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Dorlin Elsa, La Matrice de la race : généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, La Découverte, 2006.

Dans cet ouvrage, Elsa Dorlin interroge la généalogie des concepts modernes de sexe et de race, en proposant une hypothèse selon laquelle leur rapport ne serait pas analogique, mais génétique, l'évolution du discours de la domination masculine à l'âge classique ayant mis en place les outils conceptuels du discours colonial raciste. Cette enquête, organisée autour du concept médical de tempérament, de sa critique et de ses métamorphoses, est attentive aux transformations et aux crises des rationalités dominantes, dont les incohérences offrent un point d'entrée privilégié dans la compréhension de leur fonctionnement.

La première partie de l'ouvrage, « Les maladies des femmes », dessine le paradigme médical de l'inégalité des sexes en cours jusqu'à l'âge classique, organisé autour de l'assignation aux femmes d'un tempérament froid et humide, jugé fondamentalement pathologique. Le féminin est ainsi défini comme par essence malsain, inachevé et impuissant, le masculin ayant le monopole de la santé. Le genre des traités sur les maladies des femmes, où s'élabore la notion d'hystérie comme emblème du corps féminin, participe de cette pathologisation. L'auteure montre comment ce système théorique s'accommode du contre-exemple des femmes sensuelles en les excluant de la féminité, renforçant par là même la stigmatisation du désir féminin comme anomalie.

La seconde partie, « L'engendrement de la nation », montre l'évolution du discours médical sur le tempérament féminin à partir du XVIIIe siècle, avec le passage d'un système humoral à un système fibrillaire. On voit apparaître le premier concept de santé féminine, dont la maternité est la norme. Ceci est lié selon l'auteure au contexte d'une politique nataliste contradictoire avec la pathologisation générale des femmes, ce qui explique également la confiscation progressive du savoir sur le corps des femmes par les médecins via leur critique des matrones, sage-femmes et nourrices : la médecine se constitue comme science en reléguant la femme au rang d'objet de savoir. Le discours médical sur l'engendrement d'une population saine ouvre alors aux première théories eugénistes et racialistes, où les catégories de sain et de malsain sont utilisées pour légitimer un rapport de domination entre les peuples.

La troisième partie, « La fabrique de la race », s'ouvre sur la nécessité pour les nations européennes de racialiser le concept de nation, pour rendre exportable dans les rapports colons / colonisés des rapports de domination jusque-là théorisés en termes de différences de climat. Tandis que la figure de la « mère » vient donner corps à une nation imaginée, le tempérament devient l'outil d'une naturalisation des différences entre les peuples et de leur hiérarchisation sur le modèle des tempéraments de sexe. L'auteure montre enfin comment le système plantocratique, appuyé sur le « code noir », a servi de laboratoire à une racialisation de la souveraineté nationale à la veille de la révolution française, introduisant la race au cœur de la définition de la nation à un moment crucial.

En conclusion, l'auteure, à partir de l'exemple des caraïbes noirs, pose les jalons d'une histoire de l'esclavage affranchie du point de vue racialiste.

Synthèse:

Dans cet ouvrage conceptuellement dense et reposant sur d'abondantes sources historiques, Elsa Dorlin montre le rapport génétique historique entre les systèmes catégoriels du sexisme et du racisme dans une perspective intersectionnaliste, démontrant comment des dispositifs conceptuels d'oppression qui apparaissent distincts sont en réalité liés entre eux. Son travail articule une enquête sur le temps long, selon un fil directeur interrogeant les changements internes au concept de tempérament, et des séquences courtes consacrées à des moments de crise des rationalités dominantes, où celles-ci sont confrontées à leurs incohérences internes. Celles-ci, mises en lumière par les outils d'analyse élaborés par l'auteure, permettent de voir à l’œuvre la construction des rationalités dominantes dans la manière dont elles surmontent les incohérences internes à leurs catégories, et servent ainsi de révélateurs d'un discours en train de se produire.

Elsa Dorlin se place dans la lignée de l'histoire politique des sciences telle que définie par Michel Foucault, en ce qu'elle considère que les objets de l'histoire des sciences médicales ne sont pas compréhensibles en-dehors des enjeux sociaux et des rapports de pouvoir qui les traversent et les constituent. Donnant accès aux méthodes de sa démarche avec beaucoup de clarté, Elsa Dorlin fournit les outils d'une épistémologie historique des rapports de domination. Son travail montre de façon brillante, en assumant sa propre démarche interprétative, comment se construit un système d'interprétation du réel, quelle en est la portée politique, et comment le déconstruire.

Dernière modification le vendredi, 08 avril 2016