Querelles de famille, par Georges Duhamel (mai 1932)a
L’ambiguïté, c’est du paradoxe détendu ; ou si l’on veut, c’est une contradiction intérieure dont les deux termes, faute d’être assumés sur le plan commun de la conscience où ils s’exalteraient en s’opposant franchement, tirent à hue et à dia et engendrent une grande confusion. En ce sens, le dernier livre de M. Duhamel, consacré à la critique des aspects orduriers et bassement mécaniques de la vie moderne, illustre avec un talent qu’il n’est plus temps de discuter, une position morale exemplairement ambiguë.
Rien de plus légitime que le désir d’être entendu du grand public, et c’est pourquoi l’on ne voudrait pas reprocher à M. Duhamel d’avoir adopté pour cette fois un style conventionnel, ou plus exactement une certaine rhétorique de l’indignation dont les figures servent en France indifféremment à des fins électorales, journalistiques ou philanthropiques. Il faut avouer que l’instrument révèle son insuffisance quand c’est un virtuose qui se mêle d’en jouer. Mais sans doute le but serait-il atteint si M. Duhamel, visiblement gêné, ne coupait lui-même ses effets en terminant la plupart de ses traits sur quelques notes ironiques, destinées peut-être à indiquer qu’il n’est pas dupe, qu’il n’est pas si furieux que ça, que la littérature enfin garde ses droits. Aussi n’est-ce point sans une gêne grandissante que l’on poursuit la lecture de ces pages où maints paragraphes apportent entre deux tours repris des meilleurs auteurs, une de ces approximations vulgaires qui « rendraient » mieux sous la rubrique Mon film1. En d’autres passages, d’une expression plus serrée, M. Duhamel cherche ce qu’on appelait jadis le morceau de bravoure, la page sur « les bruits de mon village » qui servira [p. 914] de modèle aux écoliers futurs. Mais lorsqu’il stigmatise les méfaits des « grandes brutes mécaniques », sa verve — qu’il me pardonne l’image technique — n’embraye pas, et paraît forcée. Ses laborieuses exagérations (Message aux Princes des Prêtres) sont dépourvues du minimum de cynisme et de fantaisie qui enflammerait notre indignation. C’est que l’expression traditionnelle de la mauvaise humeur gauloise, héritage d’un classicisme nettement pessimiste, s’accorde mal avec l’impénitente foi dans le genre humain que M. Duhamel ne cesse d’entretenir2. Ce malaise dans l’expression traduit d’ailleurs une équivoque foncière et qui porte sur le thème général du livre. Il est inquiétant de voir un esprit de cette qualité, et qui certes veut être honnête, se complaire expressément dans une hargne tempérée de badinage. C’est à la fois trop et trop peu. Car, ou bien M. Duhamel critique l’abus des mécaniques, ce qui revient à faire le vain procès de la bêtise humaine. Ou bien sa réaction de dégoût est véritablement profonde, mais alors elle implique la condamnation d’une conception du monde à la fois libérale et inconsciemment matérialiste qui permet et favorise tout ce dont il s’indigne, conception à laquelle, par ailleurs, M. Duhamel semble fort attaché. Pourquoi récriminer sur quelques aspects superficiels d’une civilisation dont on refuserait de dénoncer les principes ou plutôt la carence de principes directeurs dignes de ce nom ? Serait-ce que la mauvaise humeur du bourgeois dérangé agissant comme dérivatif, assure son conformisme foncier ? Faut-il y voir une sorte de sublimation à rebours du sens de la révolte ? On serait en droit d’exiger d’un critique de son temps qu’il déclare ce qu’il attend de l’homme. Après quoi seulement l’on distinguerait l’ordre de grandeur du grief qu’il fait à ce temps. C’est ce qu’en vain l’on cherche au cours de cette suite de messages adressés aux Princes des Prêtres, à MM. les Députés, au chef du gouvernement. L’on s’étonne que M. Duhamel n’ait [p. 915] joint à son recueil une épître au préfet de Police sur les Embarras de Paris. Sujet de pastiche facile : décrire l’état d’esprit du Français moyen qui brandit son parapluie sous le nez de l’agent, invective les automobilistes, déclame au beau milieu de la chaussée des tirades généreusement libertaires, enraye la circulation, « mais traverse dans les clous ».