Le projet

Entendre les Lumières

1. État de la recherche

Au départ de l’aventure encyclopédique, l’épistémologie des Lumières, qui est une critique, se concrétise paradoxalement par une nouvelle synthèse : la tentative de Rameau de réduire tous les éléments du système harmonique à un seul et même principe. Un projet analogue - mutatis mutandis - avait été caressé par les auteurs de la Renaissance, qui comme Zarlino avaient marié musique et mathématiques, pratique et théorie musicales sur une base à la fois rationnelle et sensible. Et les critiques que ce projet suscite en marge de l’Encyclopédie pouvaient revendiquer l’antécédent des querelles « fin de siècle » qui marquent la crise de l’unité stylistique de la Renaissance (Galilei-Zarlino, Artusi Monteverdi…). Mais en 1722 le rêve d’une nouvelle synthèse entre art et science avait retrouvé une vigueur dans le programme formulé par Rameau dans le Traité de l’Harmonie et qui consistait à conjuguer théorie harmonique, mathématique et physique en un seul et même principe, plus « naturel », plus « scientifique » et plus « cartésien » que tout ce que l’induction des siècles précédents avait pu laisser imaginer de mieux en matière de théorie musicale. En moins de trente ans, trop démesuré et édifié sur des fondements scientifiques trop fragiles, le nouvel édifice finit par s’effondrer sur ses fondations, victime de l’action corrosive du même esprit de système dont il s’était nourri. En 1755, dans les Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie, Rameau s’en était pris à Rousseau pour ne pas avoir écrit que l’accompagnement harmonique « représente le corps sonore ». Mais dans les écrits de ses adversaires encyclopédistes, le mariage « de raison » imaginé par Rameau entre harmonie, mathématique et physique, se soldera par un irrémédiable divorce, qui, dans les décennies successives, finira par livrer à une dérive définitive des continents scientifiques toutes les disciplines gravitant traditionnellement dans l’orbite de la musica speculativa. La musique se passera de la science, l’oreille de la raison, la théorie de l’harmonie, de la physique du son et le discours sur la valeur émotionnelle des intervalles, de l’arithmétique qualitative.

Les répercussions de cette fracture se feront sentir de manière particulièrement sensible dans deux domaines, dont la destinée post–encyclopédique n’a pas encore reçu toute l’attention qu’elle mérite et qui constituent les deux pôles distincts de notre sous-projet : la destinée des idées de Rameau en matière de théorie harmonique et le discours sur la perception et le pouvoir émotionnel de la musique. Ce faisant, les travaux du sous-projet D s’inscrivent parfaitement dans la problématique générale du projet globalHerméneutique des Lumières, en ce qu’ils mettent en relief cette fracture, particulièrement sensible dans le domaine de la musique, entre l’idée d’un dix-huitième siècle où se serait incarné un tournant rationaliste du savoir et une conception plus large de la compréhension des phénomènes humains, ici centrés sur ce domaine particulier de la musique.

S'il s'agit de comprendre comment les Lumières ont théorisé d'abord et pratiqué ensuite l'interprétation puis de voir comment elles ont elles-mêmes été interprétées -et de savoir du même coup pourquoi et comment elles l'ont été faussement- il se trouve que le discours sur la musique est au cœur de la question car c'est dès l'origine qu'il véhicule toute l'ambivalence d'une émotion tributaire à la fois d'un discours rationnel et d'une échappée vers d'autres horizons. À l'instar des sous-projets A, B et C, nous concentrerons notre propos sur Rousseau et ce qu'il met en cause (le système ramiste) ou ce dont il permet l'émergence (un discours sur la musique qui échappe à la seule rationalité).

2. Plan de recherche

Par souci de clarification, nous envisagerons tour à tour les deux champs de recherche envisagés dans le présent projet,à savoir la destinée des idées de Rameau en matière de théorie harmonique, et le discours sur la perception et le pouvoir émotionnel de la musique.

A)Destinée des idées de Rameau en matière de théorie harmonique
Sur le plan de la théorie harmonique, au divorce entre mathématiques et sensation répondra une nouvelle conscience de l’autonomie du jugement de l’oreille par rapport aux contraintes de la théorie des proportions et de la physique du son. Coupée de ses racines physico-mathématiques, la théorie harmonique s’en trouvera réduite à sa seule surface sensible, au stade d’un pur artifice mnémotechnique, utile, « comme les méthodes de botanique, bonnes ou mauvaises, à ranger les plantes dans la mémoire » (D’Alembert). La lecture méta-mathématique, voire anti-mathématique, de la théorie harmonique dans le débat encyclopédique sur la musique comportait un retour à ce que Rameau avait voulu combattre : l’hégémonie absolue de l’oreille en matière de théorie musicale. Ce parti pris induisait un renoncement à fonder les règles de la composition sur une base physico-mathématique. Or ce renoncement entraînera des conséquences majeures dans tous les domaines de la théorie de la composition. Un exemple instructif est la théorie de la consonance : après un siècle de transgressions, Rameau avait tout fait pour trouver un fondement physico-mathématique au sénaire de Zarlino[1] - la limite mathématique permettant d’élever une cloison étanche entre consonance et dissonance en correspondance du sixième harmonique d’une corde. Mais la légitimité de cette limite prétendument naturelle s’effondre dans l’article « Consonance » du Dictionnaire de Musique de Rousseau, qui invoque le non-parallélisme du jugement de l’oreille et la qualité du nombre. Dans les traités d’harmonie et dans la pratique des compositeurs des années à venir cet argument encouragera un usage toujours plus libre de la dissonance qui finira par frayer le chemin aux doctrines du XXème siècle sur « l’émancipation de la dissonance ». Elle aura eu pour conséquence de placer les auteurs dans la nécessité de prendre position dans une perspective nouvelle, de manière rationnelle et non physico-mathématique, sur tous les procédés imaginés par Rameau pour justifier les éléments du système harmonique : fondements et composition des accords, génération de l’accord mineur, intégration de la sous-dominante dans la tonalité, harmonie fonctionnelle, supposition, cohérence interne du système.

À notre connaissance l’idée d’une lecture de la théorie post-ramiste à partir de son rapport avec l’idéal des Lumières (idéal d’une théorie harmonique coupée de ses racines physiques ou en rapport dialectique avec elles) n’a pas encore été exploitée en musicologie. En 1971 déjà, Erwin Jacobi attirait l'attention sur ce manque dans >le chapitre conclusif de son Editio princeps des écrits de Rameau, Repercussions of Rameau’s théoretical work in the period following his death où il déclarait : « This section should in no way be looked upon as an attempt at a definitive study : for this would involve a detailed examination of all subsequent work of music theory in order to ascertain whether, and in what way Rameau’s thought had played a part. Such an examination could form the basis of an indipendent work, which might some day profitably be undertaken ». >De nos jours ce travail n’a été entrepris que de manière lacunaire, par des monographies ponctuelles et, qui plus est, sans grand rapport avec une approche conjuguant la théorie de l’harmonie à l’optique cognitive sensualiste décrite ci-dessus. >Un exemple instructif est G. Buelow, Throughbass accompaniement according to Johann David Heinichen 2, éd. Ann Arbor UMI Research Press, 1986. On peut aussi songer au survol proposé par Lester, Between Modes and Keys German Theory 1592- 1802, Stuyvesant, NY, Pendragon Press, 1989. Il en va de même de l’article de C. Verba, « The Developement of Rameau’s Thoughts on Modulation and Chromaticism », Journal of the American Musicological Society, 26 (1973). >La contribution la plus importante à l’histoire des idées après la mort de Rameau reste l’incontournable ouvrage de M. Shirlaw, The Theory of Harmony, London, Novello, 1917. Mais pour une limitation parfaitement légitime ses préoccupations évitent d’interroger les sources sur les changements intervenus dans la théorie musicale suite à sa fracture avec son arrière-plan physico-mathématique. Enfin il faut citer l’ouvrage de Thomas Christensen, Rameau and Musical Thought in the Enlightement, le plus important après Jacobi et Shirlaw, qui n’a pas franchi les limites chronologiques du vivant du musicien.

Nous nous proposons de combler ce manque dans le présent sous-projet en prenant comme point de départ les premières critiques anti-ramistes antérieures ou contemporaines au débat encyclopédique pour se concentrer ensuite sur son paroxysme, à partir de 1755, dans les réactions de Rousseau et de d’Alembert au pamphlet incendiaire de Rameau Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie. Dans l’ordre d’importance, l’auteur le plus significatif à avoir pris position sur les « insuffisances » du système de Rameau, et sur lequel nous allons donc concentrer nos efforts, est un genevois, Jean-Adam Serre, grand protagoniste, avec Tartini, Rameau, Rousseau et d’Alembert, du débat encyclopédique sur la musique. Consacrés à amender les imperfections du système de Rameau moyennant une optique épistémologique mixte tirant parti à la fois des relations mathématiques, de l’acoustique et du bon sens, ses Essais sur les principes de l’harmonie (Paris 1753) ont instruit Rousseau aussi bien sur la fragilité de l’édifice théorique de Rameau que sur la stratégie à adopter pour provoquer son écroulement (notamment en tirant parti des doctrines sur les sons différentiels, qui minent à la racine l’idée d’une unité de principe de toutes les branches du système harmonique). Pour des raisons d’ordre chronologique, seuls les articles de Serre parus dans le Mercure de France en 1751 sur le troisième mode de Blainville, ainsi que les Essais de 1753 ont eu une répercussion sur le débat encyclopédique sur la musique et sur le Dictionnaire de musique de Rousseau, tandis que la matière abordée dans les Observations sur les principes de l’harmonie (Genève 1763) offrent comme un résumé percutant des grandes difficultés irrésolues laissées en partage par Rameau à ses successeurs. Dans cet ouvrage, Serre examine en détail avec grande acuité toutes les difficultés du débat encyclopédique sur la musique, dialoguant avec Rameau, Blainville, Rousseau, d’Alembert, Geminiani et surtout Giuseppe Tartini, dont Serre publie un compte rendu au vitriol du Trattato di Musica secondo la vera scienza dell’armonia Padoue en 1754.

Sur le plan bibliographique, s'agissant des deux ouvrages de Serre, à part un article d’Erwin Jacobi, Jean-Adam Serre : ein vergessener schweizer Musiktheoretiker, XCVIII/4 (Avril 1958), et un article du requérant (« Jean-Adam Serre : un juste milieu entre Rameau et Tartini ? », Revue de Musicologie, t.79, n°1, 1993), l’œuvre de Serre demeure inédite, elle n’a fait l’objet d’aucune édition critique ni de la moindre étude contextuelle.

B) Discours sur la perception et le pouvoir émotionnel de la musique

Un autre domaine dans lequel les nouvelles cloisons introduites par les Lumières dans les domaines de l’activité musicale se sont traduites par des répercussions particulièrement sensibles est le discours sur la perception et la valeur émotionnelle de la musique, deux disciplines solidaires dans la tradition de la Musica Speculativa. En effet dans l’histoire de la pensée occidentale toutes les tentatives pour cerner >la >valeur expressive de la musique sont passées par un discours sur l’âme et ses puissances, et les Lumières n’ont pas fait exception. Au Vème siècle, Boèce avait intégré le discours sur le pouvoir psychique de l’harmonie dans les compétences de la théorie arithmétique de l’harmonie (Ars Musica) au sein d’une branche ad hoc empruntée à la médecine humorale (Musica Humana), inaugurant ainsi une tradition tenace que Rameau ressuscite pour l’intégrer dans son système, après sa crise de croissance durant la révolution scientifique du XVIIème siècle.

Les réponses sur le sens et la valeur émotionnelle de la musique varient suivant l’idée que les auteurs se sont faite de la connexion établie par le son sur l’âme et ses facultés, de la continuité oude la discontinuité du parcours reliant la mélodie aux facultés de l’âme de l’auditeur, depuis les sens jusqu’aux >facultés « intellectives » supérieures, en passant par les sens intérieurs, l’imagination, l’âme intellective, le cœur et les sentiments (dans le sens que leur donne Rousseau)>. Chez les auteurs qui comme Rameau relient l’âme et les sens dans la résonance d’un même corps sonore, physique ou universelle, le lien reliant l’organisation des sons dans la mélodie aux facultés de l’âme est continu : l’harmonie et l’âme vibrent par sympathie dans un circuit ininterrompu ; la forme des intervalles pénètre dans l’âme et manipule les affects à la barbe du libre arbitre de l’auditeur. Et l’affect est alors une valeur mesurable inséparable de l’harmonie. Mais il peut arriver aussi qu’une théorie de l’âme élève des cloisons intermédiaires parmi les facultés en mesure d’évaluer et modifier l’information. L’affect est alors une dimension psychique complexe produite par une activité de l’âme qui greffe des formes mémoratives sur la mélodie en vertu de liens associatifs subjectifs et non quantifiables.

Dans les Observations sur notre instinct pour la musique, Rameau décrète qu’il y «a effectivement en nous un germe d’Harmonie, dont apparemment on ne s’est point encore aperçu », et un principe de l’harmonie « inné dansl’âme humaine » qui gouverne « tous ses produits[] principe dont l’oreille est tellement préoccupée, sans qu’on y pense, qu’elle suffit seule pour nous faire trouver sur le champ le fond d’harmonie dont la mélodie dépend»[2]. >Persuadé que les lois de la résonance s’expriment aussi bien dans l’âme humaine que dans tout ce qu’elle fait, gouvernant toutes ses productions, de l’Antiquité à nos jours, >Rameau confond les dimensions physiques, mathématiques, perceptives et esthétiques dans la résonance d’un même corps sonore, plaçant la condition essentielle du plaisir musical et de l’affect dans l’adéquation unitaire du système harmonique avec la perception du sujet. Il conjugue >raison et sensation. >Convaincu que la valeur émotionnelle d’un intervalle est isomorphe avec la qualité de son rapport générateur, >il fait coïncider >sa valeur émotionnelle avec sa mesure, soutenant par exemple que « nous recevons des impressions différentes des intervalles, à proportion de leur différente altération : par exemple, la Tierce majeure qui nous excite naturellement à la joie, selon ce que nous en éprouvons, nous imprime jusqu’à des idées de fureur, lorsqu’elle est trop forte ; et la Tierce mineure qui nous porte naturellement à la douceur et à la tendresse, nous attriste lorsqu’elle est trop faible »[3]>.

Mais le projet téméraire de vouloir à tout prix réduire à des formules mathématiques ce qui par définition échappe à l’analyse était difficile à défendre. Le plaisir musical et son impact émotionnel pouvaient dépendre soit d’une forme mathématique intrinsèque aux éléments de la grammaire musicale, soit incarner une dimension psychique autonome, extra-syntaxique et inconcevable en dehors de la sphère irréductible du tempérament individuel. La prise de position des Encyclopédistes à l’égard de cette problématique est claire et relativement homogène. En 1748, dans un passage cité par Rousseau à l’article « Consonance » du Dictionnaire de Musique, Diderot déclare expressément qu’>« on >ne peut guère calculer ou comparer les sons en tant que sensations. Les longueurs des cordes et les nombres des vibrations qui les constituent sont les seules choses comparables. Mais pour représenter les intervalles par des logarithmes, il faudrait, par exemple, qu’en entonnant une tierce majeure, l’excès de la sensation du dernier son sur la sensation du second fût double de l’excès de la sensation de celui-ci sur le premier. Mais qu’est-ce que cela signifie ? et quand cela aurait un sens bien précis, qui sait s’il est vrai ? »[4] >La qualité des intervalles dépend certes de la proportion mais elle n’y adhère pas au point de confondre le niveau physique et le niveau esthétique, qui reste chez l’auditeur du ressort psychologique. C’est le rapport des sons en tant que sensations, et non l’action mécanique des vibrations>, qui procure le plaisir et ce plaisir n’est pas coextensif avec la qualité arithmétique de l’intervalle ou la coïncidence des vibrations.

Rousseau parvient à des conclusions analogues - mais plus extrêmes en ce qui concerne la dichotomie mathématiques-sensations -, en passant par une théorie de l’âme et de la perception, distinguant le cœur, siège du sentiment, la raison et les sens. La voie de communication qui conduit la musique dans l’âme est discontinue. Il place le cœur au-dessus des sens et imagine un registre musical pour chaque faculté : une musique imitative qui s’adresse au cœur et aux facultés supérieures, et une musique naturelle trop physique pour pénétrer au plus profond de l’âme. La première,« bornée au seul physique des sons et n’agissant que sur le sens, ne porte point ses impressions jusqu’au cœur […]. Telle est la musique des chansons, des hymnes, des cantiques […] et en général toute musique qui n’est qu’harmonieuse. La seconde, par des inflexions vives accentuées, et, pour ainsi dire, parlantes, exprime toutes les passions, peint tous les tableaux, rend tous les objets… et porte ainsi jusqu’au cœur de l’homme des sentiments propres à l’émouvoir. Cette musique vraiment lyrique et théâtrale était celle des anciens poèmes […]. Ce n’est que dans cette musique, et non dans l’harmonique ou naturelle, qu’on doit chercher la raison des effets prodigieux qu’elle a produits autrefois. Tant qu’on cherchera des effets moraux dans la seule physique des sons, on ne les y trouvera point et l’on raisonnera sans s’entendre ».À la fracture entre le coeur et la physique des sensations répond, sur le plan de l’harmonie, le divorce entre l’affect et la physique du son, dont on trouve des traces aux articles « Dissonance » et « Consonance » : >« Dans un autre ouvrage M. Rameau essaie de trouver le principe de la dissonance dans les rapports des nombres et les proportions harmonique et arithmétique, comme s’il y avait quelque identité entre les propriétés de la quantité abstraite et les sensations de l’ouïe.> »

D’où un subjectivisme accru dans la >manière de concevoir le sens et la valeur émotionnelle de la musique. >Dès que Diderot, Rousseau et d’Alembert parviendront à convaincre leurs lecteurs qu’ « on ne peut guère calculer ou comparer les sons en tant que sensations », le sens de la musique comme sa valeur émotionnelle ne seront plus une propriété de l’objet mais une dimension psychologique irréductible. >Chez Rousseau, compte tenu de la cloison séparant le « cœur » des sens et de l’incapacité de l’harmonie pure à franchir la porte des sens, la valeur émotionnelle de la musique n’est plus que le fait d’un réflexe conditionné >généré dans l’âme par l’association entre une expérience individuelle et un signe mémoratif idéalement « neutre » >; tel ce chien de Descartes qui fouetté cinq ou six fois au son du violon s’enfuira dès qu’il entendra l’instrument. Ainsi – déclare Rousseau dans l’Essai sur l’Origine des Langues à propos du Tarentulisme des Pouilles – les cantates de Bernier donneront « la fièvre à un musicien de toute autre nation », et il faudra « à l’Italien des airs italiens, au Turc, des airs Turcs ». Quant au ranz des vaches, dont la nostalgie conduisait les soldats suisses au suicide : « On chercherait en vain dans cet Air les accents énergiques capables de produire de si étonnants effets. Ces effets, qui n’ont aucun lieu sur les étrangers, ne viennent que de l’habitude, des souvenirs, de mille cir­constances qui […] excitent en eux une douleur amère d’avoir perdu tout cela. La Musique alors n’agit point précisément comme Musique, mais comme signe mémoratif [….]. Tant il est vrai que ce n’est pas dans leur action physique qu’il faut chercher les plus grands effets des Sons sur le cœur humain ».

Avec Rousseau et les Romantiques, le mythe de l’action psychique de la musique n’est plus qu’une affaire de contingences, en grande partie étrangères à l’organisation des sons. Universelle, la musique d’Orphée agissait même sur les pierres et sur les animaux. Désormais elle ne s’adressera plus qu’à un auditeur fermé sur lui-même et à une âme nationale, sourde à tout ce qui s’écarte des accents de sa langue et de ses mélodies autochtones.

Le rayonnement de ces idées exercera un impact décisif d’importance cruciale dans tous les domaines de l’activité musicale et en particulier dans celui du discours théorique et pratique – dans l’opéra et la musique instrumentale – sur le sens et le pouvoir affectif de la musique. Il serait facile de montrer, par une étude des traités de rhétorique musicale et de la musique dans les airs d’opéra et la musique instrumentale, que la fracture introduite par les Lumières entre la forme mathématique en tant que dimension physique et en tant que sensation aura eu raison des dernières traces de la rhétorique musicale baroque comme typologie conventionnelle de loci topici conjuguant un affect spécifique et figé dans une configuration mélodico-rythmique déterminée. Et il serait tout aussi facile de montrer -ce que nous nous proposons de faire dans l'un des séminaires d'étude de notre sous-projet- l’incarnation sonore des idées de Rousseau sur la nostalgie dans l’histoire de l’écriture musicale – à commencer par la lontananza des appels de cor dans le quatuor la Melanconia>opus 18, no. 6 de Beethoven.

L’émancipation de la critique musicale en France au XVIIIème a fait l’objet de nombreuses études générales, notamment : A.R. Oliver, The encyclopedists as Critics of Music, New York, 1966 ; L. Lawrence, The ordering of the arts in eighteenth-century England, Princeton, 1970 ; D. Schenk, Anfänge der Musikkritik in frühen Periodika,...1700-1770, Erlangen 1972 ; G. Cowart, The origins of Modern Musical Criticism. French and Italian Music 1600-1750. >UMI., Ann Arbor, 1980 ; M. Graf, Composer abd critic : two hudred years of musical criticism, Westport, Conn. 1981 ; E. Fubini, Les philosophes et la musique, Paris, 1983.

Il en va de même de la question des rapports entre théorie harmonique et perception, amplement et admirablement traitée dans les milieux philosophiques par des auteurs tels que André Charrak, Raison et Perception, fonder l’harmonie au XVIIIème siècle, Paris, Vrin, 2001. Mais on chercherait en vain, dans la littérature secondaire, une étude complète sur les conséquences concrètes, pour le pouvoir émotionnel de la musique, de cette nouvelle autonomie du sens de la musique dans l’écart creusé par l’herméneutique des Lumières entre objet et sujet, acoustique physico-mathématique et discours sur la musique.

Si l’étendue du sujet peut se révéler assez vaste suivant les déclinaisons qu’on lui prête et les >terrains d’investigation choisis,> toutes les interrogations gravitent autour d’un seul et même problème : dans quelle mesure l’impact émotionnel de la musique en tant que dimension mentale abstraite est-il coextensif avec l’organisation mathématique de son véhicule syntaxique ? La réponse est une philosophie à géométrie variable, différente suivant les convictions des auteurs sur l’âme et ses puissances et la configuration du sens dans l’objet et le sujet. Les auteurs réduisent tour à tour la beauté musicale au rationnel perçu à travers le sensible, reconnaissent l’existence d’une beauté corporelle pure qui n’était pas incarnation du nombre, invoquent une beauté idéale inaccessible à la perception sensorielle mais perçue de manière subconsciente par l’âme, ou encore constatent un accord quasi expérimental entre l’harmonie mathématique et son incarnation dans le corps. Ou bien on encourage une attitude « scientifique » vis-à-vis de la beauté ou bien on appuie les thèses des partisans du génie et de l’enthousiasme « supérieur à toutes les règles ». Les auteurs se demandent si l’organisation mathématique de l’espace musical constitue la beauté ou si elle n’est qu’une « préparation », un simple piège pour la grâce, comme dans les théories du génie et de l’inspiration qui allaient traverser avec tant de succès l’histoire de l’esthétique romantique.

Une liste d’ouvrages dans lesquels on pourrait trouver une réponse à toutes ces interrogations pourrait être la suivante :

Engel, Johan Jacob, Uber die Musikalische malerei (Berlin 1802) ;

Ettmüller, Michael Ernst, Disputatio effectus musicae in Hominem, Leipzig .J. Gottlieb Bauch, 1714 ; Euterpe, Or remarks on the Use and Abuse of Music as a part of Music Education, London, J, Dodsley, 1780 ;

Franz Johann Georg Friedrich, Abhandlung von dem Einflusse der Musik in die Gesundheit der Menschen, Leipzig : J, G.Büschel, 1770 ;

Hanslick, Eduard, Vom Musikalischen Schönen : Ein Beitrag zir revision des Ästhtik der Tonkünstler (1854-45), reprint, Mainz : Schott, 1990 ;

Helmholtz, Hermann von, Die Lehre von den Tonempfindungen, Braunschweig : Friedrich Vieweg, 1877 (4e éd. de l’édition de 1862) ;

Kausch, Johan Joseph, Psychologische Abhandlung über den Einfluss der Töne und ins besondere der Musik auf die Seele ; nebst einem Anhang über den unmittelbaren Zweck der schönen Künste, Breslau : Johann Friedrich Korn, 1782 ;

Lichtental, Peter, Der Musikalische Artz oder Abhandlung von dem Einflusse der Musik auf den Körper, und von ihrer Anwendung in gewissen Krankheiten. Nebst einigen Winken zur Anhörung einer guten Musik. (Wien : Christian Friedrich Wappler und Beck 1807) ;

Lobe, Johann Christian, Musikalische Briefe : Wahreit über Tonkunst und Tonkünstler, Leipzig : Baumgärtners Buchhandlung, 1860 ;

Mathews, Samuel, On the effects of Music in Curing and Palliating Diseases Philadelphia, (PA: P.L. Wagner, 1806) ;

Pavlov, Ivan, Lectures on Conditioned Reflexes ( 2 vols New York : International Publishers, 1928) ; Roger E., Ste Marie de, Tentamen de vi soni et Musices in corpus humanum (Avignon : J. Garigan, 1758) ;

Schlesinger, Guglielmo, Dell’influenza fisica e morale della musica sull’uomo (Pavia : Fusi, 1842) ; Schneider Peter Joseph, System einer Medizinschen Musik : Ein unentberlichen Handbuch für Medizin Beflissene, Vorsteher der Irren-Heilanstalten, praktische Ärtze und unmusikalische Lehrer verschiedener Disciplinen (2 vols, Bonn : Carl Georgi, 1835) ;

Sprengel, Kurt Polycarp Joachim, De Musicae artis cum medicina connubio (Halle : Daniel Frank, 1800) ;

Stillingfleet, Benjamin, The Prinicples and Power of Harmony (1771), reprint Bristol : Thoemmes Press, 2003) ;

Sulzer Johann Georg, Allgemeine Theorie der Schönen Künste (4 vols, Biel : Hellmannschen Buchhandlung, 1777) ;

Tissot, S.A.D., Abhandlung über die Nerven und deren Krankheiten (Leipzig : Gotthald Jacobaer und Sohn, 1781) ;

Tissot, S.A.D., De l’influence des passions de l’âme dans les maladies et des moyen d’en corriger les mauvais effets (Paris : Armand Koenig,1798) ;

Weber, F.A., „Von dem Einflüsse der Musik auf den Menschlichen Körper und ihrer medicinischen Anwendung“, Allgemeine musikalische Zeitung (26 mai 1802) : 561.9 ; (2 Juin 102) : 577-89 ; (9 Juin 1802) : 609-17 ;

Westmancott, A. B., The Power of Sound, or the Effect of Music with a Moral ( London 1879) ;

Whytt, Robert, Physiological Essays (Edinburgh, 1766).

Plan d'action détaillé

La première section de notre sous-projet (« Destinée des idées de Rameau en matière de théorie harmonique ») est destinée à évoluer dans deux directions : une édition critique des ouvrages de Serre avec une étude capillaire de ses rapports avec les grands ouvrages théoriques contemporains, et une enquête plus générale sur la problématique évoquée ci-dessus dans les grands traités de théorie harmonique, de Kirnberger à Helmholtz, en passant par Koch, Fétis, Johann Georg Albrechtsberger, Hauptmann, Simon Sechter.

Nous proposons dès lors la tenue d’un séminaire autour de Jean-Adam Serre en collaboration avec le groupe A « Éditer ». Pour les traités harmoniques, c’est tout au contraire le groupe C « Lire » qui sera abondamment sollicité, un parcours des grands traités harmoniques ne pouvant s’envisager en-dehors d’une perspective touchant à la réception du discours ramiste et cette réception s’inscrivant précisément dans un dix-neuvième siècle parfaitement maîtrisé par Mariafranca Spallanzani.

Ces deux séries d'activités seront coordonnées par le requérant et le candidat postdoc engagé, avec publication des écrits de Serre et d’un travail de synthèse sur les différents traités de théorie harmonique.

Nous nous proposons également d'intervenir sur l’étude des phénomènes d’émancipation du sens de la forme et le discours critique des Lumières sur la musique, en plein essor depuis les premières décennies du siècle, avec Matthesohn, Scheibe, Mitzler, et bientôt avec Charles Burney. D>urant toute l’ère baroque, la musicographie ne s’était pas encore définie comme une critique autonome et encore moins comme une science ou une méthode. Le discours sur la musique ne se dégageait guère des préoccupations de la critique littéraire, deux arts qu’on ne cessait de soumettre aux mêmes critères esthétiques. Quant à la formulation du jugement - discrétion, giudizio, gusto - ce discours empruntait ses instruments d’analyse à la physiologie humorale, le jugement n’étant pas un acte d’ordre purement intellectuel mais une réaction affective directe à l’objet perçu. Au XVIIème siècle le jugement individuel atteint la conscience de soi que l’induction et le culte des autorités leur avaient longtemps disputé. >À l’émancipation du jugement critique des facultés inférieures de l’âme répond, sur le plan épistémologique, une prise de position nouvelle vis-à-vis de la signification de la musique>, dont l’altérité se fait jour à mesure que l’idée d’une hétérogénéité du langage musical par rapport à son objectivité mathématique présumée se dégage sous le jour de la sophistication croissante des instruments d’analyse. On commence à comprendre que du fait de la complexité des relations internes et externes dans l’âme de l’individu, le langage musical résiste à l’analyse, réveillant en nous « je ne sais quelle disposition inquiète et vague au plaisir qui ne tend à rien et qui tend à tout[5] ». Le discours critique sur le pouvoir émotionnel de la musique se développe à mesure que celle-ci cesse d’apparaître comme une valeur quantifiable, propre, ou du moins dépendante du point de vue perceptif, à l’organisation mathématique du système harmonique. Cette découverte d’une marginalité du sens – et en particulier de la mélodie – par rapport à sa syntaxe harmonique appelle et suppose celle d’une faculté tout aussi marginale pour son appréciation : le> « bon goût » comme indice de valeur à la fois incommunicable et normatif, l’esthétique moderne découvre l’autonomie irréductible du sens. À l’idée humaniste et baroque d’une action « de » la musique sur l’âme répond désormais celle d’un discours critique « sur » la musique, édifié dans l’abîme entre objet et sujet.

Pour traiter de cette question, nous proposons la mise en place, avec observation des manuscrits et donc en collaboration avec la groupe A « Éditer », d’un séminaire de recherche dans la troisième année du projet Herméneutique des Lumières, séminaire intitulé « Entendre Rousseau : regards critiques et opéra : 1770-1778 ». C’est toute la querelle des Gluckistes et des Piccinnistes qui pourra servir de point d’appui à cette question fondamentale de la naissance, à cette période, d’un discours critique « sur » la musique. Nous proposons en fin de parcours la publication critique, sous une forme qui reste encore à définir, des écrits de l’un des acteurs de ce vaste dialogue : Suard, dont tous les manuscrits et de nombreux inédits se trouvent à Genève et qui n'a guère retenu, sauf pour sa correspondance, l'attention de la critique contemporaine.

Il est à signaler enfin que nous attendons de tous les participants à ce sous-projet et aux sous-projets appelés à interagir avec le sous-projet D qu'ils produisent en cours de route les articles scientifiques qui apparaîtront alors comme les jalons de leur recherche.


[1] Pour Gioseffo Zarlino (1517-1590), un des plus importants théoriciens de la musique, la cause de l'affect n'est que le résultat de proportions arithmétiques ou harmoniques. Il se place du côté des pythagoriciens qui veulent diviser l'octave en vertu de nombres entiers simples et s'oppose à ceux qui souhaitent tenir compte du sentiment -d'où le recours au système sénaire qui est, comme son nom l'indique, un système de numérotation de base six.

[2] Observations sur notre instinct pour la Musique et sur son principe, Paris, 1754, p. 9-11; E. Jacobi ed., Jean Philippe Rameau Complete Theoretical Writings, American Institute of Musicolgy, 1968 , III, Miscellanea, p. 271-272.

[3] Rameau, Nouveau système, Paris, 1726, p. 110.

[4] Diderot, Principes Généraux d'Acoustique, Œuvres complètes, éd. J. Assézat et M. Tourneux, Paris, Garnier, 1875-1877, IX, p. 104.

[5]Bossuet, Maximes et réflexions sur la comédie III, ap. Fubini, op. cit., p. 85.