou encore à son moi total non reconnu, non respecté dans son autonomie.

Ici, le brahmane intervient :

— Si tu cherches le Soi à travers elle, si tu as compris l’impermanence et t’exerces aux « vues justes » comme disait le Bouddha, — qui était l’un des nôtres, un Indien — si tu vois bien ce que tu vois et portes ton amour à l’immuable seul, toutes ces erreurs que tu craignais sont illusoires. Comme le moi.

[p. 614] — La vue juste distingue et juge, mais ne peut pas nier le trouble. Dans ce moi peu ou point différencié que la vie nous offre, avec son programme génétique insondablement plus ancien que notre individu naturel, et qui lui survivra dans le cours des siècles, sans surprises et mille fois réincarné — la vue juste imagine — au sens fort — la personne. Il ne faut pas jeter la vie avec l’erreur, mais aimer mieux. Non pas éteindre ou dépasser, mais transmuter, transfigurer ! Aimer mieux, c’est apprendre à discerner la raison d’être — donc d’être unique — de l’autre aimé, comme de soi-même. Ce corps visible que vient animer un mouvement singulier et fascinant de l’être… « Aimer ce que jamais on ne verra deux fois ! »

— Aimer, c’est vouloir l’immortel, non l’éphémère, lequel n’a rien en soi qui mérite l’amour. Cela n’empêche pas la poésie, les amours poétiques, ni le désir, ni « cette adoration dont la femme a besoin pour s’accomplir, et par ce culte que nous lui rendons, nous arrivons à connaître le monde et à l’anéantir en l’absorbant. Mais que nous devenions Shiva, la femme est dissoute et le monde avec elle. Car le monde ne doit pas être refusé mais dissous.33

— Je veux voir l’autre en sa réalité, qui est unique. J’aime en elle à la fois ce que je vois et ce qui fait que je la vois unique : ce vrai moi pressenti par l’amour seul, et qui est elle-même. Tu dis le Soi, ce n’est personne.

— Il n’y a personne. Personne ne peut aimer, sauf l’égoïste. Il y a l’amour, et nous pouvons seulement devenir amour. Et tu sais bien que tu ne dois aimer que ton « Dieu » dans ses créatures, puisqu’il est dit de Lui qu’il est amour.

— Mais Dieu pour nous est une Personne, et nous [p. 615] crée comme personnes bien distinctes. Tu ne vois pas la femme que tu crois aimer.

— Quand je saurai aimer le Soi en elle, je ne serai plus moi, elle ne sera plus elle, et les dieux mêmes me serviront.

Tout et tous

L’Orient voudrait exténuer, « émacier le réel tangible »34, pour rejoindre l’Un primordial. Quand ses dieux mêmes auront fait leur office et fait leur temps, il y aura le Soi seul en tout.

À la consommation des temps, répond saint Paul, « Dieu sera tout en tous ».

Depuis six millénaires, les sages de l’Asie n’ont pas varié dans leur croyance à la dualité de l’Un et du Multiple, dualité finalement illusoire puisqu’un jour — dont ils savent la date — la vie, le cosmos et les dieux seront résorbés dans l’Un seul, sans laisser aucune trace, comme n’ayant pas eu lieu. Le triomphe de ces spirituels et de leur eschatologie se confondra ce jour-là avec l’aboutissement d’un processus entièrement matériel calculé par la science occidentale : mais personne ne sera là pour constater que leurs doctrines sur la Lumière finale et sur le Vide n’auront été, dans leur ensemble, qu’une immense transposition sur les plans poétique et religieux du Second principe de la thermodynamique.

L’autre moitié de l’humanité croit dur comme fer à la réalité tangible, insuffisante, pleine de mystères, des apparences actuelles, qu’elle s’évertue en conséquence à scruter et à modifier. Elle parie sur la vie et contre l’entropie35. Elle ne sait plus d’où lui vient [p. 616] cette passion qui a produit la technique et les sciences, mais aussi nos structures sociales et politiques, les droits de l’homme et une extraordinaire avidité. Le sens réel de l’aventure échappe à la majorité de ceux qu’elle entraîne. Et il est vrai qu’on ne saurait guère le concevoir sans une vision de sa fin anticipée. La petite phrase de saint Paul au début de notre ère, « Dieu tout en tous », d’un seul trait fulgurant décrit cette fin.

Dès lors, au duel de l’Un et du Multiple est substitué le drame de l’Un et des Uniques :

— à l’anéantissement final dans l’unisson, l’harmonie d’un chœur infini ;

— à la régressive extinction des différences éphémères, leur mort et transfiguration ;

— à l’individuel aboli par une longue aspiration de l’Atman, le personnel éternisé par l’effort vivifiant de l’Imagination.

Ce sont là deux doctrines, deux vues des spirituels. Quelle est la vraie ? Si les sages de l’Orient ont raison, personne ne pourra le vérifier à la consommation des temps, pas même le Soi qui dormira dans un sommeil sans rêves — leur idée du bonheur — entre deux Créations totalement insensées. Si les saints de l’Occident ont raison, ils seront seuls à être là pour le savoir.

La doctrine qui peut devenir vraie sera celle que nous choisirons, en vérité vécue de conscience et d’action.

Les résultats actuels et historiques sont ambigus à l’infini, pour nos mesures. Les peuples sont dans l’ignorance malheureuse des origines et des fins de ce qu’ils croient, bien qu’ils en vivent plus ou moins bien, et même qu’ils meurent parfois pour leurs croyances.

[p. 617] Nous voyons ce que l’Orient est resté jusqu’ici, et que ces doctrines d’extinction n’ont pas tué l’illusion du moi ; au contraire, ce moi sans valeur est en train de faire valoir ses revendications, par plusieurs centaines de millions de bouches à nourrir, et demain de cerveaux à diriger. Nous pressentons dans la terreur et l’espérance ce que l’Occident peut devenir : soit s’engloutir dans l’Illusion de la matière (et l’Orient aurait eu raison), soit accomplir sa vocation aventureuse, déchiffrer l’Être dans le singulier et les structures de l’énergie universelle. Car c’est au secret des personnes que nous tentons d’écouter la Personne, mais c’est dans la matière que nous cherchons le Soi.

La création tout entière, « soumise à la vanité » mais travaillée par « un ardent désir, attend la révélation des fils de Dieu ». (Romains 8). Et saint Justin, l’œcuménique du iie siècle, ose parler d’un salut de la Matière. À force de l’étreindre de ses mains, de la mesurer par la vue, de la dissoudre et de la recomposer, de l’épier dans sa vie secrète, comme l’alchimiste, cette matière du cosmos en expansion, de l’atome élusif, des corps vivants, l’homme d’Occident ne cherche pas seulement à dévoiler ses lois secrètes, mais à se transformer lui-même, en tant qu’il participe au mystère du créé. Il a choisi cette voie, qu’il aille jusqu’au bout ! Pour lui la Réalité est dans l’individuel, et l’Être dans les raisons d’être des uniques. Or ce choix est celui de l’amour, de la connaissance par l’amour, car tout ce qui existe est unique, à voir de près, comme voit l’amour.