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Cassirer Ernst, Die Philosophie der Aufklärung, Tübingen, Mohr, 1933 (Gesammelte Werke, Bd 15, 2003)

Trad. française de l’allemand avec une présentation par Pierre Quillet, La Philosophie des Lumières, Paris, Fayard, (1966), 1990.

 

L’ouvrage de Ernst Cassirer Die Philosophie der Aufklärung publié à Tübingen en 1932 est un texte fondamental pour les études philosophiques sur cette période.
Certes, comme Jean Éhrard l’avait déjà souligné en 1967 dans son compte rendu1, les recherches contemporaines sur le XVIIIe siècle ont souvent contribué à compléter et à préciser certaines analyses que Cassirer avait proposées de façon trop rapide - comme le rôle du spinosisme dans la pensée de cette époque – ou trop générale – comme les métamorphoses et la diffusion du cartésianisme dans la culture du XVIIIe siècle. Les études récentes ont intégré à son tableau des faits historiques fondamentaux et des données conceptuelles d’extrême importance qui posent des questions qu’il avait toutefois éludées dans « son optimisme généreux »2. De nouveaux textes ont même problématisé certaines thèses - comme l’identification entre esthétique classique et esprit de géométrie – qu’il avait avancées de façon peut-être trop abstraite. Cet ouvrage a certainement vieilli dans certaines de ses parties. Mais, par l’ampleur de ses enquêtes, la vigueur de ses interprétations, la force et l’originalité de sa méthode, la maîtrise critique des textes fondamentaux de cette époque, il reste néanmoins un classique indépassable dans l’histoire de la philosophie des Lumières comme il l’est dans la philosophie elle-même.

Organisé sur sept chapitres qui s’enchaînent selon ordre méthodique qui va de la physique à la théorie de la connaissance, de la religion à l’histoire jusqu’à la politique et à l’esthétique (I. La mentalité de l’époque ; II. La nature et la connaissance de la nature ; III. Psychologie et gnoséologie ; IV. L’idée de la religion ; V. La conquête du monde historique ; VI. Droit, État et société ; VII. Les problèmes fondamentaux de l’esthétique), cet ouvrage, écrit Cassirer dans la Préface, « veut être plus et moins qu’une monographie de la philosophie des Lumières ». Refusant le modèle horizontal et extensif des récits propres aux manuels, et privilégiant une recherche de l’intensité des idées et de « l’énergie de la pensée », il fait sien en effet le projet « d’appréhender les Lumières non pas tant dans leur ampleur que dans leur profondeur spécifique ; […] de les présenter non dans la totalité de leurs résultats et de leurs manifestations historiques mais dans l’unité de leur origine conceptuelle et du principe qui les détermine »3

Cet ouvrage n’est donc pas une description des doctrines et des positions des différents philosophes, doctrines et positions qui sont pourtant analysées dans leur conceptualité la plus profonde et valorisées dans leur efficacité critique et dans leur inspiration commune, tout en ne cachant pas leur complexité, leurs difficultés, leurs tensions et même « leurs compromis » : ainsi, par exemple, le rationalisme expérimental des éléments des sciences de d’Alembert, la théorie sensualiste de la connaissance et la philosophie des systèmes de Condillac, la méthode « documentaire » de Buffon à disposition de l’écriture d’une nouvelle histoire naturelle ; ainsi le jugement ambivalent de Voltaire sur les Pensées de Pascal, ses palinodies sur la théodicée, son engagement pour la tolérance, son œuvre historique conçue sous le signe du progrès ; ainsi les diverses et complexes positions de Diderot sur la religion, son matérialisme vitaliste, son encyclopédisme exubérant ; ainsi la fondation de la science politique par Montesquieu ; ainsi la légitimation du droit naturel par les philosophes ; ainsi de l’idée de contrat chez Rousseau qui, avec ses « paradoxes »4, pose des problèmes nouveaux au « siècle de la philosophie » qui finissent par en dépasser le cadre conceptuel ; ainsi l’esthétique de Baumgarten comme « doctrine de la sensibilité » qui respecte le domaine de la raison mais en refuse un exercice tyrannique.
Malgré toute la finesse et la richesse de ces analyses, La philosophie des Lumières n’est pas pourtant un exposé général des différentes doctrines des philosophes des Lumières. Ni monographie, ni manuel, ni recueil, elle est plutôt une « interprétation » de la philosophie des Lumières, dont Cassirer défend le caractère proprement philosophique contre certaines critiques, comme celle de Hegel, qui la ramènent à une « simple philosophie de la réflexion », et contre certaines lectures dénigrantes qui ne la réduisent qu’à une culture philosophique éclectique incohérente ou à un intellectualisme abstrait et superficiel. Puisque la philosophie des Lumières, écrit-il comme en faisant écho à son livre de 1910 Substanzbegriff und Funktionsbegriff 5, « n’est plus la substance de l’esprit, séparée et abstraite, mais elle représente l’esprit comme un tout sans sa fonction, dans le mode spécifique de ses recherches et de ses postulats et de sa méthode ». « La raison est bien moins une possession qu’une forme déterminée d’acquisition » - affirme-t-il -, un acte critique raison qui devient un impératif de la raison. « Cet acte qui consiste à s’assurer de la vérité est le germe et la condition indispensable de toute certitude véritable. Le XVIIIe siècle dans sa totalité conçoit la raison dans ce sens. Il ne s’en empare pas tant comme d’un contenu figé de connaissances, de principes, de vérités que comme d’une énergie ; comme d’une force qui ne peut être pleinement perçue que dans son exercice et ses effets. Ce qu’elle est et ce dont elle est capable ne se laisse jamais totalement mesurer à ses résultats mais seulement à sa fonction ».

1 In Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. Année 1967, Volume 22, Numéro 4, pp. 925-927.
2 J.-M. Paul, « Des lumières contrastées : Cassirer, Horkheimer et Adorno », in Revue germanique internationale, 3, 1995, pp. 83-101.
3 E. Cassirer, La Philosophie des Lumières, traduction française de l’allemand avec une présentation par Pierre Quillet, Paris, Fayard, 1966, p. VII.
4 Cassirer revient sur « le problème Jean-Jacques Rousseau » dans son étude Das Problem Jean-Jacques Rousseau, exposée dans une conférence à la Société française de Philosophie en 1932 et publiée pour la première dans les Archiv für Geschichte der Philosophie, XLI, 1932, pp. 177-213, pp. 479-513. Il existe une traduction française par Marc de Launay, Le Problème Jean-Jacques Rousseau, avec une préface de Jean Starobinski, Paris, Hachette, 2006. Cassirer y met en lumière « le paradoxe central » de la pensée de Rousseau : « Comment le mal et le péché peuvent-ils être imputés à la nature humaine, si celle-ci, dans sa constitution primitive est libre de tout mal, de tout péché, s'il n'y a pas eu de corruption radicale ? ».
5 E. Cassirer, Substanzbegriff und Funktionsbegriff: Untersuchungen über die Grundfragen der Erkenntniskritik, Berlin, 1910 (trad. fr. Substance et Fonction, Paris, Minuit, 1977).

Synthèse:

Sur les traces du néo-kantisme de Marbourg6, Cassirer propose cette enquête sous la forme d’une « phénoménologie de l’esprit philosophique », dont La philosophie des Lumières constitue le moment culminant de la légitimation et de la défense de l’autonomie de la raison. Ainsi, reconstruit-il la philosophie des Lumières en unité dynamique, examinant dans sa totalité le développement historique de la pensée philosophique et scientifique de cette époque dans ses continuités et ses perspectives. Si en effet les Lumières poursuivent l’œuvre de la Renaissance et de l’humanisme, par-delà la Réforme, elles se réalisent dans « la révolution de la pensée » achevée dans la critique kantienne par l’affirmation de l’autonomie de la raison, « la suprême force de l’homme ».
Le refus par les philosophes des Lumières de l’esprit de système au profit d’un esprit systématique avisé capable d’agir avec énergie sur les données de l’expérience et de la raison marque selon Cassirer le tournant intellectuel de cette philosophie qui, écrit-il, « se développe en liberté et fait éclore dans son procès immanent la forme fondamentale de la réalité, la forme de tout être, naturel ou spirituel », semblable à « des chefs-d’œuvre textiles » dans lesquels le métier entrelace d’un seul coup mille fils.
Productivité de la philosophie des Lumières, force spirituelle de la pensée des philosophes de cette époque, nourrie par l’esprit de la philosophie du Grand Siècle et par la science newtonienne : dans les sciences de la nature, qu’elle ouvre à une intelligibilité toute rationnelle ; dans la théorie de la connaissance, dans laquelle la méthode de l’analyse procède du complexe des faits de l’expérience concrète au simple abstrait des idées plus générales suivant méthodiquement l’esprit dans ses opérations plus délicates sur les données transparentes des faits psychiques ; dans la religion, que la critique libère des éléments d’irrationalité et de superstition en en rétablissant l’authenticité – la méthode de Hume, écrit Cassirer, « n’est nullement caractéristique du XVIIIe siècle » (p. 193) -, et revendiquant le principe de la tolérance ; dans la politique, dans laquelle la philosophie affirme l’universalité de la loi naturelle et défend l’exercice des droits inaliénables et des devoirs du sujet moral ; dans l’esthétique, dans laquelle la norme classique du naturel cède enfin aux insistances du goût et à l’émergence du génie, ouvrant ainsi au subjectivisme de la fin du siècle. A Baumgarten d’en creuser les fondements théoriques. Avec Rousseau et Baumgarten, le passage au Romantisme est déjà ouvert.
Introduisant ces amples tableaux de La philosophie des Lumières, Pierre Quillet avait parlé d’une « théologie historique » des Lumières7 sous le signe de l'affirmation progressive de l'idéalisme critique8, dont Cassirer avait été dans cet ouvrage le théoricien et l’auteur. Pierre Quillet avait raison: La philosophie des Lumières apparaît comme un texte d'histoire de la philosophie dans lequel la « phénoménologie de l’esprit philosophique »  que Cassirer y propose se dessine selon les lignes d'une téléologie historique de la pensée, les idées des philosophes y apparaissant souvent comme des stades embryonnaires de la maturation de la philosophie critique. Mais La philosophie des Lumières est un texte qui dit aussi bien davantage: il est un texte qui constitue un témoignage vivant d'une raison militante qui affirme sa légitimité dans la recherche de la vérité et dans la quête du bonjeur. Sapere aude, écrivait Kant comme en résumant avec Horace les impératifs de cette philosophie. Sapere aude, repète Cassirer, relançant avec Kant cet impératif à ses contemporains comme à toute postérité jalouse de l’autonomie de la raison et de la critique par la raison. Il l’écrivait en 1932, un an avant la prise du pouvoir par Hitler.

6 P. Quillet, Présentation de l’édition française de La Philosophie des Lumières, op. cit., pp. 17-18.
7 P. Quillet, Présentation in E. Cassirer, La Philosophie des Lumières, Paris, Fayard, 1966, p. 27.
8 Ainsi dans son texte de 1902 Leibniz’ System in seinen wissenschaftlichen Grundlagen (Gesammelte Werke, Hamburg, Meiner Felix Verlag, 1988). Ainsi, dans son ouvrage monumental Das Erkenntnisproblem in der Philosophie und Wissenschaft der neueren Zeit, 4 vol., 1906, 1907, 1920 et 1950 (Gesammelte Werke, op. cit., 2000).

Dernière modification le jeudi, 18 février 2016