La découverte du temps ou l’aventure occidentale (mars 1957)a
Pourquoi l’Europe a-t-elle créé les sciences physiques, conçu l’Histoire et découvert la Terre ? D’autres cultures et civilisations ont trouvé mieux peut-être, mais pas cela. Est-il possible d’attribuer aux « inventions » les plus typiques de l’Occident (le concept de personne humaine et le développement de la technique, par exemple) une origine ou une visée communes, révélant un principe de cohérence parmi tant de contradictions ? L’unité de l’Europe n’est pas définissable par un contour géographique, moins encore par un consensus délibéré de tous ses peuples, ou par quelque essence éternelle, comme on l’a cru de l’unité de nos nations à partir du xixe siècle. L’Europe est une longue aventure, et l’esprit d’aventure y paraît plus sensible que l’objet de la quête n’est clairement connaissable. Pourtant, certaines options fondamentales ont pu conditionner l’allure de l’odyssée. Ôtez le dogme de l’Incarnation, formulé au concile de Nicée, et vous ôtez la condition des sciences physiques et naturelles, qui est la reconnaissance du corps, de la matière, et de la forme du monde en tant que réalités. (L’Orient les tient pour illusoires.) Ôtez l’idée de la personne, déduite des grandes définitions trinitaires et christologiques, vous avez quelque chose comme l’Inde et non l’Europe.
De cette recherche d’un principe de cohérence révélé par la nature même des péripéties de l’Aventure, je détache ici le moment de l’exploration du temps, mère de l’Histoire.
1. L’Occident découvre le Temps
De la Genèse mosaïque jusqu’aux débuts du siècle dernier, les Occidentaux n’ont presque pas varié quant à la date de naissance de l’humanité. Un professeur de Cambridge, au xviiie siècle, crut pouvoir la préciser : l’homme avait été créé en 4004 avant J.-C., le 23 octobre, à 9 heures du matin. Les professeurs d’Oxford tenaient pour le 23 mars, même heure et même année. Buffon écrit un peu plus tard : « Depuis la fin des ouvrages de Dieu, c’est-à-dire depuis la création de l’homme, il ne s’est écoulé que six ou huit-mille ans. » Cuvier partage ces vues, que Schelling suit encore en plein xixe siècle, et que les catéchismes ne cesseront d’enseigner à des générations dont notre enfance a connu les derniers représentants. Cependant, vers 1950, nul ne peut plus douter que l’homme existe depuis environ cent-mille ans. Aux toutes dernières nouvelles — qui dira mieux ? — c’est au moins six-cent-mille qu’il conviendrait d’admettre.
Centupler brusquement l’âge de l’humanité peut paraître une révolution considérable. Mais ce n’est guère qu’un détail dénué d’intérêt pour peu que l’on considère les dimensions du temps décrites par les anciennes cosmologies de l’Orient. Pour l’Inde, l’unité de temps — le Kalpa ou Jour de Brahma — est de quatre-milliards-trois-cent-vingt-millions d’années solaires. Or la vie d’un Brahma est de cent et huit « années », dont chaque jour et chaque nuit représentent un Kalpa.
Après deux-cent-quarante-neuf-milliards d’années, le Brahma meurt, l’univers retourne au grand Chaos pour une durée égale, puis un autre Brahma inaugure une ère nouvelle, et ainsi de suite à l’infini. Quant au temps de notre humanité : chaque Jour de Brahma se divise en mille éons de quatre-millions-trois-cent-vingt-mille [p. 402] ans chacun, et chaque éon se subdivise en quatre âges de durées décroissantes. Nous vivons aujourd’hui dans le sixième millénaire d’un quatrième âge, ou Kaliyuga, lequel a commencé à minuit précise, le 18 février 3102 avant J.-C., et doit se terminer dans 426 941 ans par la destruction du monde et sa reconstruction, qui sera l’œuvre de Kalki, dernier avatar de Vishnu.
En regard des ordres de grandeur, si prodigieusement différents, attribués par les grandes religions de l’Orient et de l’Occident au temps cosmique comme au temps des humains, plaçons maintenant ce double fait : le sens de l’Histoire est caractéristique de l’Occident, et il y tourne même à l’obsession si l’on en juge par notre siècle, tandis qu’il a toujours manqué aux Orientaux avant qu’ils aient subi notre influence1.
Toute réflexion sur l’Aventure occidentale se doit d’affronter ce contraste et d’essayer de l’interpréter. Et, en particulier, toute théorie de l’Histoire qui négligerait d’en rendre compte ou s’en révélerait incapable apparaîtrait inadéquate à son sujet. On verra mieux pourquoi, par la suite de ce chapitre.
2. Co-naissance de l’Histoire et de la Personne
Un fait quelconque n’est historique au sens exact qu’en vertu de son unicité. S’il pouvait se répéter, revenir comme les saisons, il n’appartiendrait pas à l’Histoire, mais au Mythe. De même l’individu ne devient une personne que par l’unicité que lui confère sa vocation, autrement il est vu comme une répétition, grain de poussière isolé d’un univers absurde relevant de la pure statistique, ou cellule transitoire d’un corps magique [p. 403] sans fin. Combien d’individus sont-ils donc nés et morts depuis qu’il y a des hommes sur cette planète ? Si un démographe génial pouvait nous dire demain que la réponse est « de l’ordre de trois-cents-milliards », nous en serions moins étourdis que gênés. Mais d’où viendrait notre malaise ? Comment ne pas voir qu’il serait intimement lié, chez ceux qui l’éprouveraient, au sens de la personne ?
Presque toutes les cultures et civilisations que nous avons exhumées du passé de la Terre ou qui survivent dans notre siècle ont enseigné des théories du temps, et presque toutes décrivent un temps cyclique. Elles croient aussi à la métempsycose, à l’astrologie et aux castes. Tout cela se tient et se relie, tout cela est « religion » au sens premier du terme2 — et ne laisse aucune place à l’Histoire, ni davantage à la personne. Seule la religion juive fait exception dans le monde antique. Ses prophètes ont cru que Iahvé intervenait par de libres actions dans l’existence terrestre du peuple élu : dès lors, celle-ci ne dépendait plus des astres ni d’un cours calculable des temps, mais d’une intention personnelle, inscrutable et pourtant manifestée par une suite d’événements révélateurs. L’incarnation du Christ vint accomplir cette vocation unique du peuple d’Israël. Et, certes, l’Évangile ignore absolument toute espèce de doctrine de l’Histoire : il annonce la Résurrection, qui est victoire sur le temps comme sur la mort. Mais c’est bien à partir de là que les hommes touchés par le message évangélique ont découvert le temps irréversible de l’Histoire, et qu’ils ont osé l’accepter. La prédication paulinienne, avec son insistance extraordinaire sur l’unicité absolue de l’Incarnation salvatrice, et cet « une fois pour toutes » qui sert de leitmotiv à l’Épître « aux Hébreux » précisément, voilà qui brise la croyance [p. 404] unanime aux retours éternels du temps cyclique. Dans le prolongement du temps dramatique des Prophètes s’ouvre alors le temps du salut : temps de l’attente active, de l’espérance patiente et de la foi dans un retour unique du Christ glorieux. Et, dans ce temps nouveau, le rôle de chaque personne devient unique et décisif, comme l’était sous l’Ancienne Alliance le rôle collectif d’Israël. Le dialogue de Personne à personne entre Dieu qui appelle et l’âme qui répond libère celle-ci des décrets uniformes de la morale et de la tradition sacrée, comme aussi des caprices du hasard insensé, comme enfin de la roue du karma et du vertige de la métempsycose, qui réduisaient toute vie dans le temps et la chair à l’insignifiance anonyme d’un passage éphémère dans l’Illusion.
Ainsi l’Histoire, conscience nouvelle du temps des hommes, est née de la même rupture des grands rythmes cosmiques et des fatalités astrologiques, et de la même victoire sur les étoiles et sur la mort, qui libère et suscite la personne. Ce n’est pas un hasard si le premier auteur d’une philosophie de l’Histoire — la Civitas Dei — fut aussi le premier auteur d’une biographie de sa personne : les Confessions.
3. Du Mythe à l’Histoire
Mais il reste à mieux voir comment l’homme, délivré des « religions » par la foi, trouve alors le courage exceptionnel d’accepter le temps et l’Histoire.
Si toutes les religions traditionnelles ont développé des mythes du temps cyclique et de l’éternel retour, c’est parce que l’homme a peur du temps. Voilà le fait fondamental. Car le temps est lié à la mort comme à la perte des paradis — Eden, âge d’or, enfance — vécus ou imaginaires. Et il est lié à la menace toujours instante des catastrophes imprévisibles et arbitraires, des [p. 405] désastres privés et publics et de leur injustice d’autant plus scandaleuse qu’elle apparaît « sans précédent », vraiment nouvelle, et donc dénuée de sens. Contre le malheur et son absurdité, l’homme n’a d’autre recours que d’attribuer un sens à ce qu’il subit sans l’avoir « mérité ». Au scandale des souffrances et de la mort, il ne répondra point par une révolte vaine, pure démence à ses yeux de Grec ou d’Oriental, mais par le rêve immense des religions, transformant le réel insensé en un poème de morts et de résurrections dominées par des rythmes et par des archétypes qui s’accordent à ceux de l’âme. Ainsi le rêve universel du temps cyclique et du retour sans fin de toutes les situations dévalorise le temps vécu de la souffrance. Ce n’est plus la souffrance qui est vaine, dès lors qu’elle prend un sens exemplaire dans le Mythe, mais c’est le temps lui-même qui perd sa réalité, puisqu’il n’apporte plus d’absolue nouveauté, ni par conséquent de scandale. (L’homme d’aujourd’hui, qui croit qu’il ne croit plus à rien, mime encore ce mouvement de la sagesse mythique, quand il dit pour se rassurer que « l’histoire se répète », ou plus familièrement « Plus ça change, plus c’est la même chose. »)
L’irruption dans ce monde des religions antiques du message de l’Incarnation figure donc le Scandale absolu, la nouveauté totale, proprement impensable. Et c’est bien dans ces termes que saint Paul la présente. Que Dieu se soit manifesté comme une Personne ; par un geste sans précédent ; au temps choisi par lui ; « une fois pour toutes » — voici ruiné d’un coup tout l’édifice mythique des protections de l’âme contre le temps de l’Histoire. Il s’agit d’un vrai fait, non plus d’un avatar ni de l’épiphanie d’un archétype. Cette rupture du Cercle cosmique livre l’homme à l’imprévisible, c’est-à-dire à la grâce de Dieu, mais aussi à la liberté ; il devient responsable de son temps sur la Terre.
[p. 406] Ce serait intolérable si la Révélation n’apportait en même temps la certitude que le temps a été vaincu au matin de Pâques, que l’homme ne lui appartient que par la chair (étant au monde mais non du monde) et qu’un terme est promis à l’Histoire, encore que nul n’en sache « le jour ni l’heure ». Seule donc la négation réalisée du temps permet d’assumer le temps dans sa réalité. Sans la Résurrection, l’homme n’aurait pas la preuve d’une existence qui échappe au temps et à la mort. « Si le Christ n’est pas ressuscité, votre foi est vaine et vous êtes encore dans vos péchés. » Mais cette preuve n’est valable que pour la foi parfaite, et ce recours au Transcendant, non plus au Mythe, contre la dictature du temps, n’est effectif que pour celui qui croit « que Dieu peut tout à tout instant », ainsi que l’écrit Kierkegaard.
Or la foi n’est jamais parfaite, et dans l’homme converti persiste « le vieil homme ». Son mouvement naturel sera donc de chercher et d’inventer contre le temps d’autres défenses. Il essaiera d’abord de mythifier le Christ en niant sa parfaite humanité : c’est l’intention commune à toutes les hérésies gnostiques, manichéennes ou docétistes. Plus tard, au Moyen Âge, la théorie des cycles et des rythmes cosmiques de l’Histoire sera reprise — contre l’esprit des Pères — par les plus grands docteurs occidentaux, tant orthodoxes que semi-hérétiques : Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Dante, Roger Bacon et tous les astrologues, qui vont devenir avec Kepler les astronomes. La conception linéaire du temps et du progrès continu de l’Histoire n’est guère soutenue que par un Joachim de Flore, dont les écrits sont condamnés ou falsifiés. Dans la conscience populaire médiévale, comme aujourd’hui encore dans les masses paysannes, l’idée d’une évolution imprévisible et progressive est généralement éliminée par des représentations archétypiques et mythiques du cours des choses humaines [p. 407] ressenti comme semblable à celui des saisons, de la végétation ou des étoiles. Et peut-être faut-il rattacher à cette même tendance naturelle la propension croissante du Moyen Âge à substituer la tradition, l’allégorie mystique et la légende aux faits dont seules les Écritures, fort peu lues en ce temps, attestent l’historicité3. Tout ceci nous confirme dans la vue que le Moyen Âge, loin de représenter je ne sais quel « âge d’or du christianisme » — comme on l’a ressassé depuis les romantiques — fut bien plutôt dans son ensemble une longue réaction de défense contre le ferment de révolution introduit dans le monde par l’Évangile. (J’ai dit plus haut que le Moyen Âge fut la période « orientale » de l’Europe.)
Touchée en premier lieu par le message chrétien, l’humanité occidentale a dû trouver les moyens de l’accepter progressivement et d’y adapter ses conceptions. Pour les premiers chrétiens, ce qui rend supportable l’idée d’un temps vidé de rythmes et de mythes, c’est la croyance à la Fin imminente : encore « un peu de temps » et le Christ reviendra. Mais Rome s’écroule, l’Église s’installe, et les Barbares se convertissent. Il va falloir trouver les moyens de penser cette durée non prévue, désormais indéniable. Saint Augustin résout le paradoxe en un dualisme à peine voilé : il y a l’Histoire de Dieu et celle des hommes, et si la première intervient dans la seconde par des actes libres, elle n’y détermine pas une loi d’évolution. Le Moyen Âge ira beaucoup plus loin, non pas dans le sens du risque, mais dans celui des normes. C’est une vision réduite et limitée de l’Histoire qui lui permet de rendre un rythme à sa durée. L’apparition du Christ ne marque plus pour lui [p. 408] le commencement du temps de la Fin, mais le « milieu des temps », symbole archétypique. Les temps sont rétrécis à quelques millénaires dont la chronologie restera symbolique jusqu’aux abords de la Renaissance. Et dès lors elle ira se précisant, mais dans le même cadre indiscuté (d’où les excès qu’on signalait plus haut). Elle ne sera vraiment bouleversée qu’à la fin du xixe siècle.
Relevons ici que la chronologie vertigineuse des hindous ne s’appliquait qu’aux cycles du cosmos : les événements de l’Histoire s’y trouvent tellement noyés que personne n’a le souci de les dater. C’est un mouvement exactement contraire qui s’est produit dans l’Occident moderne, où, à l’inverse de ce qui s’était passé durant l’intermède médiéval, l’état civil des hommes et des actions humaines n’a cessé de se préciser, tandis que la Fin et le Commencement des temps ne cessaient de s’éloigner dans le vague de l’infini. Or le Credo prend soin de préciser la date de la Passion unique : « sous Ponce Pilate », mais il se tait sur celle du Jugement dernier, « car nous ne savons ni le jour ni l’heure ». Et c’est pourquoi le progrès de la vision historique, loin de séculariser le christianisme, comme beaucoup le craignent, s’y conforme de plus en plus, à mesure qu’il s’éloigne du mythe.
Il n’en reste pas moins que l’extension soudaine des dimensions de l’Histoire, telle qu’elle vient de se produire au xxe siècle, provoque une crise profonde de la relation intime et proprement congénitale entre l’Histoire et la personne humaine. Ceci pose un problème encore neuf.
4. Être ou non dans l’Histoire
Tout d’un coup (dans l’espace d’une quarantaine d’années) il se révèle que notre humanité n’a pas derrière elle six-mille ans, mais probablement six-cent-mille. [p. 409] Et que la Terre, avec ses quelque trois ou quatre milliards d’années, aurait déjà vécu presque un « jour de Brahma » dans le cosmos actuel. Je dis « cosmos actuel », car de nombreux savants nous parlent déjà d’un mouvement de diastole et de systole de l’Univers, qui se répéterait à l’infini : nous serions dans une phase d’expansion. La cosmologie des hindous paraît alors moins éloignée de la vérité que celle du Moyen Âge « chrétien ». Il en résulte une suite de conséquences qui jouent en fait — mais je ne pense pas en droit — contre l’idée occidentale de l’homme.
L’importance apparente des collectivités, des civilisations, des périodes et des ères, grandit d’autant qu’à cette échelle multipliée, elles demeurent seules visibles et concevables. L’individu, en revanche, disparaît et s’annule. La même raison veut que les « lois de l’Histoire », nécessairement déduites d’ensembles étendus, négligent l’action de la personne et nous inclinent à douter de sa réalité. Le « réel historique », ainsi configuré, devient aussi distant de l’homme concret que Brahma d’un paria sans voie. Et l’Histoire, dans l’esprit de nos contemporains, prend la place de la Providence, bien qu’elle n’en revête ni la justice ni la bonté.
Bossuet, dans l’Abrégé de l’Histoire de France, nous parle déjà d’une Histoire « maîtresse de la vie humaine et de la politique ». Il s’agit de préparer le Dauphin, son élève, à sa future tâche de roi. Cette Histoire pourvoyeuse d’exemples et de leçons n’a d’autre autorité que celle d’un précepteur. Ses « lois » ne sont encore que celles de la morale, et sa réalité celle d’un discours. Mais l’Histoire aujourd’hui n’est plus un conte, elle se distingue absolument de son récit. Elle ne concerne plus le passé, ni ses « leçons », qu’on pourrait aussi bien ignorer. Elle est tout autre chose : le devenir présent. Elle est plus vraie que nous, qui ne faisons que l’habiter pour un atome de temps insignifiant. Elle est devenue [p. 410] le cours de la réalité, où ce qu’il y a de plus réel, c’est le cours même. Et comme ce mouvement pur « doit » être dépourvu d’origine et de but connaissable, on ne peut savoir son sens, mais seulement l’épouser, et l’on ne peut le penser qu’en s’y abandonnant. Ce qui se place dans le sens de l’Histoire en reçoit l’attribut d’exister. Ce qui résiste au sens est « mystification » aux yeux des théoriciens et polémistes, « sabotage » aux yeux des pouvoirs. En présence d’une doctrine politique ou sociale, de l’action d’un pays ou de l’option d’un homme, il n’est donc plus question de demander si c’est « vrai ». C’est « dans le sens de l’Histoire », ou ce n’est rien qui vaille…
Suis-je dans l’Histoire ? Es-tu dans l’Histoire ? Sont-ils dans l’Histoire ? ainsi conjugue une bonne partie de l’intelligentsia occidentale du xxe siècle. Comme il est clair qu’on ne peut pas « être » dans l’Histoire rédigée par les historiens, on voit qu’il s’agit d’autre chose : non de mémoire mais d’attitude actuelle, et non d’une discipline de l’intellect mais bien d’une conception de l’Existence.
Cette Histoire absolutisée, qui n’est plus connaissance des actes du passé, mais flux irrésistible entraînant à la fois ceux qui lui cèdent et ceux qui lui résistent — peut-on la distinguer encore du temps lui-même ? N’est-elle pas simplement une manière de le penser qui le ferme à toute transcendance, et qui du même coup nous enferme et nous interdit tout recours ? « Au monde comme n’étant pas du monde », disait saint Paul. Mais l’Histoire absolue veut que l’homme tout entier soit uniquement du monde : elle le coupe de l’esprit. Ce faisant, elle nie la personne, car la personne se fonde dans ce qui juge le temps, le détruit et le renouvelle. Et, si l’on rêve un monde coupé du transcendant, on évacue du même mouvement désespéré toute justification de l’action personnelle.
Rien d’étonnant si l’homme, dès qu’il croit cette [p. 411] Histoire, se découvre impuissant devant elle et en elle : rien n’est plus répandu que ce sentiment anxieux dans l’intelligentsia comme dans les masses modernes, et c’est sur lui que les dictatures totalitaires fondent leur pouvoir. Le droit d’opposition se justifiait, en effet, par la seule conviction que la vocation d’un homme peut être plus vraie que la règle — d’où les martyrs des premiers temps du christianisme. Si, au contraire, le « sens » appartient à l’Histoire, et l’Histoire au César du moment, la police politique du César détient seule le vrai sens de nos vies. Nul scrupule de conscience ou sursaut de belle âme ne saurait écarter cette conséquence, sans doute pénible, mais normale.
5. Le refus moderne du temps
Cette description rapide d’une attitude nouvelle et d’un état de conscience profondément typique de l’Occident au xxe siècle me semble incontestable en tant que diagnostic. Mais comment la situer dans l’ensemble de l’Aventure occidentale ? Est-elle le signe annonciateur d’une fin lugubre, ou seulement d’une crise de croissance ?
On a vu que la croyance à l’Histoire absolue, ce produit de remplacement de la Providence, a pour effet normal d’éliminer la croyance à l’action personnelle. La personne est agent de liberté. Cette Histoire nous conduit au fatalisme. Comment l’Histoire et la personne ont-elles pu devenir exclusives l’une de l’autre, alors qu’elles sont nées en même temps d’un même acte libérateur ?
Mais, d’abord, est-il sûr que la croyance moderne à l’Histoire comme devenir tout-puissant soit le développement normal et la suite obligée de l’attitude chrétienne devant le temps ? Notre époque aurait-elle simplement l’esprit « plus historique » que toutes les précédentes ? Oui, s’il s’agit du goût de connaître le passé, plus répandu que jamais dans le grand public : Toynbee est best-seller, [p. 412] les revues et la presse nous parlent de Sumer, du paléolithique, des Mayas ou du vase de Vix, les mémoires font fureur, les biographies s’arrachent, et beaucoup n’attendent pas la cinquantaine pour se mettre au passé dans un livre. Mais la réponse est non s’il s’agit de cette Histoire dans le « sens » de laquelle on nous dit qu’il faut « être » de toute nécessité, sous peine de n’être pas. Celle-ci marque un recul devant le risque du temps.
La conscience de l’Histoire est née de l’acceptation d’un temps radicalement imprévisible. Et sa fin seule était certaine et serait bonne. Mais encore fallait-il croire à l’Apocalypse. D’ici là, nul soutien que la foi. À ce risque du temps, le Moyen Âge résiste par un retour aux conceptions cycliques et par une nette limitation des dimensions du passé et de l’avenir : cette espèce de congélation du temps a pour effet d’éliminer le devenir. Mais la Renaissance et les siècles suivants découvrent l’infini et le réintroduisent dans l’imagination et la spéculation, puis dans le calcul mathématique. On ne peut plus limiter l’espace ni le temps, et, lorsque au xxe siècle ils se dilatent soudain au-delà de tout ce que notre esprit peut se figurer, l’idée d’évolution balaie nos repères et nous emporte sans espoir à l’aventure. Devant le risque béant, soudain total, l’homme qui n’a pas de foi cède au vertige. Sa dernière résistance à l’angoisse du temps se manifeste alors par la manière dont il décide d’identifier au devenir l’être et la vérité elle-même. Solution masochiste, pour un Occidental. L’individu trouve le défi trop lourd. Dans un cosmos qui se calcule en centaines de millions d’années-lumière, dans cette durée qui va vers l’infini, et dans une société où la technique, les « lois économiques », la puissance de l’État, les mouvements de masse, etc., échappent à ses prises et l’enserrent — « il ne se retrouve plus » et démissionne. Que l’Histoire décide à ma place, de toute façon je n’y puis rien. Que le dictateur ou le Parti décrètent le vrai [p. 413] sens de ma vie, de toute façon je ne pourrais plus le distinguer. Je ne suis plus responsable, mais c’est l’Évolution, et je n’ai plus d’autre choix que de m’en dire l’agent.
Cet abandon de l’être entier à la Maya, sans plus rêver la délivrance du nirvana, cet enlisement dans la forme du monde, sans espoir de salut individuel4 — je pressens qu’ils trahissent un dépit amoureux au moins autant qu’un fléchissement réel du sens de la personne et de la liberté. Ce n’est pas qu’on n’aime plus être soi librement, ni vraiment qu’on renie la personne : mais on ne croit plus, on n’ose plus croire qu’elle puisse répondre, c’est-à-dire être responsable.
Derrière ce masochisme, comme toujours, un sadisme. Dans cette abjecte humiliation du moi, l’orgueil fou trouve un alibi. L’Évolution fatale est en réalité celle que l’on voudrait imposer. Les communistes affirment qu’ils sont les instruments du sens inévitable de l’Histoire, légitimant la mort de millions de koulaks qui vivaient par hasard en travers. Mais les « lois » révélées par Karl Marx n’ont jamais prévu rien de tel ; elles permettent simplement au Dictateur d’accréditer son utopie. Si le sang de ses propres martyrs fut la semence de l’Église, c’est le sang des « païens », le sang des autres, qui cimente l’édifice de l’Usine soviétique et donne la preuve démente de la réalité des utopies au nom desquelles on l’a versé. Mais d’où vient cette fureur d’anticiper l’avenir jusqu’à l’hypothéquer sur des millions de crimes ? Elle vient de notre angoisse devant le temps. Anticiper l’avenir, c’est tenter de se convaincre que le temps ne va pas apporter la négation de ce que je suis, de ce que j’attends, de mes croyances ou de mon incroyance, ou même de ces raisons de désespérer auxquelles [p. 414] je tiens contre le monde et contre Dieu — la négation de moi-même et du sens de ma vie. Anticiper l’avenir, c’est le dernier refus de l’aventure du temps — la fuite dans l’utopie.
Utopies pessimistes, dans les démocraties : Orwell prévoit l’instauration prochaine du contrôle des pensées par le Pouvoir. Utopies optimistes chez les totalitaires : ce sont les mêmes, mais ils s’en félicitent. Et les unes comme les autres, redoutées ou voulues, ne se confondent pas seulement dans leur vision précise d’un avenir donné pour fatal, mais dans une seule et même démission de la personne, qui désespère de ses pouvoirs d’innovation et de toute espèce de recours au transcendant libérateur.
Engendrer l’utopie est un mouvement de l’âme, sans doute inséparable de l’historicité initiée par le christianisme : il suffit que la foi faiblisse, ou que le défi du temps paraisse insurmontable. L’utopie est recul devant le temps ouvert, elle refuse d’affronter cette situation béante qui fut celle des premiers chrétiens, mais elle en reste tributaire — et c’est pourquoi l’Orient ne produit pas d’utopies. Concevoir une utopie et agir d’après elle, massacrer pour hâter sa venue bienfaisante, c’est projeter notre angoisse en avant, pour tenter d’asservir l’imprévu. Bien souvent la recherche historique projette nos désirs en arrière, mais les « leçons du passé » ont rarement justifié d’autres délits que ceux de la routine. L’Histoire-devenir, qui est une conjuration du temps, exige des sacrifices sanglants bien plus massifs que n’en rêvèrent jamais les prêtres emplumés du grand dieu Huitzilopochtli.
6. Dilemme
La crise de notre sens du temps pose un dilemme. L’Occident, succombant au Devenir déifié, va-t-il se mettre hors d’état de faire l’Histoire ? Ou, surmontant [p. 415] le vertige cosmique et temporel où l’a plongé sa science par une mutation brusque, saura-t-il en tirer une liberté nouvelle ? Je céderais à la tentation que j’ai décrite si j’essayais d’anticiper sur nos lendemains, et ceux-ci ne seront point marqués par nos hypothèses même exactes, mais par nos choix fondamentaux. Car la question n’est pas de savoir « ce qui arrivera », mais de savoir dès maintenant ce que nous sommes disposés à laisser arriver ou à faire arriver ; la question n’est pas de supputer le sens probable d’un devenir fatal, pour nous « ajuster » à ses « lois », mais au contraire d’affronter le temps au nom d’un sens qui ne peut s’originer qu’en la personne. Bref, la question n’est pas de deviner l’Histoire, mais de la faire. Seules nos options présentes préparent un sens, ménagent d’avance une signification aux surprises du temps qui vient à nous. Et ces options n’agiront point par la violence de prises de position calculées dans l’abstrait5, mais par cette sorte de fascination qu’exerce sur l’avenir encore intact, foisonnant d’imprévus réalisables, l’attente réalisante d’une ferme vocation.