Annie Bruter, L’Histoire enseignée au Grand siècle : naissance d'une pédagogie, Paris : Belin, 1997, 237 p.
Presque soixante ans après la parution de la thèse pionnière du père François de Dainville (S.J.) sur Les Jésuites et l'éducation de la société française et trente ans après la publication du recueil d’articles du même auteur par Marie‑Madeleine Compère sous l’intitulé L’Éducation des jésuites (XVIe‑XVIIIe siècles), Annie Bruter consacre une étude spécifique à l’enseignement de l’histoire au XVIIe siècle. Constatant non sans raison un défaut de méthode chez son prédécesseur « amené à mettre sur le même plan des choses très différentes du point de vue pédagogique » comme « les livres de prix », le « contenu des cours », l’« érudition » et les « représentations théâtrales », l’auteur infère - c’est la thèse principale de son ouvrage - qu’à « faire entrer des données qui par leur dispersion ne s’y prêtent pas », on s’égare à leur attribuer un « cadre conceptuel familier sinon de discipline du moins de matière scolaire ». Après l’Oratoire, première congrégation religieuse à introduire l’histoire dans son corpus programmatique, la Compagnie de Jésus retient particulièrement l’attention de l’auteur. Les leçons d’histoire dispensées dans ses collèges, rappelle-t-elle, ne font pas l’objet de cours magistraux - assurés par des régents - mais d’un enseignement supplémentaire, dont elle n’est d’ailleurs « qu’un des éléments » - délégué à des scriptores (écrivains de la Société) ou cubiculaires (préfets de chambres). « Plus proches du préceptorat que de l’enseignement magistral », l’enseignement de l’histoire dans les collèges de la Compagnie de Jésus s’effectue dans le cadre de « répétitions particulières » réservées « à une élite », pour prendre la forme convenue « d’aimables causeries ». « Professeur d’histoire bien connu du début du XVIIIe siècle », le père Buffier, affecté au collège Louis‑le‑Grand, n’est pas spécialiste, « ce dont témoigne […] le grand nombre d’ouvrages qu’il a écrits sur d’autres sujets » et paraît du reste n’avoir eu qu’une « piètre estime » pour l’histoire : il ne l’intègre pas dans la Summa pedagogica au motif qu’elle n’est pas « le fruit des opérations de l’esprit ». « Discipline introuvable » - le modèle pédagogique humaniste n’est-il pas « non disciplinaire » ?-, l’histoire bénéficie-t-elle du moins au Grand Siècle d’une approche explicative et pédagogique étayée ? Malgré les exemples de prélections puisés chez Marie‑Madeleine Compère à partir de l’œuvre de Ramus, le père Orlandini à propos de la classe d’humanités, et le Ratio studiorum ou Plan d’études de la Compagnie de Jésus au sujet d’un modèle (paradigma) tiré d’un passage de Quinte-Curce, Annie Bruter constate que « ces réflexions n’aboutissent nullement à la reconnaissance de son autonomie » et qu’elles « replacent au contraire fermement la prélection de l’historien dans le cadre des finalités rhétoriques de l’enseignement ». Ainsi considéré, l’apprentissage de l’histoire procède d’abord et surtout de l’érudition induite par les gloses, commentaires et prélections accompagnant les exercices de versions des historiens antiques. L’auteur relève ainsi que le manuel de grammaire en usage au collège Louis-le-Grand – le Despautère - est agrémenté « d’ornements judicieusement choisis de géographie, d’antiquités, de chronologie et d’histoire tant sacrée que profane ». Si ces raisons suffisent à contredire l’affirmation de François Furet formulée dans La Naissance de l’histoire selon laquelle l’érudition est un « art à la fois trop incertain et trop savant pour être l’objet d’une transmission scolaire », elles ne légitiment pas pour autant l’emploi jugé anachronique chez le père de Dainville de l’expression « enseignement de l’histoire » car « la constitution d’une pédagogie historique n’a pas été suffisante [au XVIIe siècle] pour faire de l’histoire une matière d’enseignement, intégrée à la pédagogie des classes et normalisée par des plans d’études ».
Synthèse:
Si l’on ne peut que souscrire aux critiques méthodologiques adressées par Annie Bruter à l’encontre de celui qui reste, avec Marie-Madeleine Compère, Dominique Julia et Georges Snyders, l’un des pionniers de l’histoire de l’enseignement en France sous l’Ancien Régime, il paraît toutefois nécessaire d’accueillir avec prudence la thèse principale de son ouvrage – semble‑t‑il partagée par Chantal Grell (Le Dix-huitième siècle et l’antiquité en France (1680-1789)) - qui veut que « l’enseignement de l’histoire », suivant une expression qualifiée d’impropre, n’ait toujours pas accédé à la fin du XVIIe siècle au rang de discipline ou de matière autonome. La rénovation du Plan d’études de la Compagnie de Jésus effectuée par le père Jouvancy à la fin du règne de Louis XIV ne laisse de ce point de vue la place à aucune ambiguïté : en déclarant à propos de l’histoire, « cette école des temps anciens », qu’on « doit l’étudier dès les premières années, et lui consacrer, à jour fixe, un certain temps pour en apprendre au moins une teinture », le pédagogue jésuite ne peut mieux lui conférer ce statut disciplinaire qu’il aura fallu presque un siècle à affirmer depuis les exposés théoriques du père Possevin en passant par les ouvrages pratiques des pères Labbe et Pétau. Une recension rapide des commentaires accueillant la parution successive des volumes du manuel du père Buffier intitulé La Pratique de la mémoire artificielle dans le Journal des savants (mai-août 1705), les Mémoires de Trévoux (mai-août 1705, janvier-avril 1706, septembre à décembre 1706) ou encore Le Mercure galant (juillet 1706) suffit à démontrer l’engouement d’emblée suscité par ce qu’il convient bien de qualifier de révolution dans la manière d’enseigner l’histoire. En conjuguant des procédés mnémotechniques simples (histoire versifiée, questions-réponses) et la méthode prélective utilisée dans les classes de grammaire (de la sixième à la troisième), d’humanité (seconde) et de rhétorique (première), Buffier fait bien plus que de favoriser l’accès à une chronologie générale suivant un exposé le moins partial possible, déjà mis en œuvre par de Thou. De fait, les multiples rééditions de La Pratique de la mémoire artificielle tout au long du XVIIIe siècle ne laissent aucun doute sur le statut et la finalité de l’ouvrage : celle d’un manuel scolaire -aujourd’hui oublié- devenu un classique de la littérature scolaire du Siècle des Lumières. Reconnue par Jouvancy comme une « science qu’il faut connaître » au même titre que la rhétorique, la poétique, la géographie, la polymathie ou philologie, l’histoire accède au statut de discipline non pas supplémentaire mais complémentaire aux cours magistraux de grammaire et de rhétorique, enseignée de préférence - signe révélateur - le samedi, jour des académies réservées à l’élite des collégiens. Son enseignement fera même bientôt l’objet d’un règlement, dument relevé par les Mémoires de Trévoux (fév. 1719, art. XIII) suivant l’information révélée par Buffier dans la préface à ses Nouveaux éléments d’histoire et de géographie parus en 1718 : « on a réglé aux Pensionnaires du collège Louis le Grand, de faire étudier ces Elémens par ordre des classes, à commencer par l’histoire sainte en Cinquième ; la Géographie, l’Histoire de France et l’Histoire anciéne, en Quatriéme et en Troisiéme, et ainsi du reste ». Dispensée par Buffier, modèle d’esprit humaniste et polymathe, l’enseignement de l’histoire aura profité dès son entrée au collège Louis-le-Grand au jeune Voltaire. Invention du XVIIe siècle finissant, la constitution disciplinaire de l’histoire comme matière à enseignement coïncide, ce n’est pas anodin, avec la fin de l’Âge d’or classique.